Jomphe c. R., 2017 QCCS 2495

L’appelant soutient que le juge d’instance a eu raison de reconnaître une violation de ses droits, mais qu’il a eu tort de ne pas en prononcer l’exclusion de la preuve selon l’article 24(2) de la Charte.

 

Analyse et décision

[9]         Tel que mentionné précédemment, le juge d’instance a conclu que l’interception de l’appelant par les policiers a été faite en violation de l’article 9 de la Charte.

[10]      En appel, l’intimée conteste cette appréciation et soutient que bien qu’après avoir activé leurs gyrophares les policiers ont retenu l’appelant, celui-ci n’était pas détenu au sens de la Charte.

[11]      La question de déterminer si la seule activition des gyrophares entraînait la détention de l’appelant est intéressante. Est-ce plutôt après que les policiers aient détecté les symptômes de facultés affaiblies par l’alcool de l’appelant que sa détention est survenue? Encore une fois, bien que la question soit intéressante, il n’est pas nécessaire ici d’y répondre.

[12]      En effet, le Tribunal estime que même si l’interception de l’appelant était arbitraire, le juge d’instance a eu raison, en application du test de l’arrêt Grant, de ne pas exclure la preuve et de trouver l’appelant coupable de l’infraction reprochée.

[13]      À cet égard, le Tribunal suit la démarche adoptée par notre collègue, le juge Guy Cournoyer, dans un jugement auquel réfère l’appelant, alors qu’il s’exprime en ces termes :

[10]            Par ailleurs, le Tribunal estime qu’il est inutile de procéder à une fine analyse de la conclusion de la juge d’instance au sujet de l’interception arbitraire car même en la tenant pour acquise, l’exclusion de la preuve n’est pas justifiée selon le par. 24(2).[3]

[14]      Dans cette dernière affaire, le juge Cournoyer applique l’article 24(2), conclut à une violation mineure des droits de monsieur Gauthier qui était accusé d’avoir conduit son automobile avec une alcoolémie dépassant 80 milligrammes par 100 millilitres de sang. En conséquence, il annule le verdict d’acquittement prononcé par le juge d’instance et ordonne la tenue d’un nouveau procès.

[15]      Le juge Cournoyer retient que l’intérêt de la société dans un jugement au fond dicte l’admission de l’échantillon d’haleine. Il estime que la violation mineure ne déconsidère pas l’administration de la justice.

[16]      Dans l’arrêt Côté, le juge Cromwell de la Cour suprême du Canada rappelle qu’une déférence doit être accordée à l’évaluation, par le juge d’instance, de ce qui peut déconsidérer l’administration de la justice au sens de l’article 24(2) de la Charte :

[44]      La norme de contrôle applicable à la détermination, par le juge du procès, de ce qui, suivant le par. 24(2), est susceptible de déconsidérer l’administration de justice eu égard aux circonstances, n’est pas controversée.  La Cour l’énonce dans Grant, puis la confirme dans R. c. Beaulieu2010 CSC 7 (CanLII), [2010] 1 R.C.S. 248.  Lorsque le juge du procès a pris en compte les considérations applicables et n’a tiré aucune conclusion déraisonnable, sa décision justifie une grande déférence en appel (Grant, par. 86, et Beaulieu, par. 5).[4]

[17]      Dans la présente affaire, pour en arriver à sa conclusion, le juge d’instance a appliqué les critères de l’arrêt Grant[5] tel qu’établis par la Cour suprême du Canada :

[64]        L’examen porte sur trois questions :

  1.     La gravité de la conduite attentatoire de l’État;
  2.     L’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte;
  3.     L’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond.

[18]      Quant à l’application du premier critère, le juge d’instance l’analyse ainsi :

[68]      Pour répondre de la gravité de la conduite attentatoire, le Tribunal estime important de revenir sur les circonstances ayant mené à l’interception de M. Jomphe.

[69]      D’une part, le témoignage de l’agente Gagnon établit qu’elle n’a pas agi de mauvaise foi. Son intervention policière ne se basait pas uniquement sur une simple intuition. En fait, elle considérait la situation anormale vu l’heure et l’endroit isolé à cause de vols et de méfaits survenus par le passé. D’ailleurs, elle revenait à peine de faire une vérification des installations pour s’en assurer.

[70]      Or, malgré que le Tribunal ait conclu que l’interception constituait une violation en vertu de la Charte, il est d’avis que l’agente Gagnon croyait agir en fonction des pouvoirs qui lui étaient dévolus, notamment de prévention du crime. Si, par exemple, l’interception avait eu lieu dans un centre-ville ou un quartier résidentiel, le Tribunal aurait conclu de façon différente.

[71]      Au surplus, notons que la détention arbitraire fut très brève, ne serait-ce que quelques secondes. Aucune parole ne fut même prononcée par les policiers à l’endroit de M. Jomphe. Les circonstances permettent de conclure qu’il ne s’agit certainement pas d’un mépris flagrant pour les droits garantis par la Charte.

[72]      De même, citant l’arrêt Shepherd[6], les juges McLachlin et Charron dans l’arrêt Grant font le constat suivant :

En troisième lieu, on a reproché au critère d’admissibilité de la preuve corporelle axé sur la mobilisation de l’accusé contre lui-même de produire parfois des résultats aberrants en pratique, entraînant l’exclusion en application du par. 24(2) d’éléments de preuve qui, en principe, devraient être utilisés : voir Dolynchuk; R. c. Shepherd2007 SKCA 29 (CanLII), 218 C.C.C. (3d) 113 (la juge Smith, dissidente), conf. par, 2009 CSC 35 (CanLII), [2009] 2 R.C.S. 527 (rendu simultanément au présent arrêt; et R. c. Padavattan (2007), 2007 CanLII 18137 (ON SC), 223 C.C.C. (3d) 221 (C.S.J. Ont.), le juge Ducharme. Par exemple, des échantillons d’haleine produits en preuve dans des affaires de conduite avec facultés affaiblies ont souvent été écartés automatiquement alors que la violation était mineure et qu’elle n’était pas réellement susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, tandis que, dans d’autres types d’affaires – comportant notamment la saisie de drogues illégales en violation de l’art. 8 – les éléments de preuve ont été utilisés malgré des violations plus graves, parce qu’ils n’avaient pas été obtenus en mobilisant l’accusé contre lui-même. On peut estimer avec raison que cette incongruité manifeste est préoccupante.

 [73]      Conséquemment, les circonstances particulières de la présente affaire rendent la violation moins inacceptable et l’atteinte moins sévère. Cela milite en faveur de l’admission de la preuve.

[19]      Quant au deuxième critère, le juge d’instance affirme :

[74]        Quant à l’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte, il faut rappeler que la prise d’un échantillon d’haleine constitue un procédé qui n’est pas le plus intrusif.

[75]        À cet égard, l’atteinte minimale à l’intégrité corporelle et à la dignité de M. Jomphe milite en faveur de l’admissibilité des résultats obtenus.

[76]        Il n’est pas inutile non plus de rappeler qu’il existe une différence marquée entre l’atteinte de la vie privée dans une maison d’habitation et celle dans un véhicule automobile.

Références omises

[20]      Quant au troisième critère, le premier juge retient à raison que l’admissionn d’une telle preuve fiable est nécessaire afin de répondre à l’intérêt du public à ce que les affaires soient jugées au fond, notamment dans le contexte d’une accusation de conduite avec facultés affaiblies.

[21]      Tel que mentionné précédemment, la mise en balance de tous les facteurs amène le premier juge à conclure que l’utilisation en preuve de l’échantillon d’haleine n’est pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice et que c’est plutôt son exclusion qui risquerait de jeter un discrédit sur la considération à long terme du public envers le système judiciaire.

[22]      Le Tribunal partage la position du juge d’instance.

[23]      Dans R. c. Proulx[7], la Cour d’appel casse un jugement rendu par la Cour supérieure qui maintient celui d’un juge d’instance dans un dossier de conduite avec facultés affaiblies. Dans cette affaire, le juge de la Cour supérieure avait maintenu l’exclusion de la preuve prononcée par le juge d’instance en raison d’une violation de ses droits.

[24]      À cet égard, la Cour d’appel s’exprime comme suit :

[9]         Dans le cas présent, le juge de première instance commettait une erreur manifeste en déterminant que les éléments de preuve découverts lors de l’interception de l’intimé étaient insuffisants pour constituer des motifs raisonnables, n’acceptant de n’y voir que des soupçons.

[10]            Par ailleurs, si la Cour avait eu à se prononcer sur l’exclusion de la preuve au regard de l’arrêt Grant, elle aurait, de toute façon, été d’avis qu’il ne convenait pas d’exclure un élément de preuve d’une grande fiabilité (certificat du technicien). C’est plutôt l’exclusion de cette preuve qui aurait déconsidéré l’administration de la justice, compte tenu de la gravité des infractions en cause.

Nos soulignements

[25]      Ainsi, même en concluant ici, pour les seules fins de l’exercice, à une violation par les policiers des droits de l’appelant, il n’y a pas lieu d’intervenir quant à la conclusion du premier juge d’admettre la preuve recueillie dans des circonstances qui ne déconsidèrent pas l’administration de la justice.

[26]      Eu égard à ce qui précède, LE TRIBUNAL :

[27]      REJETTE l’appel logé par l’appelant;

[28]      AVEC FRAIS DE JUSTICE.