R. c. Tessier, 2022 CSC 35

La règle des confessions vise à atteindre un juste équilibre entre les droits individuels et les intérêts de la société qui sont en jeu dans le cadre d’un interrogatoire policier : d’une part, la protection de l’accusé contre un interrogatoire policier irrégulier et, d’autre part, le fait d’offrir aux autorités la marge de manœuvre dont elles ont besoin pour poser les questions difficiles en vue de mener à bien les enquêtes criminelles.

[4] L’on a souvent dit qu’une application appropriée de la règle des confessions vise à atteindre un juste équilibre entre les droits individuels et les intérêts de la société qui sont en jeu dans le cadre d’un interrogatoire policier : d’une part, la protection de l’accusé contre un interrogatoire policier irrégulier et, d’autre part, le fait d’offrir aux autorités la marge de manœuvre dont elles ont besoin pour poser les questions difficiles en vue de mener à bien les enquêtes criminelles (R. c. Oickle, 2000 CSC 38, [2000] 2 R.C.S. 3, par. 33). Pour atteindre ce juste équilibre, il est essentiel de comprendre l’incidence de l’absence d’une mise en garde sur le caractère volontaire à l’étape qui précède la détention et, plus particulièrement, sur les considérations liées à l’équité qui sous‑tendent la règle des confessions.

[69] Notre Cour a souligné à maintes reprises que la règle des confessions, correctement cernée, vise à établir un équilibre entre, d’une part, le droit de l’accusé de garder le silence et son droit à la protection contre l’auto‑incrimination et, d’autre part, les objectifs légitimes de l’État en matière d’application de la loi dans le cadre d’enquêtes criminelles (Hebert, p. 176‑177 et 180; Oickle, par. 33; Singh, par. 43 et 45). J’ajouterais que ces droits et intérêts, bien qu’ils semblent souvent contradictoires, visent tous à préserver la confiance du public envers l’administration de la justice pénale, ce qui aide les juges de première instance à trouver le bon point d’équilibre. Pour que justice soit rendue, il faut reconnaître que les droits de l’accusé sont importants, mais pas illimités. Il faut également donner aux policiers une marge de manœuvre pour qu’ils mènent à bien les enquêtes criminelles, sans toutefois laisser leur comportement sans surveillance. En effet, pour atteindre le juste équilibre entre ces objectifs, il faut trouver ce point de convergence, ce qui a été décrit de façon utile comme étant la [traduction] « finalité » de la règle des confessions (D. M. Paciocco, P. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (8e éd. 2020), p. 425; voir aussi Vauclair et Desjardins, no 38.23). Dans la recherche de cet équilibre, la loi impose à la Couronne le lourd fardeau de prouver le caractère volontaire hors de tout doute raisonnable, ce qui protège grandement l’accusé à toutes les étapes d’une enquête criminelle. Contrairement au fardeau qu’impose la Charte, où l’accusé doit démontrer une violation selon la prépondérance des probabilités, la règle des confessions confère dès le départ une protection accrue à l’accusé, car le fardeau exigeant d’établir le caractère volontaire incombe à la Couronne.

La règle est guidée par des préoccupations de fiabilité et d’équité, et elle s’applique différemment selon le contexte.

Même si les questions de fiabilité et d’équité sont souvent étroitement liées, la mise en garde policière est habituellement considérée comme une question d’équité.

[70] La règle est guidée par des préoccupations de fiabilité et d’équité, et elle s’applique différemment selon le contexte. Comme l’a expliqué le juge Iacobucci dans l’arrêt Oickle, bien que la théorie de l’oppression et celle de l’encouragement s’attachent principalement à la fiabilité, d’autres aspects de la règle des confessions, tels que la présence de menaces ou de promesses, l’exigence d’un état d’esprit conscient ou le recours à des ruses policières, peuvent tous priver injustement l’accusé de son droit de garder le silence (par. 69‑71; Rothman c. La Reine, 1981 CanLII 23 (CSC), [1981] 1 R.C.S. 640, p. 682‑683 et 688, le juge Lamer; Hebert, p. 171‑173; Whittle, p. 932; R. c. Hodgson, 1998 CanLII 798 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 449, par. 21‑22; Singh, par. 34). Une déclaration peut être jugée involontaire et donc être écartée parce qu’elle n’est pas fiable et qu’elle soulève la possibilité d’une fausse confession, ou parce qu’elle a été obtenue injustement et qu’elle va à l’encontre du principe interdisant l’auto‑incrimination et du droit de garder le silence, quel que soit le contexte. Elle peut être écartée si elle a été obtenue en raison d’un comportement des policiers « [qui] ne respecte pas les valeurs socio‑morales qui sont à la base même du système pénal » (J. Fortin, Preuve pénale(1984), no 900).

[86] Au cours du contre‑interrogatoire des témoins de la police ou en entendant le témoignage de l’accusé lui‑même, il se peut que l’on découvre que ce dernier était dans un état de vulnérabilité accrue ou exposé à un risque accru, parce qu’il était détenu ou qu’il était considéré comme un suspect et qu’il n’avait pas reçu de mise en garde, en dépit du fait qu’il était soupçonné d’avoir commis un crime. Cela suffit pour semer un doute quant au caractère volontaire des propos de l’accusé au sens des arrêts Whittle et Oickle, c’est‑à‑dire un doute quant au fait que l’accusé avait la capacité de comprendre ce qui était dit et que sa déclaration pourrait servir de preuve et qu’il n’y avait aucune autre considération connue portant atteinte au caractère volontaire. L’accusé s’est donc acquitté de son fardeau de présentation pour faire de l’absence d’une mise en garde une « question litigieuse ». Afin de respecter son fardeau de persuasion, la Couronne doit ensuite convaincre le juge de première instance, hors de tout doute raisonnable, que la déclaration était néanmoins volontaire.

[87] Dans ces circonstances, il convient que le juge des faits entreprenne une analyse contextuelle pour déterminer si une injustice a été commise qui vicie le caractère volontaire en privant l’accusé du droit de garder le silence. Ce peut être le cas lorsqu’il y a une preuve de ruse policière, par exemple lorsque l’absence d’une mise en garde résulte d’un manquement délibéré ou d’une tactique délibérée visant à manipuler le suspect de manière à ce qu’il pense que rien n’est en jeu (voir, p. ex., R. c. Crawford, 1995 CanLII 138 (CSC), [1995] 1 R.C.S. 858, par. 25; Auclair c. La Reine, 2004 CanLII 24201 (QC CA), [2004] R.J.Q. 767 (C.A.), par. 41; M. (D.), par. 45; Higham, par. 22). En commettant une inconvenance, habituellement en dissimulant le risque auquel est exposé le suspect pour encourager sa coopération, la police peut injustement priver le suspect de son droit de garder le silence. En termes clairs, la déclaration doit être écartée si le subterfuge des policiers choque la collectivité. Cependant, même si la situation n’atteint pas ce niveau, amener la personne interrogée à croire que, en tant que simple témoin, elle ne risque rien et que ses déclarations ne serviront pas de preuve contre elle pourrait en fin de compte empêcher leur admission : [traduction] « . . . la capacité de faire un choix utile demeure pertinente en présence d’une ruse », écrivent les auteurs Lederman, Fuerst et Stewart, « et l’exclusion s’impose lorsqu’il y a un doute raisonnable quant au caractère volontaire de la confession à cet égard » (¶8.126). J’aimerais souligner qu’il y a une différence entre le fait d’induire une personne en erreur quant à l’étendue du risque auquel elle est exposée et refuser de dire à une personne qu’elle est une suspecte. La police n’a pas à fournir de détails sur l’état de l’enquête pourvu que l’information essentielle soit communiquée et qu’il n’y ait aucune stratégie de subterfuge (R. c. Campbell, 2018 ONCA 837, 366 C.C.C. (3d) 346, par. 8‑9).

En résumé

[89] En somme, la règle des confessions fait toujours porter sur la Couronne l’ultime fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable le caractère volontaire de la déclaration d’un accusé à une personne en situation d’autorité. Lorsqu’un accusé remet en question le caractère volontaire en ce qui a trait à un interrogatoire par la police durant lequel il n’a pas été mis en garde, la première étape consiste à déterminer s’il était ou non un suspect. Si oui, l’absence de mise en garde est une preuve prima facie d’un déni inéquitable de choix, mais elle n’est pas déterminante pour trancher la question. Il s’agit d’une preuve crédible de l’absence du caractère volontaire sur laquelle la cour doit se pencher directement. Selon les circonstances, elle peut être pertinente pour certains facteurs énumérés dans l’arrêt Oickle de même que pour toutes les autres considérations qui se rapportent au caractère volontaire. Toutefois, l’absence de mise en garde n’est pas décisive et la Couronne peut malgré tout se décharger de son fardeau si l’ensemble des circonstances le permet. Elle n’a pas à prouver que l’accusé a compris subjectivement le droit au silence ou les conséquences de sa prise de parole, mais, si elle peut le faire, cela constituera généralement une preuve convaincante du caractère volontaire de la déclaration. Si les circonstances donnent à penser que la police a tiré profit d’un manque d’information, cela pèsera lourdement en faveur d’une conclusion selon laquelle la déclaration n’était pas volontaire. Cependant, si la Couronne est en mesure de prouver que le suspect a conservé la capacité d’exercer son libre choix vu l’absence de signes de menaces ou d’encouragement, d’oppression, de l’absence d’un esprit conscient ou de ruse policière, cela suffira pour qu’elle se décharge de son fardeau de prouver que la déclaration était volontaire et remédier à l’absence de mise en garde qui avait entaché le processus.

La question de la détention psychologique est régie par les trois facteurs dont il est question dans l’arrêt Grant et réaffirmés dans l’arrêt Le.

[103] Monsieur Tessier rappelle que, dans les circonstances de la présente cause, il a été interrogé dans un poste de police après qu’une personne en situation d’autorité lui eut demandé de s’y présenter. Il prétend qu’il était plus qu’un suspect; à son avis, il a été détenu psychologiquement par le sergent White, de sorte que l’omission de l’informer de son droit à l’assistance d’un avocat sans délai constituait une violation du droit garanti à l’al. 10b) de la Charte. De plus, il soutient que les déclarations recueillies durant les deux premiers entretiens auraient dû être écartées de la preuve en application du par. 24(2) de la Charte.

[104] Monsieur Tessier soutient que le juge du procès a recouru aux mauvais facteurs pour guider son analyse de la détention, se fondant à tort sur des considérations décrites dans l’arrêt R. c. Moran (1987), 1987 CanLII 124 (ON CA), 36 C.C.C. (3d) 225 (C.A. Ont.), et réaffirmées dans l’arrêt R. c. Seagull, 2015 BCCA 164, 323 C.C.C. (3d) 361. Il ajoute que, suivant une application appropriée des arrêts Grant et R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692, il a été détenu psychologiquement. La Cour d’appel a noté qu’il n’était pas nécessairement erroné de se fonder sur les facteurs recensés dans les arrêts Moran et Seagull, à condition que ceux énoncés dans l’arrêt Grant soient examinés de manière exhaustive pour répondre à la question ultime relative à la détention.

[105] En l’espèce, la question de la détention psychologique est régie par les trois facteurs dont il est question dans l’arrêt Grant et réaffirmés dans l’arrêt Le. Une telle détention existe lorsqu’un individu est légalement tenu d’obtempérer à un ordre ou à une sommation de la police, ou lorsqu’une « personne raisonnable se trouvant dans la même situation [que cet individu] se sentirait obligée de le faire » et l’emmènerait « à conclure qu’elle n’est pas libre de partir » (Grant, par. 30‑31; Le, par. 25; Parent, p. 460‑461). Il faut tenir compte de trois facteurs et les mettre en balance pour déterminer si une personne a été détenue psychologiquement : premièrement, les circonstances à l’origine du contact avec la police telles que la personne en cause a dû raisonnablement les percevoir; deuxièmement, la nature de la conduite des policiers; troisièmement, les caractéristiques ou la situation particulières de la personne selon leur pertinence (Grant, par. 44; Le, par. 31).

[106] Appliquant ces facteurs, je suis d’avis de rejeter la prétention de M. Tessier selon laquelle il était détenu psychologiquement et de confirmer la conclusion du juge du procès sur ce point.

[107] Chacun des trois facteurs énoncés dans l’arrêt Grant milite contre la conclusion selon laquelle M. Tessier était détenu. Le contact initial a pris la forme d’une enquête générale, et M. Tessier n’a pas pu se sentir isolé pour une enquête ciblée puisqu’il savait que d’autres personnes étaient aussi interrogées. Monsieur Tessier s’est rendu au détachement par ses propres moyens. Certes, la situation a changé quand le sergent White a posé une série de questions pointues qui laissaient entendre que la police soupçonnait que M. Tessier était impliqué de manière répréhensible, mais une personne raisonnable dans sa situation ne se serait pas sentie tenue d’obtempérer dans les circonstances. Monsieur Tessier était conscient que les policiers enquêtaient sur l’homicide de son ami et, lorsqu’il a été interrogé, il a fourni un récit disculpatoire et cherché à diriger les soupçons dans une autre direction. Jamais le sergent White n’a déclaré ou laissé entendre que M. Tessier ne serait pas libre de partir. Au contraire, après avoir nié toute participation de sa part, M. Tessier a profité du moment pour calmer le jeu en allant dehors fumer une cigarette. Monsieur Tessier était clairement libre de quitter la salle d’interrogatoire et, fait crucial, il a refusé de coopérer en fournissant un échantillon d’ADN à son retour après avoir consulté son ami.

[108] Le fait que l’entretien se soit déroulé au poste de police ne donne pas lieu, à lui seul, à une détention (Parent, p. 476‑477; voir aussi R. c. Pomeroy, 2008 ONCA 521, 91 O.R. (3d) 261; R. c. Hawkins, 1993 CanLII 140 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 157, inf. (1992), 1992 CanLII 7125 (NL CA), 102 Nfld. & P.E.I.R. 91 (C.A.T.‑N.‑L.)). L’analyse contextuelle prescrite par les arrêts Grant et Le exige un examen de l’ensemble des circonstances. La présence de M. Tessier au détachement a été demandée, et non exigée. La tenue décontractée du sergent White ainsi que son attitude permissive quant aux déplacements de M. Tessier était de nature à réduire le sentiment qu’il devait obtempérer. L’entretien s’est terminé cordialement, avec l’invitation de M. Tessier aux policiers à se rendre chez lui et son choix d’être reconduit là où se trouvait son véhicule par le sergent White.

[109] Même s’il a fait l’objet d’une surveillance, M. Tessier a été autorisé à quitter le détachement sans être escorté. Il n’a laissé paraître aucune vulnérabilité particulière qui suggérerait qu’une personne raisonnable se serait sentie tenue d’obtempérer aux demandes ou aux directives de la police. Au moment de l’interrogatoire, il était une personne adulte qui a fait montre d’une conscience aiguë de son statut par rapport aux policiers.

[110] En ce qui a trait à ses interactions avec les policiers après le premier entretien, il est à noter que M. Tessier a téléphoné au sergent White à plusieurs reprises et qu’il s’est rendu au détachement de son propre gré et à ses propres conditions. Monsieur Tessier initiait les contacts et ne pouvait pas plausiblement prétendre se sentir détenu lorsqu’il est retourné au détachement de la GRC et qu’il a accompagné les agents jusqu’à sa maison.

[111] Puisque M. Tessier n’a pas été détenu psychologiquement, il ne saurait prétendre à la violation de ses droits protégés par la Charte. Son droit à l’assistance d’un avocat n’a pas été violé. Je suis d’avis de confirmer la conclusion du juge du procès sur ce point.