R. c. St-Yves, 2018 QCCQ 8510

La poursuivante reproche à Philippe St‑Yves, l’accusé, d’avoir conduit un véhicule à moteur le 24 novembre 2016 alors qu’il lui était interdit de le faire. Il y a admission selon laquelle, à cette date, l’accusé est soumis à une ordonnance d’interdiction de conduire émise en vertu de l’article 259 du Code criminel. C’est l’identité de l’accusé à titre de conducteur du véhicule à cette date qui est en litige.

DISCUSSION ET ANALYSE

[12]   Comme les éléments constitutifs d’une infraction, la preuve d’identification de l’auteur d’une infraction peut se faire par une preuve directe ou par une preuve circonstancielle.

[13]   La preuve d’identification par témoin oculaire est l’une des manières utilisées lors des enquêtes policières et, par la suite, présentées lors du procès d’un accusé.

[14]   Par contre, comme le souligne la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Burke[2] : « le Tribunal doit être conscient des faiblesses inhérentes de la preuve d’identification par témoin oculaire, qui découlent de la réalité psychologique selon laquelle l’observation et la mémoire humaine ne sont pas fiables. »

[15]   En outre, il est également reconnu que la confiance affichée d’un témoin oculaire n’est pas un gage de fiabilité[3]. Dans ce contexte, la valeur probante de cette preuve ne doit pas reposer que sur un test de crédibilité du témoin. Le Tribunal doit aussi rechercher des indices de fiabilité objective qui soutiennent l’identification oculaire.

[16]   Il n’y pas de méthode unique d’évaluation de cette fiabilité objective. Par contre, un examen méticuleux et rigoureux des circonstances dans lesquelles les observations et l’identification ont initialement été faites par le témoin oculaire est approprié et même opportun. À cela, il faut aussi porter une attention particulière sur les éléments de preuve indépendants qui supportent ou confirment l’identification oculaire.

[17]   Il va de soi que tous les facteurs en lien avec les observations sont pertinents. Il n’existe aucune liste exhaustive de facteurs. Par contre, certains facteurs sont plus communs tels que : la durée de l’observation, la distance, l’éclairage, les obstacles à la vue, le niveau de détails, le fait de reconnaître quelqu’un, l’aspect physique, le temps écoulé entre le moment de l’observation et le moment de la description, etc.

[18]   En l’espèce, le Tribunal souligne à nouveau que l’agent Lemieux affirme avec « certitude » que c’est bel et bien l’accusé qui conduit le véhicule le 24 novembre 2016, vers 14 h 05, à l’intersection du boulevard St‑Jean et du boulevard des Chenaux. Il l’observe pendant plus ou moins 4 secondes et il se trouve à une distance d’environ 10 pieds. Il est au volant de son véhicule personnel, un camion, et l’autre conducteur, au volant d’un véhicule blanc muni d’une plaque immatriculée […].

[19]   D’ailleurs, selon l’agent, c’est ce numéro de plaque qui attire son attention et qui fait en sorte qu’il se rappelle une intervention auprès de l’accusé le 10 juillet précédent impliquant un véhicule similaire.

[20]   L’agent Lemieux reconnaît l’accusé à l’audience. La description physique qu’il donne est compatible avec l’accusé.

[21]   Dans ce contexte, sommes-nous en présence d’indices de fiabilité objective suffisants pour conclure hors de tout doute raisonnable que c’est bel et bien l’accusé qui conduit un véhicule le 24 novembre 2016?

[22]   Le Tribunal répond par la négative à cette question.

[23]   Pour commencer, la poursuivante suggère au Tribunal d’attribuer au témoignage de l’agent une fiabilité supplémentaire par rapport à un témoin ordinaire. Elle soumet que, par ses fonctions, il est plus expérimenté en termes d’observation. D’ailleurs, elle souligne que l’agent Lemieux reconnaît encore une fois l’accusé, mais cette fois le 10 mars 2017 lors de l’exécution du mandat.

[24]   Le Tribunal ne peut prêter foi à cette affirmation. Ce n’est pas parce que l’agent Lemieux est policier qu’il est automatiquement plus fiable. L’appréciation de son témoignage est soumise aux mêmes règles que tout témoin. Ses capacités d’observation, sa mémoire et la compatibilité de son témoignage avec les autres faits qui caractérisent le dossier à l’étude sont des éléments d’analyse à l’égard de tout témoin.

[25]    Son expérience personnelle et professionnelle peut certainement lui profiter dans son témoignage, mais elle ne constitue pas à elle seule un facteur de fiabilité automatique.

[26]   Par la suite, la preuve révèle que l’agent Lemieux n’a pris aucune note des faits constatés à l’intersection. Il témoigne de mémoire sur les faits allégués précédemment, mais n’est pas en mesure d’affirmer qu’elle est la température extérieure et le niveau de luminosité lors de la journée automnale du 24 novembre 2016.

[27]   De plus, il n’a aucun souvenir sur la possibilité que le conducteur du véhicule voisin à l’intersection puisse porter des lunettes et même de la couleur de son gilet, le cas échéant.

[28]   À eux seuls, ces derniers éléments démontrent les faiblesses inhérentes de la preuve d’identification par témoin oculaire soulignées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Burke[4]. L’agent Lemieux mémorise les faits qui représentent pour lui‑même des indices d’identification.

[29]   L’agent Lemieux a choisi de ne pas intercepter le conducteur pour des motifs qui lui sont propres. Par contre, dans le contexte où le litige actuel ne porte que sur l’identification, cette démarche aurait été objectivement plus que pertinente. L’identité du conducteur aurait été non équivoque.

[30]   À ces éléments, s’ajoute le fait que la preuve ne fait référence qu’à un véhicule similaire entre l’intervention de juillet, novembre et l’arrestation en mars 2017.

[31]   Pour le Tribunal, un véhicule similaire n’est pas un véhicule identique. S’il est identique, la preuve démontre la présence de vitre teintée suffisante pour qu’un avis de non-conformité soit émis à l’accusé par l’agent Lemieux lui-même. Il y a manifestement de l’incohérence dans l’appréciation de cet élément factuel. Il ne s’agit pas d’un indice fiable et objectif favorable à l’identification de l’accusé comme conducteur.

[32]   Enfin, le Tribunal indique que la preuve aurait pu être complétée par d’autres éléments de preuve pouvant constituer des indices de fiabilité objectifs et ainsi supporter l’identification oculaire.

[33]   Par exemple, à ce titre, le Tribunal souligne la possibilité d’obtenir plus de précisions sur l’identité du propriétaire de l’immatriculation […] et du véhicule, et de faire témoigner ces mêmes propriétaires sur les points suivants : connaissance et lien avec l’accusé; a-t-il prêté la plaque d’immatriculation et/ou le véhicule à l’accusé? Si oui, quand? À quelle heure et pour faire quoi?

[34]   À ces éléments, le Tribunal ne peut rejeter le témoignage de l’accusé qui nie formellement avoir conduit un véhicule en date du 24 novembre 2016.

[35]   Il affirme qu’à cette époque, il travaille comme mécanicien et son horaire est de 8 h à 16 h 30 ou 17 h 30 du lundi au vendredi.

[36]   Certes, l’accusé fait preuve d’hésitations lorsqu’il est questionné sur les achats de véhicules, mais pour le Tribunal cela est insuffisant pour exclure l’ensemble de son témoignage, d’autant plus qu’il offre des explications cohérentes et non superficielles sur la méthode qu’il prend pour se déplacer au travail et des démarches qu’il entreprend pour munir un véhicule d’un éthylomètre.

[37]   En somme, pour le Tribunal, l’ensemble de la preuve ne permet pas de conclure hors de tout doute raisonnable que c’est bel et bien l’accusé qui conduit un véhicule le 24 novembre 2016.

[38]   Un doute raisonnable subsiste dans l’esprit du Tribunal et ce doute doit profiter à l’accusé.

POUR TOUS CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

ACQUITTE l’accusé de l’infraction reprochée.