Le 31 mai 2011, la Cour supérieure a rendu une décision relativement au dossier de l’Opération SharQc : 31 personnes, incluant des membres et des sympathisants des Hells Angels sont libérés, bénéficiant d’une suspension définitive des procédures[1]! Le juge a également annulé les accusations de gangstérisme et de stupéfiants déposées contre les 124 autres accusés.

Contexte

Le 15 avril 2009, une vaste opération baptisée SharkQc avait été menée au Québec. En tout, 156 mandats d’arrestations avaient été lancés contre des membres et des sympathisants présumés de groupes de motards criminels. Plus de trois années d’enquête ont été nécessaires pour mener l’opération et au final, 155 personnes ont fait l’objet d’une arrestation. Cependant, le 7 février 2011, une requête en arrêt des procédures a été déposée invoquant notamment que les délais d’attente de procès auraient pour effet de ne pas offrir un procès juste et équitable aux accusés qui seraient jugés les derniers.

Décision

Il est important de comprendre que ce n’est pas la faiblesse de la preuve en soit qui est remise en cause ici, mais bien l’incapacité du système à gérer toute l’affaire! En bref, le juge invoque l’incapacité de juger les prévenus dans un délai raisonnable. Ce droit fondamental prend source à l’article 11 b) de la Charte qui se lit ainsi :

« Tout inculpé a le droit :

[…]

b) d’être jugé dans un délai raisonnable. »

En droit, et pour résumé, le test pour déterminer si un délai est déraisonnable s’analyse sous l’angle de quatre facteurs[2].

1.      La longueur du délai

Ce facteur oblige la Cour à examiner la période qui court de l’accusation jusqu’à la fin du procès. Cet examen ne doit être entrepris que si la période est suffisamment longue pour soulever des doutes quant à son caractère raisonnable.

En l’espèce, le juge a considéré qu’étant donné que les 11 procès auraient duré au moins deux ans et que les infrastructures actuelles ne permettent pas d’en tenir plus de deux à la fois, ce n’est pas avant 2023 que les derniers procès auraient pris fin!

2.      La renonciation

Dans le calcul du délai, on ne peut imputer à la poursuite le fait que l’accusé ait renoncé à un délai raisonnable. Par exemple, l’inculpé qui demande et obtient un ajournement est considéré comme ayant renoncé au délai qui sera ainsi causé[3].

3.      Les raisons du délai

Dans l’arrêt Morin, précité, on a identifié cinq catégories de délai dont deux ici selon moi sont pertinents aux fins de mon résumé.

3.1              Les délais inhérents

Toutes les infractions comportent certaines exigences inhérentes en matière de délais qui retardent inévitablement l’affaire. La complexité du procès est une exigence qui a souvent été mentionnée. Ainsi, une affaire plus compliquée demandera plus de temps de préparation à l’avocat et le procès durera plus longtemps une fois qu’il sera commencé. De conclure la Cour dans l’affaire Morin : « [l]es délais inhérents à la nature de ces affaires permettront d’excuser des délais plus longs que pour des affaires moins complexes »[4].

Intéressant

3.2              Les limites des ressources institutionnelles

Le délai institutionnel ou systémique a été défini comme étant la période qui commence lorsque les parties sont prêtes pour le procès, mais le système ne peut leur permettre de procéder.

À titre indicatif, les tribunaux considèrent qu’une période de 6 à 8 mois demeure pertinente dans l’évaluation d’un délai raisonnable, bien que, précise-t-ils, cette période  n’a pas pour but d’être traitée comme un délai de prescription et un délai strict. Rappelons qu’en l’espèce, on parle d’un délai de 10 ans… ce qui est à la lumière des principes véhiculés en jurisprudence, complètement déraisonnable! Maintenant, je me permets de vous citer textuellement ce que la Cour dans l’affaire Morin nous a enseigné en matière de délai raisonnable. Ce passage est très intéressant dans les circonstances.

« Comment pouvons-nous concilier la demande que des procès soient tenus dans un délai raisonnable dans un monde imparfait où les ressources sont rares? Bien qu’il faille tenir compte du fait que les fonds de l’État ne sont pas illimités et que d’autres programmes gouvernementaux sont en concurrence pour obtenir les ressources disponibles, on ne peut utiliser cet argument pour enlever toute la signification de l’al. 11b). La Cour ne peut pas simplement accepter la répartition des ressources par le gouvernement et déterminer en conséquence la longueur du délai acceptable. Il faut évaluer l’importance qu’il convient d’accorder à la pénurie des ressources en tenant compte du fait que le gouvernement a l’obligation constitutionnelle d’attribuer des ressources suffisantes pour prévenir tout délai déraisonnable, qui est distincte d’un grand nombre d’autres obligations qui sont en concurrence avec l’administration de la justice pour obtenir des fonds. Après une certaine période, la cour ne peut plus tolérer de délai fondé sur l’argument des ressources inadéquates »[5].

Voila ce qui explique sans doute la sévère critique à l’égard du Ministère public : « Si le directeur ne procède pas à une analyse de la capacité, pour le système de justice de traiter le nombre d’accusés prévues, il risque d’obtenir les mêmes résultats qu’aujourd’hui », le juge a-t-il prévenu.

4.      Le préjudice

Il s’agit du facteur le plus important du test. Il faut démontrer que le long délai est préjudiciable à l’accusé. À cet effet, les tribunaux nous enseignent que l’on peut déduire de la longueur du délai qu’il y a eu préjudice. Plus le délai est long, plus il est vraisemblable de conclure à un tel préjudice.

Mon commentaire

Quoi dire de plus …

Je crois qu’en dépit de tout ce qui précède, nul ne peut prétendre que la décision est conforme au concept de Justice auquel la majorité d’entre nous croit, même si cette décision semble – du moins jusqu’à temps qu’un juge de la Cour d’appel se prononce – tout à fait conforme au droit. Et à ce sujet d’ailleurs, Paul Michaud le disait : « La justice n’est jamais si mal servie que lorsqu’elle est déposée entre les mains de qui n’a rien d’autre que le Droit ».

Eu égard à ce qui précède, je vous invite tout de même à avoir la réflexion suivante. Effectivement, une foule de personnes se feront juger demain pour des accusations beaucoup moins graves que celles portées contre les Hells, alors que ceux-ci semblent s’en être tirés à très bon compte! Et oui c’est à prime à bord totalement injuste! Mais nous vivons dans un système à l’intérieur duquel nous sommes justes, même envers les délinquants. Donc les droits doivent être les même pour tout le monde. Ainsi donc, mettons-nous dans la position suivante.

Monsieur Toutlemonde, qui est à sa première offense, est accusé via un acte d’accusation d’avoir conduit un véhicule en état d’ébriété et d’avoir causé des lésions corporelles (passible d’une peine d’emprisonnement maximal de 10 ans).

Est-ce juste et raisonnable, pour tout ce que Monsieur Toutlemonde engendre comme coût à la société (et pour lui-même), de le détenir pendant 10 ans en attendant son procès pour finalement le condamner à une peine d’emprisonnement de 6 ans… où encore pire, l’acquitter? Évidemment, on ne peut accepter une telle situation. Et si l’on ne peut l’accepter pour Monsieur Toutlemonde, on ne peut pas non plus l’accepter pour un membre des Hells! En d’autres termes, on ne pourrait tolérer « deux poids deux mesures ».

« Le problème ici c’est que le système de justice actuelle a été conçu au départ pour ne juger qu’un, deux ou trois individus à la fois »[6]. Autrement dit, et comme la Cour supérieure le dicte, il faut certes remettre en question nos choix politiques en matière de Justice et adapter les nouvelles réalités au système judiciaire. Et évidemment, je suis l’un de ceux qui croient qu’il y a un manque flagrant de ressources présentement, à commencer par des Procureurs de la Couronne!  Cependant, il n’en demeure pas moins que les tribunaux devront eux aussi adapter le Droit à la réalité des enquêtes d’aujourd’hui, et je crois que l’on en discutera lors de l’appel de la décision. Car peu importe les décisions politiques qui eurent été prises, la situation à laquelle les acteurs du système judiciaire sont confrontés est exceptionnelle! Je vous laisse le constater…

La preuve SharQc en chiffres :

–          Plus de 4 millions de fichiers

–          565 000 fichiers PDF

–          3 millions d’images

–          24 000 fichiers audio

–          74 projets d’enquête

Ce qui représente selon les avocats de la défense plus de 7 ans de visionnement de papier d’une hauteur de 145 km, c’est-à-dire 371 fois l’Empire State Building de New York[7]!

Par Me Félix-Antoine T. Doyon


[1] Contrairement à ce que certains médias véhiculent, les individus ici ne sont pas acquittés, car un acquittement est le fait de déclarer non coupable une personne des faits pour lesquels elle se trouve poursuivie. En l’espèce, le comportement des 31 individus  n’est nullement en jeu. Cependant, force est d’admettre que l’effet d’un arrêt des procédures est assimilable à celui d’un acquittement.

[2] Pour un examen plus exhaustif, voir R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771.

[3] Voir R c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659.

[4] R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771, à la p. 793.

[5] Ibid, aux p. 794-795.

[7] Information tirée de la page web suivante : lejournaldequebec.canoe.ca/actualites/faitsdiversetjudiciaires/archives/2011/06/20110601-090734.html