Par Me Félix-Antoine T. Doyon

Jeudi dernier, on apprenait que le montréalais Abousfian Abdelrazik a réussi à faire radier son nom de sur la « liste noire » du Conseil de sécurité. L’inscription de son nom en 2006 a eu des répercussions énormes sur lui. Effectivement, en plus de ne pas pouvoir voyager, aucune personne n’avait le droit de transiger avec lui, son compte bancaire étant gelé. Dans le cadre de ce billet, je me pencherai sur le processus juridique qui a caractérisé d’une part, l’inscription et d’autre part, la radiation de son nom de sur la « liste noire ». Enfin, je vous ferai part de certains problèmes qui sont relatifs à la légitimité constitutionnelle du processus qui a mené à l’inscription d’Abousfian Abdelrazik sur la « liste noire ».

L’inscription d’Abousfian Abdelrazik sur la « liste noire » du Conseil de sécurité

En vertu du chapitre VII de la Charte des N.U., le conseil de sécurité (dont nous avons traité dans ce billet) prend des décisions – sur le plan international –  qui ont un effet obligatoire sur tous les pays membres de l’ONU. L’art. 41 de la Charte des N.U. stipule ce qui suit :

41.       Le Conseil de sécurité peut décider quelles mesures n’impliquant pas l’emploi de la force armée doivent être prises pour donner effet à ses décisions, et peut inviter les membres des Nations Unies à appliquer ces mesures.

Les décisions prises par le Conseil de sécurité se font par l’entremise de « résolutions ». Dans le cas d’Abousfian Abdelrazik, une décision particulière nous intéresse : la Résolution 1267 (1999).

Le régime de la Résolution 1267

La Résolution du conseil de sécurité 1267 a été adoptée en 1999. Elle a crée le Comité du Conseil de sécurité qui est chargé de mettre sur une « liste noire » les gens qui sont affiliés au régime Taliban afin de leur imposer des sanctions. Le régime de ces sanctions a été modifié et renforcé par des résolutions ultérieures[1] de sorte que les sanctions s’appliquent désormais aux personnes et entités associées à Al-Qaida où qu’elles se trouvent. D’ailleurs, les médias ont récemment parlé de la Résolution 1989 (2011), car c’est elle qui stipule que la liste des sanctions inclura les noms seuls des individus, groupes, entreprises et entités associés à Al-Qaida, d’où la présence spécifique d’Abousfian Abdelrazik sur la « liste noire »[2]. Le processus qui a mené à l’inscription de ce dernier remonte à 2006.

2006:         En juillet 2006 le United States Department of the Treasury a désigné Abousfian Abdelrazik comme un partisan d’Al-Qaida. Selon le Globe and Mail, les États-Unis croyaient qu’il entretenait des liens directs avec un lieutenant d’Oussama ben Laden. Les États-Unis ont donc soumis le nom du montréalais au Conseil de sécurité, lequel a pris la décision de l’inscrire sur leur « liste noire ».

Le régime de sanction auquel était assujetti monsieur Abdelrazik se résumait comme suit :

Ø  Gel des avoirs;

Ø  Interdiction de voyager;

Ø  Embargo sur les armes.

Le régime de sanctions qui est relatif à la Résolution 1267 a été adopté par le Conseil de sécurité, une entité internationale. Bien qu’elle soit considérée comme ayant le pouvoir de légiférer pour le monde entier, le principe de la souveraineté internationale (que nous avons abordé dans ce billet) exige que chaque pays intègre dans sa législation les décisions prises par le Conseil. À cet effet, les articles 25 et 48 de la Charte des N.U. prévoient respectivement ce qui suit :

            25.      Les Membres de l’Organisation [notamment le Canada] conviennent d’accepter et d’appliquer les décisions du Conseil de sécurité conformément à la présente Charte.

            48.      Les mesures nécessaires à l’exécution des décisions du Conseil de sécurité pour le maintien de la paix et de la sécurité internationales sont prises par tous les membres des Nations Unies […].

Par conséquent, afin de se conformer à ses obligations internationales, le Canada a adopté, il y a plusieurs années, la Loi sur les Nations Unies.

La Loi sur les Nations Unies : Intégration du régime de la Résolution 1267 au Canada

La Loi sur les Nations Unies donne effet aux obligations du Canada qui émanent du Conseil de sécurité. Plus précisément, l’art. 2 de la loi permet au gouvernement de faire des décrets et des règlements ayant pour objet d’appliquer les diverses résolutions prises sous l’égide de l’art. 41 de la Charte des N.U. :

            2.        Le gouverneur en conseil peut prendre les décrets et règlements qui lui semblent utiles pour l’application d’une mesure que le Conseil de sécurité des Nations Unies, en conformité avec l’Article 41 de la Charte des nations unies […], invite le Canada à mettre en œuvre pour donner effet à l’une de ses décisions.

Ainsi, le gouvernement n’est aucunement tenu d’obtenir l’approbation du Parlement lorsqu’il « légifère » conformément à ce dernier article[3]. Par conséquent, c’est dans le cadre de l’application de la Loi sur les Nations Unies que prend effet le régime de sanctions qui sous-tendent la Résolution 1267. Un règlement a aussi été adopté afin que le Canada puisse se conformer aux nombreuses résolutions qui ont suivi l’adoption de la Résolution 1267 : le Règlement d’application des résolutions des Nations Unies sur Al-Qaïda et le Taliban (ci-après Règlement 1267).

La radiation d’Abousfian Abdelrazik de sur la « liste noire » du Conseil de sécurité

L’art. 5.3(1) du Règlement 1267 permet d’entreprendre une procédure afin de faire radier un nom qui se trouve sur la « liste noire » du Conseil de sécurité.

            5.3(1).Tout Canadien ou toute personne se trouvant au Canada qui affirme n’être ni Oussama ben Laden ou un de ses associés ni une personne liée au Taliban peut présenter au ministre une demande écrite afin d’être radié de la liste du Comité du Conseil de sécurité conformément aux Directives du Comité du Conseil de sécurité.

Ces Directives du Comité du Conseil de sécurité permettaient à Abousfian Abdelrazik, notamment, soit de demander le soutien du Canada pour que celui-ci fasse les démarches que requérait la radiation de son nom de sur la « liste noire », ou soit de faire lui-même les démarches appropriées auprès du Conseil de sécurité. Abousfian Abdelrazik a fait les démarches suivantes afin d’obtenir la radiation de son nom :

2007:         En octobre 2007, le montréalais a demandé l’aide du Canada en vue de faire radier son nom de sur la « liste noire » du Conseil de sécurité. Après l’obtention de rapports de la GRC et du SCRS indiquant  que monsieur n’était pas impliqué dans aucune activité criminelle ou terroriste, le Canada a accepté de transmettre une demande de radiation au Comité du Conseil de sécurité. Or, ce dernier, en décembre 2007, a refusé la demande de radiation, en ne donnant aucun motif.

2010:        En mai 2010, conformément au para. 25 de la Résolution 1822 (2008) qui a été adoptée dans le cadre de la Résolution 1267 (1999), le Comité du Conseil de sécurité a révisé le nom d’Abousfian Abdelrazik pour finalement conclure que son nom devait demeurer sur la « liste noire ».

2011:        En juin 2011, un groupe de défenseurs d’Abousfian Abdelrazik a pris le chemin des Nations Unies afin de le faire radier de sur la « liste noire ». À la fin de novembre 2011, Paul Champ a réussi personnellement à obtenir la radiation du nom de son client.

Conclusion : le régime de la Résolution 1267 inconstitutionnel?

Le régime de la Résolution 1267 pris par le Conseil de sécurité fait l’objet de plusieurs remises en question lorsqu’on l’analyse eu égard au droit international, plus particulièrement eu égard au Droit de l’Homme. Cependant, les tribunaux canadiens, par exemple, n’ont pas la juridiction de vérifier la légalité ainsi que le maintien de la « liste noire » au Conseil de sécurité. Les tribunaux canadiens sont cependant juridictionnellement capables de déterminer si le régime qui donne effet à la Résolution 1267 ici au Canada, est constitutionnel, ou pas. Autrement dit, les tribunaux canadiens ont la faculté de juger si le Règlement 1267 se conforme aux garanties procédurales les plus fondamentales de notre système de justice.

D’ailleurs, les médias nous apprenaient qu’Abousfian Abdelrazik, en plus d’intenter une poursuite en dommage pour 27 millions, a défié la constitutionnalité du régime. En effet, il semble on ne peut plus clair que le Règlement 1267 met en jeu l’article 7 de la Charte, et ce, compte tenu de la restriction à la liberté de monsieur qu’engendrent les sanctions (gel des avoirs et interdiction de voyager). Il s’agira de déterminer si la restriction à sa liberté se conforme aux principes de justice fondamentale. Cependant, une courte analyse des règles régissant le régime incite plusieurs juristes à ne pas croire en une telle conformité. D’ailleurs, le juge Zinn dans Abdelrazik v. Canada (Minister of Foreign Affairs), au para. 51, a mentionné ce qui suit :

            51.      I add my name to those who view the 1267 Committee regime as a denial of basic legal remedies and as untenable under the principles of international human rights. There is nothing in the listing or de-listing procedure that recognizes the principles of natural justice or that provides for basic procedural fairness[4].

Maintenant, le régime se justifie-t-il, le cas échant, dans le cadre d’une société libre et démocratique (test de l’art. 1 de la Charte)? L’analyse de certains autres mécanismes relatifs au droit de la sécurité nationale incite également certains juristes à conclure négativement. Effectivement, l’inscription de certaines personnes soupçonnées d’activités terroristes sur la liste créée en vertu du Règlement d’application des résolutions des Nations Unies sur la lutte contre le terrorisme nous suggère que le processus qui émane du Règlement 1267 ne respecte pas « l’équilibre des alternatives » qui doit régner dans le cadre d’une société libre et démocratique.

En conclusion voici quelques faits intéressants relativement au régime de la résolution 1267 qu’a adoptée le Conseil de sécurité en 1999 :

·    En Europe, on a invalidé la législation qui a implanté le régime de la Résolution 1267 dans certains pays;

·    La Suisse a récemment modifié son régime de façon à offrir à la personne visée par le régime de la Résolution 1267, des garanties procédurales plus acceptables;

·    Dans le passée, le Canada a déjà été en contravention de ses obligations internationales qui découlent de la Résolution 1267. En effet, après avoir retiré Liban Hussein de la liste qui découle du Règlement d’application des résolutions des Nations Unies sur la lutte contre le terrorisme, le Canada a décidé aussi de l’exempter des sanctions qu’occasionnait l’inscription de son nom sur la « liste noire » du Conseil de sécurité. Tout comme dans le cas d’Abousfian Abdelrazik, le Gouvernement canadien n’avait aucune preuve démontrant qu’il était relié à des activités terroristes.


[1] Voir RCS 1333 (2000), 1390 (2002), 1455 (2003), 1526 (2004), 1617 (2005), 1735 (2006), 1822 (2008), 1904 (2009) et 1989 (2011).

[2] Au moment de l’écriture de ces lignes, la liste comporte 252 personnes.

[3] Le Parlement peut cependant décider, dans les 40 jours, d’annuler le décret ou le règlement qu’a adopté le gouvernement. Voir art. 4 de la Loi sur les Nations Unies.

[4] Abderrazik v. Canada (Minister of Foreign Affairs) 2009 FC 580.