R. c. Beaver, 2022 CSC 54

Les principes juridiques essentiels régissant une arrestation sans mandat.

1. Une arrestation sans mandat requiert l’existence de motifs d’arrestation subjectifs et objectifs. Le policier qui procède à l’arrestation doit posséder subjectivement des motifs raisonnables et probables pour agir, et ces motifs doivent être justifiables d’un point de vue objectif (R. c. Storrey, 1990 CanLII 125 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 241, p. 250‑251; R. c. Latimer, 1997 CanLII 405 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 217, par. 26; R. c. Tim, 2022 CSC 12, par. 24).

2. Dans l’appréciation des motifs d’arrestation subjectifs, il faut se demander si le policier qui a procédé à l’arrestation croyait sincèrement que le suspect avait commis l’infraction (R. c. Shepherd, 2009 CSC 35, [2009] 2 R.C.S. 527, par. 17). Les motifs d’arrestation subjectifs sont souvent établis par le témoignage du policier (voir, par exemple, Storrey, p. 251; Latimer, par. 27; Tim, par. 38), ce qui oblige le juge du procès à évaluer la crédibilité du policier, une conclusion qui commande une déférence particulière en appel (R. c. G.F., 2021 CSC 20, par. 81; R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190, par. 4).

3. Les motifs subjectifs du policier de procéder à l’arrestation doivent être justifiables d’un point de vue objectif. Cette appréciation objective tient compte de l’ensemble des circonstances connues du policier au moment de l’arrestation — y compris le caractère dynamique de la situation — considérées du point de vue d’une personne raisonnable possédant des connaissances, une formation et une expérience comparables à celles du policier ayant procédé à l’arrestation (Storrey, p. 250‑251; Latimer, par. 26; Tim, par. 24).

4. Les éléments de preuve fondés sur la formation et l’expérience du policier qui a procédé à l’arrestation ne devraient pas être acceptés sans réserve, mais il n’y a pas lieu non plus de se montrer « trop sceptiqu[e] » à leur égard (R. c. MacKenzie, 2013 CSC 50, [2013] 3 R.C.S. 250, par. 64‑65). Bien que l’analyse soit effectuée du point de vue d’une personne raisonnable mise « à la place du policier [qui a procédé à l’arrestation] », il ne faut pas nécessairement faire preuve de déférence à l’égard du point de vue du policier sur les circonstances du fait de sa formation ou de son expérience (R. c. Chehil, 2013 CSC 49, [2013] 3 R.C.S. 220, par. 45 et 47; MacKenzie, par. 63). Les motifs du policier de procéder à l’arrestation doivent être plus qu’une « intuition » (Chehil, par. 47).

5. Dans l’évaluation des motifs d’arrestation objectifs, les tribunaux doivent reconnaître que [traduction] « [s]ouvent, la décision du policier d’effectuer une arrestation doit être prise rapidement dans une situation instable qui évolue vite. La réflexion judiciaire n’est pas un luxe que celui‑ci peut s’offrir. Le policier doit prendre sa décision en fonction des renseignements dont il dispose, lesquels sont souvent loin d’être exacts ou complets » (R. c. Golub (1997), 1997 CanLII 6316 (ON CA), 34 O.R. (3d) 743 (C.A.), p. 750, le juge Doherty). Les tribunaux doivent également se rappeler que [traduction] « [d]éterminer s’il existe des motifs suffisants pour justifier un exercice des pouvoirs policiers ne constitue pas “un exercice scientifique ou métaphysique”, mais plutôt un exercice qui commande l’application “[du] bon sens, [de] la flexibilité et [de] l’expérience pratique quotidienne” » (R. c. Canary, 2018 ONCA 304, 361 C.C.C. (3d) 63, par. 22, la juge Fairburn (maintenant juge en chef adjointe de l’Ontario), citant l’arrêt MacKenzie, par. 73).

6. Les « motifs raisonnables et probables » constituent une norme plus rigoureuse que celle des « soupçons raisonnables ». La norme des soupçons raisonnables exige la possibilité raisonnable d’un crime, alors que celle des motifs raisonnables et probables exige la probabilité raisonnable d’un crime (Chehil, par. 27; R. c. Debot, 1989 CanLII 13 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 1140, p. 1166). Par ailleurs, la police n’a pas besoin, avant de procéder à une arrestation, de disposer d’une preuve suffisante à première vue pour justifier une déclaration de culpabilité (Storrey, p. 251; Shepherd, par. 23; Tim, par. 24). Elle n’a pas non plus besoin d’établir selon la prépondérance des probabilités que l’infraction a été commise (Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100, par. 114; voir aussi R. c. Henareh, 2017 BCCA 7, par. 39 (CanLII); R. c. Loewen, 2010 ABCA 255, 490 A.R. 72, par. 18). Pour satisfaire à la norme des motifs raisonnables et probables, il faut plutôt avoir des « motifs raisonnables de croire qu’une personne [. . .] est » impliquée dans l’infraction (MacKenzie, par. 74 (italique omis); Debot, p. 1166). Des motifs raisonnables de croire existent s’ils possèdent « un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi » (Mugesera, par. 114; voir aussi R. c. Al Askari, 2021 ABCA 204, 28 Alta. L.R. (7th) 129, par. 25; R. c. Omeasoo, 2019 MBCA 43, [2019] 6 W.W.R. 280, par. 30; R. c. Summers, 2019 NLCA 11, 4 C.A.N.L.R. 156, par. 21). La police n’est pas non plus tenue, avant de procéder à une arrestation, de pousser l’enquête pour trouver des facteurs disculpatoires ou pour écarter des explications possiblement innocentes pour les événements (Chehil, par. 34; Shepherd, par. 23; R. c. Ha, 2018 ABCA 233, 71 Alta. L.R. (6th) 46, par. 34; R. c. MacCannell, 2014 BCCA 254, 359 B.C.A.C. 1, par. 44‑45; R. c. Rezansoff, 2014 SKCA 80, 442 Sask. R. 1, par. 28; E. G. Ewaschuk, Criminal Pleadings & Practice in Canada (3e éd. (feuilles mobiles)), § 5:40).

7. La police ne peut pas invoquer des éléments de preuve découverts après l’arrestation pour justifier les motifs d’arrestation subjectifs ou objectifs (R. c. Biron, 1975 CanLII 13 (CSC), [1976] 2 R.C.S. 56, p. 72; R. c. Brayton, 2021 ABCA 316, 33 Alta. L.R. (7th) 241, par. 43; Ha, par. 20‑23; R. c. Montgomery, 2009 BCCA 41, 265 B.C.A.C. 284, par. 27; Ewaschuk, § 5:40).

8. Lorsqu’un policier donne l’ordre à un autre policier de procéder à une arrestation, il faut que le policier qui a donné l’ordre ait eu des motifs raisonnables et probables. Il importe peu que le policier qui procède à l’arrestation ait eu ou non lui‑même des motifs raisonnables et probables (Debot, p. 1166‑1167).

[73L’existence de motifs raisonnables et probables de procéder à une arrestation sans mandat est fondée sur les conclusions factuelles du juge du procès, lesquelles sont susceptibles de contrôle uniquement en cas d’erreur manifeste et dominante. La question de savoir si les faits constatés par le juge du procès constituent des motifs raisonnables et probables est une question de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Shepherd, par. 20; Tim, par. 25).

Les notes concomitantes des policiers sont souhaitables, mais non obligatoires, lors d’une arrestation sans mandat.

[74] Les appelants ne remettent pas en question les principes juridiques énoncés plus haut. Ils soutiennent plutôt qu’une arrestation sans mandat est illégale lorsque les policiers ne prennent pas de notes concomitantes détaillées des motifs qu’ils avaient de procéder à l’arrestation et des éléments sur lesquels ils se sont fondés pour établir l’existence de ces motifs. Ils font valoir que l’absence de notes concomitantes empêche le tribunal de vérifier l’existence de motifs d’arrestation subjectifs, les renseignements connus du policier au moment de l’arrestation et la question de savoir si ces renseignements justifient les motifs subjectifs d’un point de vue objectif.

[75] Je conviens que les notes concomitantes sont généralement souhaitables lorsqu’il s’agit de déterminer si la police avait des motifs raisonnables et probables de procéder à une arrestation sans mandat, mais je ne suis pas d’accord pour dire que de telles notes devraient être obligatoires dans tous les cas. Notre Cour a exigé la prise de notes détaillées pour justifier les fouilles de téléphones cellulaires effectuées sans mandat par la police (R. c. Fearon, 2014 CSC 77, [2014] 3 R.C.S. 621, par. 82), et elle l’a encouragée dans divers contextes, notamment pour les fouilles à nu (R. c. Golden, 2001 CSC 83, [2001] 3 R.C.S. 679, par. 101), pour les fouilles avec mandat d’un ordinateur (R. c. Vu, 2013 CSC 60, [2013] 3 R.C.S. 657, par. 70), et après une fouille dans un domicile effectuée accessoirement à une arrestation (R. c. Stairs, 2022 CSC 11, par. 81). Cependant, notre droit n’a jamais exigé la prise de notes concomitantes pour toutes les arrestations sans mandat, et je me refuse à imposer une telle exigence. Exiger des notes concomitantes dans tous les cas pourrait miner la capacité de la police à réagir adéquatement aux situations dynamiques auxquelles elle doit faire face quotidiennement.

[76] L’absence de notes concomitantes ne fait pas nécessairement obstacle au contrôle judiciaire d’arrestations sans mandat. Les tribunaux évaluent couramment l’existence de motifs raisonnables et probables en fonction du témoignage du policier qui a procédé à l’arrestation et d’autres éléments de preuve (voir, p. ex., R. c. Nguyen,2017 BCPC 131; R. c. Kroeker, 2019 BCPC 127; R. c. Rauch, 2022 BCPC 117; R. c. Daley, 2015 ONSC 7367).

[77] Je conclus donc que les notes concomitantes ne sont pas légalement requises dans tous les cas d’arrestation sans mandat. Comme je vais l’expliquer, l’absence de telles notes ne fait pas non plus obstacle au contrôle judiciaire en l’espèce.

La condition de base requérant que les éléments de preuve aient été « obtenus dans des conditions » attentatoires.

[94] Il y a deux éléments à considérer pour déterminer si des éléments de preuve doivent être écartés en application du par. 24(2). Le premier élément — la condition de base — consiste à se demander si les éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à un droit ou à une liberté garantis par la Charte. Si la condition de base est remplie, le second élément — l’élément évaluatif — consiste à se demander si, eu égard aux circonstances, l’utilisation des éléments de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice (voir R. c. Plaha (2004), 2004 CanLII 21043 (ON CA), 189 O.A.C. 376, par. 44, le juge Doherty, qui a créé cette expression; voir aussi R. c. Strachan, 1988 CanLII 25 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 980, p. 1000; Tim, par. 74; R. c. McSweeney, 2020 ONCA 2, 451 C.R.R. (2d) 357, par. 57; R. c. Lauriente, 2010 BCCA 72, 283 B.C.A.C. 215, par. 35; S. C. Hill, D. M. Tanovich et L. P. Strezos, McWilliams’ Canadian Criminal Evidence (5e éd. (feuilles mobiles)), § 19:22).

[95]  Le paragraphe 24(2) de la Charte n’entre en jeu que lorsque l’accusé démontre d’abord que des éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte. La condition de base [traduction] « exige qu’il y ait un lien » entre la violation de la Charte et les éléments de preuve, sans quoi « le par. 24(2) ne s’applique pas » (R. c. Manchulenko, 2013 ONCA 543, 116 O.R. (3d) 721, par. 71, le juge Watt). Pour déterminer si des éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » qui violent la Charte, il faut procéder à une analyse des faits de l’espèce pour vérifier l’existence et le caractère suffisant du lien entre la violation de la Charte et les éléments de preuve obtenus. Il n’existe pas « de règle stricte » (Strachan, p. 1006; Tim, par. 78).

[96] Les principes généraux régissant l’application de la condition de base ont été utilement résumés par le juge Moldaver dans l’arrêt R. c. Mack, 2014 SCC 58 (CanLII), 2014 CSC 58, [2014] 3 R.C.S. 3, par. 38 :

Une preuve est « obtenu[e] dans des conditions » qui portent atteinte ou non aux droits garantis par la Charte à l’accusé selon la nature du lien entre l’atteinte et la preuve. Les tribunaux privilégient une analyse téléologique en la matière. Il n’est pas nécessaire d’établir un lien causal strict entre l’atteinte et l’obtention subséquente de la preuve. La preuve est viciée lorsque l’atteinte et la découverte de la preuve dont l’admissibilité est contestée s’inscrivent dans le cadre de la même opération ou conduite. Le lien exigé entre l’atteinte et la déclaration subséquente peut être temporel, contextuel, causal ou un mélange des trois. Un lien « éloigné » ou « ténu » n’est pas suffisant (Wittwer, par. 21).

Voir aussi R. c. Pino, 2016 ONCA 389, 130 O.R. (3d) 561, par. 72, le juge Laskin; Tim, par. 78.

Une jurisprudence des tribunaux d’appel et une doctrine abondantes ont reconnu que des éléments de preuve ne seront pas considérés comme ayant été « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte quand la police a pris un « nouveau départ » après une violation antérieure de la Charte en rompant tout lien temporel, contextuel ou causal entre la violation de la Charte et les éléments de preuve obtenus ou en rendant un tel lien éloigné ou ténu.

[97] Une jurisprudence des tribunaux d’appel et une doctrine abondantes ont reconnu que des éléments de preuve ne seront pas considérés comme ayant été « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte quand la police a pris un « nouveau départ » après une violation antérieure de la Charte en rompant tout lien temporel, contextuel ou causal entre la violation de la Charte et les éléments de preuve obtenus ou en rendant un tel lien éloigné ou ténu. Dans certains cas, la police peut prendre un « nouveau départ » en respectant ultérieurement la Charte, bien que le respect ultérieur n’entraîne pas un « nouveau départ » dans tous les cas. L’analyse doit tenir compte des faits de chaque affaire (voir R. c. Wittwer, 2008 CSC 33, [2008] 2 R.C.S. 235, par. 3 et 21‑22; Plaha, par. 47 et 53; R. c. Lewis, 2007 ONCA 349, 86 O.R. (3d) 46, par. 31; R. c. Simon, 2008 ONCA 578, 269 O.A.C. 259, par. 69; R. c. Woods, 2008 ONCA 713, par. 10‑11 (CanLII); Manchulenko, par. 68‑70; R. c. Hamilton, 2017 ONCA 179, 347 C.C.C. (3d) 19, par. 54; McSweeney, par. 59; Paciocco, Paciocco et Stuesser, p. 485; P. J. Sankoff, The Law of Witnesses and Evidence in Canada (feuilles mobiles), § 20:10; S. Penney, V. Rondinelli et J. Stribopoulos, Criminal Procedure in Canada (3e éd. 2022), ¶10.122‑10.124; R. J. Marin, Admissibility of Statements (9e éd. (feuilles mobiles)), § 2:36 et 5:68; D. Watt, Watt’s Manual of Criminal Evidence (2021), §41.01; Ewaschuk, § 31:1565).

[98] Le concept du « nouveau départ » pour l’application du par. 24(2) de la Charte est tiré de la « règle des confessions dérivées » reconnue en common law, en vertu de laquelle le tribunal se demande si une confession par ailleurs volontaire est suffisamment liée à une confession antérieure non volontaire pour être viciée (Penney, Rondinelli et Stribopoulos, ¶4.50‑4.52 et 10.122‑10.123; Paciocco, Paciocco et Stuesser, p. 426, note 179, et p. 485, note 72). Selon cette règle, les tribunaux déterminent si une confession volontaire est admissible, malgré la confession involontaire antérieure, en prenant une « décision factuelle fondée sur des facteurs destinés à établir le degré de connexité entre les deux déclarations », comme « le délai écoulé entre les déclarations, les allusions à la déclaration antérieure pendant l’interrogatoire, la découverte d’une preuve incriminante supplémentaire après la première déclaration, la présence des mêmes policiers au cours des deux interrogatoires et d’autres similarités entre les deux cas »(R. c. I. (L.R.) et T. (E.), 1993 CanLII 51 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 504, p. 526; voir aussi R. c. R. (D.), 1994 CanLII 131 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 881, p. 882; R. c. S.G.T., 2010 CSC 20, [2010] 1 R.C.S. 688, par. 28‑30; Manchulenko, par. 67 et 69).

La réponse à la question de savoir si des éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » attentatoires n’est pas déterminée par le fait que l’État a ou non finalement respecté les obligations que lui impose la Charte, mais repose plutôt sur celui qu’il subsiste ou non un lien causal, temporel ou contextuel suffisant entre la violation de la Charte et les éléments de preuve contestés.

[99] Dans certains cas, des éléments de preuve demeureront viciés par une violation de la Charte malgré le respect ultérieur de celle‑ci. Pour cette raison [traduction]« [i]l convient d’être prudent lorsqu’il s’agit de recourir à la notion de “nouveau départ” pour résoudre des questions relatives à des éléments de preuve “obtenus dans des conditions” attentatoires » (Paciocco, Paciocco et Stuesser, p. 485). La réponse à la question de savoir si des éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » attentatoires n’est pas déterminée par le fait que l’État a ou non finalement respecté les obligations que lui impose la Charte, mais repose plutôt sur celui qu’il subsiste ou non un lien causal, temporel ou contextuel suffisant entre la violation de la Charte et les éléments de preuve contestés. De cette manière, l’analyse du « nouveau départ » cadre bien avec l’approche holistique de notre Cour à l’égard de la question de savoir si les éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » qui violent la Charte.

Dans l’analyse des faits de l’espèce en vue de déterminer si la police a procédé à un « nouveau départ », voici quelques indicateurs susceptibles d’être illustratifs.

[103] Dans l’analyse des faits de l’espèce en vue de déterminer si la police a procédé à un « nouveau départ », voici quelques indicateurs susceptibles d’être illustratifs :

  La question de savoir si la police a informé l’accusé de la violation de la Charte et si elle en a dissipé l’effet dans un langage clair (R. (D.), p. 882). Ce qui constitue un langage clair variera selon les circonstances de l’affaire. Dans certains cas, il peut suffire de dire : « Nous allons repartir à zéro »; dans d’autres, une formulation plus détaillée ou précise peut être nécessaire pour supprimer le vice de la violation antérieure de la Charte;

 La question de savoir si la police a donné une mise en garde à l’accusé après la violation de la Charte, mais avant l’obtention des éléments de preuve contestés (Plaha, par. 53; Hamilton, par. 58‑59; Woods, par. 9). Dans l’idéal, cela impliquerait à la fois une mise en garde principale (« vous n’êtes pas obligé(e) de dire quoi que ce soit à moins que vous ne souhaitiez le faire, mais tout ce que vous direz pourra servir de preuve » (Singh, par. 31; Manninen,p. 1237)) et une mise en garde secondaire (« votre décision de parler ou non à la police ne devrait pas être influencée par ce que vous avez déjà pu dire à la police ou par ce que la police a déjà pu vous dire » (Manninen, p. 1238));

 La question de savoir si l’accusé a eu la possibilité de consulter un avocat après la violation de la Charte, mais avant l’obtention des éléments de preuve contestés (Manchulenko, par. 69; Woods, par. 5 et 9; R. c. Dawkins, 2018 ONSC 6394, par. 62 (CanLII));

 La question de savoir si l’accusé a donné un consentement éclairé à l’obtention des éléments de preuve contestés après la violation de la Charte (Simon, par. 74);

 La question de savoir si et de quelle manière divers policiers ont échangé avec l’accusé après la violation de la Charte, mais avant l’obtention des éléments de preuve contestés (voir Lewis, par. 32; Woods, par. 9; McSweeney, par. 62; I. (L.R.) et T. (E.), p. 526; Dawkins, par. 62);

 La question de savoir si l’accusé a été remis en liberté après la violation de la Charte, mais avant l’obtention des éléments de preuve contestés.

Il est inutile et inexact d’affirmer que la police a « corrigé » les violations antérieures de la Charte. C’est inutile parce que cela embrouille la véritable question : celle de savoir s’il existe un lien suffisant entre les violations de la Charte et les éléments de preuve contestés, et non pas simplement celle de savoir s’il y a eu par la suite respect de la Charte. C’est inexact parce que la conduite conforme à la Charteadoptée subséquemment par la police ne « corrige » pas les violations antérieures de la Charte; ces violations ont quand même eu lieu et méritent d’être examinées comme il se doit au regard de la condition de base.

[106] Deuxièmement, et dans le même ordre d’idées, le juge du procès a appliqué le mauvais principe juridique en mentionnant à plusieurs reprises que la police avait [traduction] « corrigé » les violations antérieures de la Charte (par. 191, 206, 215, 239 et 253). Il est inutile et inexact d’affirmer que la police a « corrigé » les violations antérieures de la Charte. C’est inutile parce que cela embrouille la véritable question : celle de savoir s’il existe un lien suffisant entre les violations de la Charte et les éléments de preuve contestés, et non pas simplement celle de savoir s’il y a eu par la suite respect de la Charte. C’est inexact parce que la conduite conforme à la Charteadoptée subséquemment par la police ne « corrige » pas les violations antérieures de la Charte; ces violations ont quand même eu lieu et méritent d’être examinées comme il se doit au regard de la condition de base. La conduite conforme à la Charte est plutôt susceptible de dissocier les violations de la Charte des éléments de preuve contestés en rompant tout lien entre eux ou en rendant tout lien éloigné ou ténu. Ce n’est qu’alors que les éléments de preuve n’ont pas été « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte.

[110] En outre, tout lien temporel entre les violations de la Charte découlant de la détention illégale de Lambert et sa confession après son arrestation pour meurtre était au mieux ténu. Lambert est passé aux aveux environ 12 heures après les violations de la Charte, ce qui, selon la Cour d’appel, faisait en sorte qu’il ne restait [traduction] « sans doute aucun lien temporel » (par. 26). Dans l’arrêt Plaha, par. 49, le juge Doherty a formulé la mise en garde selon laquelle pour évaluer si un lien temporel persiste, [traduction] « il faut plus que simplement compter les minutes ou les heures écoulées » entre la violation et la déclaration subséquente. Comme il l’a expliqué, [traduction] « [l]es faits qui se produisent dans l’intervalle peuvent influer sur la signification du temps écoulé » (par. 49; voir aussi Manchulenko, par. 73). En l’espèce, les mesures prises dans l’intervalle par le détective Demarino et la décision de Lambert de passer aux aveux même après qu’il eut été pleinement conscient de ses droits ont rendu extrêmement ténu tout lien temporel entre les violations de la Charte et la confession (R. c. Goldhart, 1996 CanLII 214 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 463, par. 45). Des liens aussi [traduction] « éloignés ou ténus ne sont pas des liens du tout » (R. c. Keshavarz, 2022 ONCA 312, 413 C.C.C. (3d) 263, par. 53, la juge en chef adjointe Fairburn).

[116] Pour déterminer si l’utilisation de la confession de Beaver est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, il faut examiner les répercussions que cette utilisation aurait à long terme sur la confiance du public dans l’administration de la justice, en mettant en balance les trois questions décrites par notre Cour dans l’arrêt R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353, à savoir : (1) la gravité de la conduite étatique attentatoire à la Charte; (2) l’incidence de la violation sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte; et (3) l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond (voir Grant, par. 71; voir aussi R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692, par. 139‑142; Tim, par. 74; R. c. Lafrance, 2022 CSC 32, par. 90).

[117] Le paragraphe 24(2) de la Charte n’est pas une règle d’exclusion automatique qui empêche l’utilisation de tous les éléments de preuve obtenus de façon inconstitutionnelle. De tels éléments de preuve ne seront écartés que si l’accusé démontre qu’eu égard aux circonstances, leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice (voir R. c. Collins, 1987 CanLII 84 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 265, p. 280; Tim, par. 75). La mise en balance des considérations pertinentes en vertu du par. 24(2) est une décision de nature qualitative qui ne permet pas une précision mathématique (Grant, par. 86 et 140; R. c. Harrison, 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S. 494, par. 36; Tim, par. 98).

[118] En appel, les conclusions de fait tirées par le juge du procès dans l’application du par. 24(2) commandent la déférence, mais aucune déférence ne s’impose à l’égard de l’application du droit aux faits (Grant, par. 43 et 86; Lafrance, par. 91). De plus, la cour d’appel n’a pas à faire montre de déférence lorsqu’elle ne souscrit pas aux conclusions du juge du procès concernant les violations de la Charte (Grant, par. 129; Lafrance, par. 91). La déférence ne s’impose pas non plus à l’égard de l’analyse du par. 24(2) effectuée par le juge du procès à titre subsidiaire, parce qu’une telle analyse suppose une évaluation artificielle de la gravité de la violation de la Charte et de l’incidence de cette violation sur des intérêts protégés par la Charte que le juge n’a pas constatés (Grant, par. 129; R. c. Paterson, 2017 CSC 15, [2017] 1 R.C.S. 202, par. 42; Le, par. 138; Tim, par. 72; Lafrance, par. 91; R. c. G.T.D., 2017 ABCA 274, 57 Alta. L.R. (6th) 213, par. 51, la juge Veldhuis, dissidente, pourvoi accueilli essentiellement pour les motifs énoncés par la juge Veldhuis, 2018 CSC 7, [2018] 1 R.C.S. 220, par. 3). De même, aucune déférence ne s’impose à l’égard de l’analyse du par. 24(2) menée à titre subsidiaire par le juge du procès lorsque ce dernier conclut que les éléments de preuve contestés n’ont pas été « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte. Une telle analyse subsidiaire suppose aussi une évaluation artificielle de la gravité de la violation de la Charte et de l’incidence de cette violation sur des intérêts protégés par la Charte qui, selon le juge du procès, n’étaient pas liés aux éléments de preuve contestés.

[119] Par conséquent, l’analyse subsidiaire effectuée par le juge du procès de la condition de base prévue au par. 24(2) ne commande aucune déférence. Notre Cour doit effectuer de nouveau l’analyse du par. 24(2), tout en respectant les conclusions de fait tirées par le juge du procès.

L’absence de lien causal entre les violations et l’obtention des éléments de preuve contestés peut atténuer l’incidence de la violation sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte.

[125] Premièrement, et c’est le plus important, la décision de Beaver de passer aux aveux ne résultait pas des violations de la Charte découlant de sa détention illégale. Dans les cas qui s’y prêtent, l’absence de lien causal entre les violations et l’obtention des éléments de preuve contestés peut atténuer l’incidence de la violation sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte (Grant, par. 122; R. c. Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 R.C.S. 689, par. 87; R. c. Rover, 2018 ONCA 745, 143 O.R. (3d) 135, par. 43; R. c. Pileggi, 2021 ONCA 4, 153 O.R. (3d) 561, par. 120). Comme notre Cour l’a expliqué dans l’arrêt Grant, la force du lien causal entre l’atteinte à la Charte et les éléments de preuve contestés est « utile pour évaluer l’impact réel de la violation sur les intérêts protégés de l’accusé » (par. 122). En l’espèce, il n’existe pas de tel lien causal. Le juge du procès a conclu que les violations de la Charte découlant de la détention illégale [traduction] « ont eu peu d’effet » sur la décision de l’un ou l’autre des appelants de passer aux aveux (par. 247). Comme l’a expliqué le juge, la confession de Beaver n’avait rien à voir avec les violations de la Charte découlant de la détention illégale et tout à voir avec [traduction] « les éléments de preuve qui commençaient être révélés », y compris, surtout, l’enregistrement magnétoscopique de la confession de Lambert (par. 95 et 247). L’absence de lien causal entre les violations de la Charte et la confession de Beaver atténue l’impact réel des violations sur ses intérêts protégés par la Charte.

[134] Lorsqu’ils entreprennent cette opération de mise en balance, « c’est le poids cumulatif des deux premières questions que les juges du procès doivent considérer et mettre en balance par rapport à la troisième question » (Lafrance, par. 90 (en italique dans l’original)). La troisième question « fera rarement pencher la balance en faveur de l’utilisation des éléments de preuve lorsque les deux premières questions, considérées ensemble, militent fortement en faveur de l’exclusion » (Lafrance, par. 90). La troisième question [traduction] « devient importante lorsqu’une des deux premières questions, mais pas les deux, milite fortement en faveur de l’exclusion de la preuve » (R. c. McGuffie, 2016 ONCA 365, 131 O.R. (3d) 643, par. 63, le juge Doherty; voir aussi R. c. Chapman, 2020 SKCA 11, 386 C.C.C. (3d) 24, par. 125‑126 et 130). Il se peut qu’utiliser des éléments de preuve obtenus au moyen d’une conduite attentatoire à la Charte particulièrement grave déconsidère l’administration de la justice, même si la conduite n’a pas eu une incidence sérieuse sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte (Le, par. 141). Cependant, lorsque l’intérêt impérieux du public à ce que les éléments de preuve soient utilisés l’emporte sur le poids cumulatif des deux premières questions, l’administration de la justice ne sera pas déconsidérée par l’utilisation de ceux‑ci.