R. c. Brown, 2022 CSC 18

[159] Le juge qui a tenu le voir-dire dans le cas de M. Brown avait raison de qualifier de « sacro‑saints » les principes qui sont violés par l’art. 33.1. Dans le Renvoi sur la MVA, le juge Lamer (plus tard juge en chef) a écrit que le principe selon lequel un innocent ne doit pas être puni « est depuis longtemps reconnu comme un élément essentiel d’un système d’administration de la justice fondé sur la foi en la dignité et la valeur de la personne humaine et en la primauté du droit » (p. 513).

Le sort des questions constitutionnelles dans les présents pourvois n’a aucune incidence sur la règle voulant que l’intoxication sans automatisme ne soit pas un moyen de défense opposable aux crimes violents d’intention générale au Canada

Il n’est pas certain que l’intoxication alcoolique extrême entraîne un trouble d’automatisme non mental du point de vue de la science élémentaire » (par. 288). Quoi qu’il en soit, les présents motifs ne se prononcent pas sur la responsabilité criminelle à l’égard d’actes violents provoqués seulement par l’alcool, qui ne relèvent pas d’un état psychotique s’apparentant à l’automatisme.

[4] L’ivresse n’est pas en cause dans les affaires précitées. L’accusé dans chacun de ces pourvois a consommé des drogues qui, prétendent‑ils, prises seules ou avec de l’alcool, ont provoqué un comportement psychotique, délirant et involontaire, des réactions que l’on n’associe généralement pas à l’ivresse. Comme je le signale plus loin, il y a de bonnes raisons de croire que le Parlement savait que l’alcool seul ne risque pas d’entraîner l’état de délire s’apparentant à l’automatisme qu’il cherchait à réglementer en adoptant l’art. 33.1 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46. Tel que l’a écrit le juge Lauwers dans R. c. Sullivan, 2020 ONCA 333, 151 O.R. (3d) 353, [traduction] « il n’est pas certain que l’intoxication alcoolique extrême entraîne un trouble d’automatisme non mental du point de vue de la science élémentaire » (par. 288). Quoi qu’il en soit, les présents motifs ne se prononcent pas sur la responsabilité criminelle à l’égard d’actes violents provoqués seulement par l’alcool, qui ne relèvent pas d’un état psychotique s’apparentant à l’automatisme vécu par M. Brown et dont a parlé le juge du procès. Je maintiens expressément la règle de common law selon laquelle l’ivresse, en l’absence d’une preuve scientifique claire d’automatisme, ne constitue pas un moyen de défense opposable aux crimes d’intention générale, y compris aux crimes violents telle l’agression sexuelle.

[5] Il convient donc de souligner que M. Brown n’était pas simplement ivre ou drogué. En clair, selon le droit au Canada, l’intoxication sans automatisme n’est pas un moyen de défense opposable au type de crime violent en cause dans l’affaire qui nous occupe. Le sort des questions constitutionnelles dans les présents pourvois n’a aucune incidence sur la règle voulant que l’intoxication sans automatisme ne soit pas un moyen de défense opposable aux crimes violents d’intention générale au Canada.

[43] La common law s’est montrée peu indulgente à l’égard des contrevenants qui affirment que leur intoxication les rendait incapables de former l’intention coupable nécessaire. En principe, l’intoxication ne permet pas au coupable d’échapper au caractère infamant d’une déclaration de culpabilité légitime ou à l’infliction d’une peine juste en droit canadien. L’intoxication sans automatisme ne constitue jamais un moyen de défense opposable aux crimes d’intention générale, dont l’homicide involontaire coupable, les voies de fait et l’agression sexuelle (voir Director of Public Prosecutions c. Beard, [1920] A.C. 479 (H.L.); Leary, p. 57‑60). Dans l’arrêt Leary, la majorité a estimé que l’insouciance dont fait preuve la personne qui s’enivre était une raison suffisante pour conclure à l’existence d’une intention coupable pour toute infraction d’intention générale qui s’ensuit. À l’époque, la règle énoncée dans l’arrêt Leary s’appliquait à tous les degrés d’intoxication, y compris l’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme. L’intoxication n’exonère l’accusé que dans le cas des crimes d’intention spécifique, tel le meurtre, en raison de la complexité de la mens rea exigée pour qu’il y ait déclaration de culpabilité. Je le répète : la règle selon laquelle l’intoxication ne constitue pas un moyen de défense opposable aux crimes d’intention générale n’est pas touchée par le présent pourvoi, sauf dans les cas d’intoxication s’apparentant à l’automatisme.

[45] Il convient de rappeler que la plupart des degrés d’intoxication ne peuvent pas être opposés comme moyen de défense à des crimes d’intention générale comme les voies de fait graves dont M. Brown a été déclaré coupable en appel. Seul le degré le plus élevé d’intoxication — celui qui rend l’individu incapable de se maîtriser — est en cause en l’espèce : l’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme en tant que moyen de défense contre les accusations de crimes violents d’intention générale et, rappelons‑le, uniquement si cette intoxication est volontaire.

[154] Il n’est pas injustifié de dire que le champ d’application étroit de l’art. 33.1 limite ces effets négatifs. L’article 33.1 ne s’applique, comme nous l’avons vu, qu’aux infractions violentes d’intention générale visées au par. 33.1(3). Il n’est pas non plus injustifié d’affirmer que le fardeau de démontrer l’automatisme représente un obstacle de taille pour l’accusé et que la disposition s’applique uniquement à certaines substances intoxicantes aux propriétés susceptibles de provoquer un état voisin de l’automatisme. Bien que les considérations susmentionnées puissent limiter le nombre de contrevenants qui s’exposent à ces conséquences fâcheuses, il vaut mieux reconnaître que l’argument fondé sur l’étroitesse du champ d’application est à double tranchant. S’il est effectivement vrai que l’art. 33.1 ne s’applique pas à l’alcool seul, par exemple — un point que je n’ai pas à trancher en l’espèce — alors certains des avantages attribués à la disposition par la Couronne étaient déjà assurés par les aspects de la règle établie dans l’arrêt Leary qui empêchaient d’invoquer comme moyen de défense la plupart des formes d’intoxication dans le cas des crimes d’intention générale, et qui avaient été maintenus par l’arrêt Daviault.

Le caractère volontaire au sens physique est un principe de justice fondamentale et une condition qui doit être respectée pour toutes les véritables infractions criminelles; il constitue un élément central de la préoccupation du droit criminel d’éviter que des personnes moralement innocentes soient condamnées.

Ce phénomène se distingue du caractère involontaire au sens moral, un concept qui décrit des scénarios où l’accusé conserve la maîtrise de son corps, mais n’a d’autre choix réaliste que de commettre un acte coupable.

[47] L’automatisme se manifeste par des mouvements involontaires qui peuvent être associés à des crises cardiaques, à des convulsions ou à des chocs « externes », ou encore à des états comme le somnambulisme ou le delirium, où le corps de l’individu peut bouger, mais où il n’y a aucune connexion entre l’esprit et le corps (Bratty c. Attorney‑General for Northern Ireland, [1963] A.C. 386 (H.L.), p. 409; Rabey, p. 523). Le caractère volontaire au sens physique est un principe de justice fondamentale et une condition qui doit être respectée pour toutes les véritables infractions criminelles; il constitue un élément central de la préoccupation du droit criminel d’éviter que des personnes moralement innocentes soient condamnées (Daviault, p. 74; R. c. Ruzic, 2001 CSC 24, [2001] 1 R.C.S. 687, par. 46‑47; R. c. Bouchard‑Lebrun, 2011 CSC 58, [2011] 3 R.C.S. 575, par. 45). Sans mouvement corporel volontaire de l’accusé, la Couronne ne peut pas prouver l’actus reus hors de tout doute raisonnable (R. c. Théroux, 1993 CanLII 134 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 5, p. 17‑18). Ce phénomène se distingue du caractère involontaire au sens moral, un concept qui décrit des scénarios où l’accusé conserve la maîtrise de son corps, mais n’a d’autre choix réaliste que de commettre un acte coupable (Ruzic, par. 44).

[48] De plus, un automate ne peut former la mens rea ou l’intention coupable requise si ses actes sont involontaires. L’accusé dépourvu de la maîtrise consciente de sa conduite ne peut évidemment pas avoir l’intention de commettre ses actes involontaires. Engager la responsabilité criminelle d’une personne sans preuve qu’elle a commis une faute contrevient aussi aux principes de justice naturelle (Renvoi sur la MVA, p. 513‑515).

[49] Rappelons que dans l’arrêt Bernard, la juge Wilson a écrit que, dans un cas d’intoxication véritable s’apparentant à l’automatisme, il pourrait ne pas convenir de substituer la preuve de l’intention de s’intoxiquer à la preuve de l’intention de commettre l’infraction violente (p. 889‑890). Le choix de s’intoxiquer par des moyens légaux ou illégaux — choix que font de nombreux Canadiens — ne peut pas être assimilé à l’intention de commettre l’acte illégal. Une telle substitution porte atteinte à la présomption d’innocence, car un individu pourrait alors être déclaré coupable même s’il subsiste un doute raisonnable quant à l’établissement des éléments essentiels de l’infraction (Oakes, p. 134; R. c. Vaillancourt, 1987 CanLII 2 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 636, p. 656).

L’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme est un moyen de défense exigeant, qui oblige l’accusé à démontrer que sa conscience était diminuée à un point tel qu’il n’avait aucun contrôle volontaire de ses actes. Ce n’est pas la même chose que le simple fait de se réveiller sans se rappeler d’avoir commis un crime. L’incapacité d’un individu à se rappeler ce qu’il a fait ne prouve pas qu’il agissait involontairement. Ce n’est pas non plus la même chose qu’un épisode psychotique où le caractère volontaire au sens physique demeure intact.

[50] Je constate que la défense a été qualifiée de phénomène « rare » dans la jurisprudence (Daviault, p. 92‑93; Sullivan, par. 118). Le procureur général du Manitoba conteste cette affirmation et cite des cas de violence mettant en cause des drogues illicites aux propriétés psychotropes connues. De toute évidence, la violence perpétrée en état d’intoxication est un grave problème social. Quelle que soit la part de ce phénomène rattachée à la conduite involontaire, il convient de signaler que l’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme est un moyen de défense exigeant, qui oblige l’accusé à démontrer que sa conscience était diminuée à un point tel qu’il n’avait aucun contrôle volontaire de ses actes. Ce n’est pas la même chose que le simple fait de se réveiller sans se rappeler d’avoir commis un crime. L’incapacité d’un individu à se rappeler ce qu’il a fait ne prouve pas qu’il agissait involontairement. Ce n’est pas non plus la même chose qu’un épisode psychotique où le caractère volontaire au sens physique demeure intact. Mais même si l’on acceptait que la défense est rarement invoquée, cela ne semble guère concluant pour l’un ou l’autre point de vue. Le fait qu’il arrive rarement qu’une personne soit la victime d’actes violents commis en état d’intoxication extrême constitue un bien piètre réconfort pour cette personne. Il est tout aussi effrayant de penser que le fait de refuser le moyen de défense en cause à une personne moralement et physiquement incapable de commettre un crime soit d’une façon ou d’une autre acceptable au motif que de tels actes se produisent rarement.

Je prends bonne note que le préambule du projet de loi C‑72 prévoit que, dans la plupart des cas, l’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme est le résultat non pas de la consommation d’alcool seulement, mais de la consommation d’autres substances intoxicantes ou d’un mélange d’alcool et d’une autre substance.

Bien que l’arrêt Daviault et le Parlement aient mis l’accent sur l’« ivresse », l’historique parlementaire et les faits du présent pourvoi et des pourvois Sullivan et Chan tendent à indiquer que la défense d’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme ne sera généralement pas pertinente dans les cas où seul l’alcool est en cause.

ll serait [donc] inopportun en l’espèce d’exclure une conclusion d’intoxication extrême provoquée par n’importe quelle substance intoxicante prise seule, si la preuve médicale et scientifique dicte pareille conclusion.

[61] Je prends bonne note que le préambule du projet de loi C‑72 prévoit que, dans la plupart des cas, l’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme est le résultat non pas de la consommation d’alcool seulement, mais de la consommation d’autres substances intoxicantes ou d’un mélange d’alcool et d’une autre substance. En faisant ce constat, le Parlement s’est fondé sur les rapports et témoignages de trois experts à l’appui de sa conclusion selon laquelle l’alcool ne provoque pas seul un état d’automatisme. Un spécialiste, le DHarold Kalant, a affirmé qu’aucune preuve scientifique n’établissait que l’alcool pouvait entraîner l’automatisme, en l’absence d’un problème de santé sous‑jacent (pourvois Sullivan et Chan, d.a., vol. VI, p. 93‑95; voir aussi les témoignages des Drs Kendall et Bradford dans Comité permanent de la Justice et des questions juridiques, Témoignages, no 161, 1re sess., 35elég., 13 juin 1995, p. 23‑27). Même si l’art. 33.1 parle d’intoxication en général, sans établir de distinction formelle entre les substances licites et les substances illicites, le préambule du projet de loi C‑72 déclare que « le Parlement du Canada est conscient [. . .] de l’existence de preuves scientifiques selon lesquelles la consommation de la plupart des substances intoxicantes, dont l’alcool, n’a pas en soi pour effet de faire en sorte qu’une personne agisse de façon involontaire ».

[62] Bien que l’arrêt Daviault et le Parlement aient mis l’accent sur l’« ivresse », l’historique parlementaire et les faits du présent pourvoi et des pourvois Sullivan et Chan tendent à indiquer que la défense d’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme ne sera généralement pas pertinente dans les cas où seul l’alcool est en cause. Les experts dans la présente affaire ont expliqué, en renvoyant à la définition juridique de l’automatisme, que la psilocybine peut provoquer du délire, des épisodes psychotiques, de la confusion et de la désorientation (d.a., vol. III, p. 241 et 315). Le DKalant, en revanche, a affirmé devant le Parlement qu’en temps normal, l’alcool entraîne une diminution progressive de l’activité des cellules nerveuses dans le cerveau jusqu’à ce que la personne perde conscience et devienne incapable de bouger (pourvois Sullivan et Chan, d.a., vol. VI, p. 93), un effet qui ne correspond pas à l’état de conscience diminué et aux mouvements involontaires nécessaires d’un véritable état d’automatisme. Les prétentions d’intoxication extrême doivent, bien entendu, être évaluées eu égard aux faits et à la preuve d’expert produite au procès. Il serait inopportun en l’espèce d’exclure une conclusion d’intoxication extrême provoquée par n’importe quelle substance intoxicante prise seule, si la preuve médicale et scientifique dicte pareille conclusion.

L’article 33.1 ne crée nulle part une nouvelle infraction assortie ou non des mêmes peines, qu’il s’agisse d’une infraction sous‑jacente d’intoxication volontaire extrême ou d’une nouvelle infraction fondée sur la négligence criminelle.

[76] Que dit en fait la disposition contestée? Le paragraphe 33.1(1) abolit le moyen de défense fondé sur l’intoxication volontaire s’apparentant à l’automatisme dans le cas des infractions violentes énumérées au par. 33.1(3) lorsque l’accusé s’écarte de façon marquée de la norme de diligence énoncée au par. 33.1(2). Il commence par les mots « [n]e constitue pas un moyen de défense ». Dans le contexte d’autres dispositions du Code criminel, ces mots ont constamment été interprétés comme invalidant ou limitant un moyen de défense (R. c. George, 2017 CSC 38, [2017] 1 R.C.S. 1021, par. 7; R. c. Levigne, 2010 CSC 25, [2010] 2 R.C.S. 3). L’article 33.1 ne crée nulle part une nouvelle infraction assortie ou non des mêmes peines, qu’il s’agisse d’une infraction sous‑jacente d’intoxication volontaire extrême ou d’une nouvelle infraction fondée sur la négligence criminelle. L’accusé doit supporter toute l’infamie d’une déclaration de culpabilité et toute la rigueur de la peine infligée pour l’infraction d’intention générale visée au par. 33.1(3). Dans le cas de M. Brown, cette infraction est celle de voies de fait graves qui est incluse dans le premier chef de son acte d’accusation. Pour M. Sullivan, les infractions sont celles de voies de fait graves et d’agression armée. En ce qui concerne M. Chan, les infractions sont l’homicide involontaire coupable et les voies de fait graves. Dans aucune de ces affaires, les accusés n’ont été inculpés d’intoxication volontaire extrême dangereuse ou négligente causant des lésions corporelles. L’intoxication volontaire extrême peut fort bien être un exemple de ce que de nombreux Canadiens considèrent comme une conduite moralement répréhensible, mais l’art. 33.1 — ou toute autre loi fédérale d’ailleurs — ne la désigne pas comme un acte illégal.

[83] De plus, aucune interprétation plausible de cette disposition ne tend à indiquer que l’intoxication volontaire comporte intrinsèquement une prévisibilité raisonnable du risque de lésions corporelles, comme l’a signalé à juste titre le juge qui a tenu le voir‑dire en l’espèce, aux par. 36‑37. J’abonde par ailleurs dans le sens du juge Paciocco lorsqu’il affirme, dans l’arrêt Sullivan, qu’on ne règle pas le problème en qualifiant l’acte violent d’écart marqué. C’est le cas parce que, comme il l’écrit, [traduction] « une faute morale ne peut se fonder sur une seule conséquence » (par. 94). S’appuyant sur l’arrêt rendu par notre Cour dans l’affaire Creighton, p. 58, il explique que la faute morale inhérente à la négligence pénale « tient à l’omission d’envisager un risque dont une personne raisonnable se serait rendu compte » (par. 94). Si l’écart marqué par rapport à la norme se limitait à l’acte violent, la loi admettrait une forme de responsabilité absolue. À sa face même et malgré les mots « s’écarte de façon marquée » que l’on trouve au par. (1), l’art. 33.1 n’est pas une disposition qui crée une faute; il s’agit plutôt d’une disposition qui établit des conditions devant être réunies pour que soit engagée la responsabilité de l’auteur d’un acte de violence commis en état d’intoxication. La faute est celle qui est déjà requise pour l’infraction mentionnée au par. 33.1(3).

[85] Contrairement à ce que prétend la Couronne, la norme de faute fondée sur « l’écart marqué » qui est prévue au par. 33.1(2) s’applique clairement à l’infraction violente, et non à l’acte de s’intoxiquer volontairement. La définition de l’adjectif « volontaire » ne peut pas non plus fournir la mens rea de la négligence criminelle, parce qu’elle ne nous apprend rien sur le risque, que ce soit au moyen de la prévisibilité de l’intoxication extrême ou de la possibilité de violence.

[88] Notre Cour ne peut pas non plus « interpoler » cette interprétation, comme le suggère la Couronne, en s’appuyant sur les notes marginales accompagnant la disposition législative et la présomption de constitutionnalité. Cela dénaturerait le sens qu’on peut attribuer au texte de manière plausible. Dans les pourvois Sullivan et Chan, le procureur de la Couronne a signalé à notre Cour la note marginale du projet de loi C‑72 qui a été ajoutée à côté du par. 33.1(2) à l’appui de son interprétation (transcription, p. 7). Même si la note marginale dit « Responsabilité criminelle en raison de l’intoxication », elle ne peut supplanter le libellé clair de l’art. 33.1, quelle que soit sa pertinence pour l’interprétation de l’intention du Parlement. Peu importe ce que la note marginale peut laisser croire, le libellé de l’article indique que la faute est déterminée non pas « en raison de » l’intoxication, mais « alors que » l’accusé était en état d’intoxication. Le recours par la Couronne à la présomption de constitutionnalité est également compromis par le sens clair de l’article. La présomption ne peut justifier une interprétation qui est si clairement contredite par le libellé de la disposition législative (Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, 1995 CanLII 112 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 1031, par. 15).

Le problème du caractère volontaire pourrait peut‑être être évité si le Parlement créait une infraction d’intoxication dangereuse ou d’intoxication causant des lésions dont l’un des éléments essentiels serait l’intoxication volontaire.

[93] L’article 33.1 impose également une responsabilité criminelle lorsque l’intoxication ne s’accompagne pas de la prévisibilité objective d’un préjudice. Tout comme l’art. 33.1 ne fait aucune distinction fondée sur la gravité des conséquences de l’intoxication, il ne fait pas non plus de distinction fondée sur le risque de préjudice, risque qui peut varier selon la substance intoxicante ingérée. Il n’y a aucun doute que certaines formes d’intoxication volontaire intrinsèquement risquées — comme le fait de mélanger de l’alcool avec des drogues dangereuses — peuvent entraîner un préjudice raisonnablement prévisible. Le problème tient au fait que l’art. 33.1 s’applique même lorsque la substance intoxicante en question est bien connue pour ses propriétés relaxantes ou thérapeutiques : « . . . la disposition semble susceptible de s’appliquer à des personnes qui n’ont pas ou peu de choses à se reprocher » (H. Parent, « La constitutionnalité de l’article 33.1 du Code criminel : analyse et commentaires » (2022), 26 Rev. can. D.P. 175, p. 190). Des formes d’intoxication volontaire qui présentent un risque raisonnablement prévisible de préjudice sont plus blâmables que celles ne posant pas ce risque, parce que l’individu s’est intoxiqué en dépit des risques connus. Pourtant, l’art. 33.1 vise toutes ces formes sans distinction, reposant sur la prémisse que toute intoxication volontaire extrême est blâmable.

[98] Le problème du caractère volontaire pourrait peut‑être être évité si le Parlement créait une infraction d’intoxication dangereuse ou d’intoxication causant des lésions dont l’un des éléments essentiels serait l’intoxication volontaire. Dans le cas de cette infraction hypothétique, l’essence de l’infraction est l’intoxication volontaire, et non l’acte involontaire qui s’ensuit. Je rappelle qu’il s’agit en partie de l’invitation que les juges majoritaires de notre Cour avaient formulée dans l’arrêt Daviault (p. 100); une mesure législative qui avait également déjà été proposée presque vingt ans avant l’adoption du projet de loi C‑72 par le juge Dickson, plus tard juge en chef, dans l’arrêt Leary (« le délit d’ivresse associée à un comportement dangereux ») (p. 46‑47). Je rappelle aussi que, dans l’arrêt Sullivan, le juge Paciocco a mentionné cette solution, soulignant qu’elle ne porterait pas atteinte aux droits garantis par la Charte dont l’art. 33.1 fait abstraction : [traduction] « On criminaliserait ainsi », a‑t‑il écrit, « l’acte même dont la Couronne affirme tirer la faute morale en cause, à savoir la décision de s’intoxiquer dans les cas où l’intoxication s’avère, en raison des gestes que pose par la suite l’accusé, avoir été dangereuse » (par. 134). Ce n’est toutefois pas ce que le Parlement a édicté, en ce sens que l’art. 33.1 expose l’accusé au risque d’une déclaration de culpabilité à l’égard de l’infraction visée au par. 33.1(3) et non de l’intoxication extrême, qui n’est pas en soi un acte illégal.

La présomption d’innocence ne sera respectée que si la preuve du fait substitué mène « inexorablement » à la conclusion que l’élément essentiel qu’il remplace existe. Ce lien doit nécessairement demeurer valable « dans tous les cas » et ne peut reposer sur une simple probabilité ni sur une déduction conforme au bon sens. Sinon, l’accusé risque d’être déclaré coupable sur le fondement de la preuve du fait substitué, malgré l’existence d’un doute raisonnable quant à l’élément essentiel de l’infraction ainsi remplacé.

L’art. 33.1 a pour effet d’inviter le tribunal à reconnaître l’accusé coupable même lorsqu’il subsiste un doute raisonnable quant à la volonté ou à la faute requises pour prouver l’infraction violente, ce qui va à l’encontre de la présomption d’innocence prévue à l’al. 11d).

[99] L’alinéa 11d) de la Charte garantit le droit de l’inculpé d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable. Pour faire déclarer l’accusé coupable, la Couronne doit prouver hors de tout doute raisonnable tous les éléments essentiels de l’infraction, y compris la mens rea requise pour cette infraction. Comme mon collègue le juge Moldaver l’a expliqué dans l’arrêt Morrison, le Parlement prévoit parfois que la preuve d’un fait est présumée être la preuve de l’un des éléments essentiels d’une infraction, ajoutant que ce type de substitution peut être conforme à l’al. 11d). Pourtant, comme il l’a fait observer, la présomption d’innocence ne sera respectée que si la preuve du fait substitué mène « inexorablement » à la conclusion que l’élément essentiel qu’il remplace existe (par. 52). Ce lien doit nécessairement demeurer valable « dans tous les cas » et ne peut reposer sur une simple probabilité ni sur une déduction conforme au bon sens (par. 53). Sinon, l’accusé risque d’être déclaré coupable sur le fondement de la preuve du fait substitué, malgré l’existence d’un doute raisonnable quant à l’élément essentiel de l’infraction ainsi remplacé.

[102] Je suis en désaccord avec la Couronne. Monsieur Brown a raison d’affirmer que l’art. 33.1substitue irrégulièrement la preuve de l’intoxication volontaire à la preuve des éléments essentiels d’une infraction, ce qui va à l’encontre de l’al. 11d) de la Charte.

[103] Comme je l’ai déjà signalé, l’art. 33.1abolit sans équivoque la défense selon laquelle l’accusé n’avait pas l’intention générale ou la volonté de commettre l’infraction. L’article 33.1 substitue donc la faute et la volonté de s’intoxiquer à la faute et à l’intention de commettre l’infraction violente. Cette disposition a été qualifiée de [traduction] « forme de culpabilité par procuration prévue par la loi » qui permet de substituer la culpabilité morale que l’on peut associer à l’intoxication extrême volontaire à la mens rea des infractions violentes d’intention générale sur lesquelles repose l’accusation portée en vertu du par. 33.1(3) (Lawrence, p. 391; voir aussi F. E. Chapman, « Sullivan. Specific and General Intent be Damned : Volition Missing and Mens ReaIncomplete » (2020), 63 C.R. (7th) 164, p. 167‑171). Pour éviter ce problème de substitution irrégulière, le juge des faits doit être convaincu que la faute associée à l’intoxication est telle que l’on puisse légitimement tenir l’individu responsable de sa conduite violente.

[104] L’article 33.1 ne satisfait pas au critère formulé dans l’arrêt Morrison et constitue une substitution irrégulière sur le plan constitutionnel. Même si l’accusé qui perd la maîtrise consciente de ses actes et attaque une autre personne après avoir passé la nuit à consommer abusivement des substances est sans aucun doute moralement blâmable, l’art. 33.1 se heurte à des difficultés évidentes. Il ne fait pas de distinction, par exemple, entre l’accusé et les personnes moralement irréprochables qui consomment volontairement des substances intoxicantes légales à des fins personnelles ou médicales. On ne peut donc pas dire que, « dans tous les cas » prévus à l’art. 33.1, on peut substituer l’intention de s’intoxiquer à l’intention de commettre une infraction violente. De plus, même dans le cas de l’accusé qui a volontairement ingéré une drogue illégale comme des champignons magiques, la preuve de l’intoxication volontaire n’entraîne pas inexorablement la conclusion que l’accusé voulait commettre ou a volontairement commis des voies de fait graves dans tous les cas.

[105] En somme, l’art. 33.1 a pour effet d’inviter le tribunal à reconnaître l’accusé coupable même lorsqu’il subsiste un doute raisonnable quant à la volonté ou à la faute requises pour prouver l’infraction violente, ce qui va à l’encontre de la présomption d’innocence prévue à l’al. 11d).

Étant donné le risque manifeste que l’art. 33.1 entraîne la déclaration de culpabilité d’un accusé qui n’avait aucune raison de croire que son intoxication volontaire donnerait lieu à des actes violents, je conviens avec lui, de même qu’avec les intimés dans les pourvois Sullivan et Chan, que l’art. 33.1 échoue à l’étape de la proportionnalité et ne peut donc être sauvegardé en vertu de l’article premier.

[114] À mon humble avis, M. Brown sous‑estime considérablement les importants objectifs d’intérêt public que poursuivait le Parlement en adoptant l’art. 33.1. Cela dit, étant donné le risque manifeste que l’art. 33.1 entraîne la déclaration de culpabilité d’un accusé qui n’avait aucune raison de croire que son intoxication volontaire donnerait lieu à des actes violents, je conviens avec lui, de même qu’avec les intimés dans les pourvois Sullivan et Chan, que l’art. 33.1 échoue à l’étape de la proportionnalité et ne peut donc être sauvegardé en vertu de l’article premier. Après avoir soupesé les effets bénéfiques et les effets préjudiciables de l’art. 33.1, y compris le risque que constituent à mon avis des déclarations de culpabilité injustifiées, je conclus que le coût des objectifs du Parlement est trop élevé.

[124] L’objectif sur la base duquel le Parlement voulait agir se distingue de l’objectif de protection de la disposition législative. En fait, il repose sur l’idée philosophique qu’un individu ne devrait pas être en mesure de créer les conditions de sa propre défense au criminel pour se soustraire à la responsabilité du crime commis (voir S. Dimock, « Actio Libera in Causa » (2013), 7 Crim. Law and Philos. 549, p. 511 (qui donne l’exemple du contrevenant qui s’est volontairement intoxiqué); voir aussi Plaxton et Mathen, p. 257). Comme l’a écrit le professeur Parent, en plus de protéger le public, « l’article 33.1 vise à responsabiliser les personnes intoxiquées qui portent atteinte à l’intégrité physique d’autrui » compte tenu de ce qu’il décrit comme la « participation active de l’individu dans la création de l’incapacité qu’il invoque et du risque qui s’est concrétisé » (p. 176 et 184 (en italique dans l’original)). L’essence de l’objectif de responsabilisation se situe là : un individu est responsable de son absence de volonté parce que son choix d’ingérer des substances intoxicantes et de devenir extrêmement intoxiqué finit par créer un risque de violence. La conduite physiquement involontaire ne découle pas d’un accident ou d’une quelconque force externe, mais d’un choix et, en conséquence, le Parlement a jugé que le contrevenant doit répondre de cette conduite. Le lien constaté dans l’historique parlementaire entre la violence et l’intoxication serait atténué, selon ce point de vue moral, si les gens assumaient la responsabilité du choix qu’ils ont fait de consommer des substances intoxicantes et les risques que pose ce choix. Vu le danger qu’ils créent de par le caractère volontaire de leur intoxication extrême, les gens qui causent du tort à autrui dans cet état sont « loin d’être sans reproche », pour rappeler l’expression utilisée par le juge Sopinka, dans ses motifs dissidents dans Daviault. En réponse à la réaction du public face à l’arrêt Daviault, l’art. 33.1 a pour objectif d’intérêt public distinct de tenir responsables du danger qu’elles ont créé les personnes qui s’intoxiquent volontairement à l’extrême.

[125] La démonstration peut‑être la plus claire que l’objectif du Parlement ne peut être limitée à l’objet de protection réside dans l’explication qu’a donnée le ministre au sujet de la raison pour laquelle la création d’une infraction autonome a été rejetée au motif qu’elle ne permettait pas la réalisation des objectifs qu’il visait. Il a accepté l’avis qu’une nouvelle infraction autonome d’intoxication criminelle aurait représenté une solution inadéquate. Bien qu’elle eût offert une protection contre la violence perpétrée en état d’intoxication extrême, elle ne permettrait pas de réaliser l’objectif de responsabilisation visé par le Parlement en ce que le contrevenant n’aurait pas à répondre du fait d’avoir créé le risque de commettre un crime violent visé plus grave, susceptible d’entraîner une peine et un opprobre plus significatifs. Même s’il était reconnu coupable de la nouvelle infraction, en raison de son intoxication extrême volontaire, le contrevenant ne répondrait pas de toute l’étendue du préjudice en droit, et il bénéficierait de ce que le ministre a appelé un « tarif réduit pour ivresse » (« drunkenness discount » en anglais) (Comité permanent de la Justice et des questions juridiques, 6 avril 1995, p. 6). Le ministre a affirmé en Chambre que « [l]e gouvernement croit que l’individu qui devient volontairement intoxiqué au point de perdre le contrôle ou la conscience de ses actes [. . .] doit [. . .] être tenu criminellement responsable [c.‑à‑d. des voies de fait reprochées], et de rien de moins » (Hansard, 27 mars 1995, p. 11037).

[141] À la lumière de ces solutions de rechange, en particulier celle proposée par le juge qui a tenu le voir‑dire, laquelle aurait permis de réaliser l’objectif de responsabilisation visé par le Parlement de manière réelle et substantielle, je conclus que l’art. 33.1 ne porte pas une atteinte minimale. Les objectifs de protection et de responsabilisation visés par le Parlement auraient été réalisés en partie par l’infraction autonome et réalisés de façon encore plus complète si le Parlement avait donné suite adéquatement à son projet de disposition fondé sur une norme de négligence criminelle conforme à la Constitution. Mais je reconnais qu’il s’agit d’une décision épineuse et que les experts qui ont étudié les solutions de rechange ne sont pas tous du même avis. Par exemple, le professeur Parent propose pas moins de quatre variantes du thème de la négligence criminelle, toutes conçues pour que la faute objective exigée par un art. 33.1 remodelé fasse en sorte que seules les personnes qui méritent l’opprobre d’une déclaration de culpabilité au criminel soient punies pour les infractions d’intention générale (p. 191).

[145] À mon avis, M. Brown a raison sur ce point. Au final, les avantages concrets de l’art. 33.1 ne l’emportent pas sur le coût à payer, en particulier en ce qui concerne ce que le juge qui a tenu le voir‑dire a appelé les [traduction] « principes sacro‑saints » qui font partie intégrante de notre système de justice criminelle, notamment la présomption d’innocence (par. 89).

[152] La lacune fondamentale de l’art. 33.1 réside dans le fait qu’il risque de donner lieu à des déclarations de culpabilité injustifiées. En refusant ne serait‑ce qu’à une petite fraction des accusés la possibilité de soulever un doute raisonnable quant aux éléments constitutifs de l’infraction reprochée que sont la volonté et la mens rea, l’art. 33.1 permet de déclarer une personne coupable, de l’exposer à l’opprobre, de restreindre ses libertés, sans parler des autres conséquences d’une déclaration de culpabilité au criminel, et ce, pour des gestes involontaires. L’article 33.1 va à l’encontre des principes directeurs fondamentaux — en particulier la très importante présomption d’innocence — qui sont nécessaires pour permettre aux individus d’affronter de façon équitable le pouvoir de l’État au sein du système de justice criminelle. Il permet de reconnaître coupable un accusé pour un acte dont il n’était pas conscient et qu’il ne pouvait pas maîtriser, et qui ne peut donc pas répondre à la définition d’« acte coupable » au sens de l’infraction visée au par. 33.1(3). On arrive à ce résultat même lorsque l’individu consomme de l’alcool ou des drogues dans des situations courantes où l’on ne peut prévoir subjectivement ou objectivement un risque d’automatisme ou de violence.

[153] Je conviens avec les juridictions inférieures que les effets préjudiciables de l’art. 33.1 sont sérieux et troublants. Pour citer les propos tenus par le juge Vertes dans l’affaire R. c. Brenton (1999), 1999 CanLII 4334 (NWT SC), 180 D.L.R. (4th) 314 (C.S.T.‑N.‑O.), en écartant le moyen de défense d’automatisme, l’art. 33.1 [traduction] « écarte le principe fondamental de la volonté ainsi que la présomption d’innocence, qui constituent des valeurs consacrées par la Charte et qui sont au cœur même de notre système de droit pénal, tel qu’il s’est développé au fil des siècles » (par. 122). Dans l’affaire Dunn, la juge Wallace a estimé qu’il existe peu de violations aussi graves, car [traduction] « lorsqu’on peut déclarer un accusé coupable sans qu’il soit prouvé qu’il avait l’intention de commettre les actes qui lui sont reprochés ou que ceux‑ci étaient volontaires, on fait de la responsabilité absolue une des caractéristiques de la justice pénale canadienne, on affaiblit la présomption d’innocence et l’on compromet sérieusement les principes de justice fondamentale » (par. 54). Dans l’arrêt Sullivan, le juge Paciocco explique de façon convaincante que [traduction] « parmi les effets préjudiciables de l’art. 33.1, il faut mentionner la violation de pratiquement tous les principes du droit pénal sur lesquels le droit s’appuie pour protéger les personnes moralement innocentes, y compris la sacro‑sainte présomption d’innocence » (par. 153). Le juge Lauwers a dit que les droits fondamentaux garantis à l’accusé par l’art. 7 et l’al. 11d)sont [traduction] « sévèrement restreints » (par. 287). En l’espèce, la juge Khullar a reconnu que les effets négatifs sur les droits de l’accusé sont [traduction] « sérieux et troublants » (par. 201). Cela est particulièrement vrai lorsqu’on se rappelle que le Parlement n’a pas respecté sa propre promesse, faite dans le préambule du projet de loi C‑72, de protéger pleinement les droits garantis aux accusés par les art. 7 et 11.

[154] Il n’est pas injustifié de dire que le champ d’application étroit de l’art. 33.1 limite ces effets négatifs. L’article 33.1 ne s’applique, comme nous l’avons vu, qu’aux infractions violentes d’intention générale visées au par. 33.1(3). Il n’est pas non plus injustifié d’affirmer que le fardeau de démontrer l’automatisme représente un obstacle de taille pour l’accusé et que la disposition s’applique uniquement à certaines substances intoxicantes aux propriétés susceptibles de provoquer un état voisin de l’automatisme. Bien que les considérations susmentionnées puissent limiter le nombre de contrevenants qui s’exposent à ces conséquences fâcheuses, il vaut mieux reconnaître que l’argument fondé sur l’étroitesse du champ d’application est à double tranchant. S’il est effectivement vrai que l’art. 33.1 ne s’applique pas à l’alcool seul, par exemple — un point que je n’ai pas à trancher en l’espèce — alors certains des avantages attribués à la disposition par la Couronne étaient déjà assurés par les aspects de la règle établie dans l’arrêt Leary qui empêchaient d’invoquer comme moyen de défense la plupart des formes d’intoxication dans le cas des crimes d’intention générale, et qui avaient été maintenus par l’arrêt Daviault.

[155] Cependant, malgré l’étroitesse de son champ d’application et son application rare, l’art. 33.1restreint non pas un, mais trois droits fondamentaux de l’accusé. Il permet de déclarer coupable l’accusé dans les cas où ce dernier a agi de façon involontaire ou ne possédait pas le degré minimal de faute requis, ainsi que dans les cas où la Couronne n’a pas prouvé hors de tout doute raisonnable les éléments essentiels de l’infraction reprochée à l’accusé. Ces limites ont pour effet d’instaurer un régime de responsabilité absolue qui mine bon nombre des convictions fondamentales qui ont servi à structurer notre système de droit pénal. On a du mal à imaginer une série de limites plus graves que la négation de la volonté, de la mens rea et de la présomption d’innocence d’un seul coup. Un accusé peut être moralement blâmable dans une certaine mesure pour avoir consommé volontairement des substances intoxicantes, mais, en droit, ce blâme ne saurait servir de critère de culpabilité à l’égard des infractions visées au par. 33.1(3). En toute déférence, je ne peux me rallier à l’opinion exprimée par le juge Slatter, dans le cadre de la mise en balance des effets bénéfiques et des effets préjudiciables, suivant laquelle [traduction] « [n]ulle personne véritablement innocente sur le plan moral n’est affectée [par l’article 33.1] » (par. 81).

[156] Je reconnais que certains, soulignant en particulier l’avis dissident du juge Sopinka dans l’arrêt Daviault, ont fait valoir que l’art. 33.1 ne crée pas une véritable infraction de responsabilité absolue, car l’intoxication extrême volontaire comporte une faute. Contrairement à la personne qui perd la maîtrise de ses actes par suite d’une crise d’épilepsie incontrôlable, par exemple, le contrevenant extrêmement intoxiqué est « directement responsable de son absence de volonté » (Parent, p. 197). Mais comme je me suis employé à le démontrer, il ne suffit pas que l’art. 33.1 englobe seulement la culpabilité associée à l’intoxication extrême volontaire lorsque l’art. 33.1 ne tient pas compte de la question de savoir si le contrevenant savait ou aurait dû savoir qu’il risquait de perdre la maîtrise de ses actes et, par le fait même, de causer du tort à autrui. Puisque l’art. 33.1 n’intègre pas un critère de prévisibilité objective, il est impossible de dire qui sont les personnes, parmi celles qui ingèrent volontairement des substances intoxicantes, qui sont suffisamment blâmables pour justifier l’opprobre et la peine associés à l’infraction visée au par. 33.1(3) dont elles sont accusées.

[157] Lorsque la substance intoxicante est licite, ou qu’aucune personne raisonnable n’anticiperait le risque d’automatisme, la culpabilité découlant d’une intoxication volontaire est relativement faible et vraisemblablement disproportionnée par rapport à la peine dont serait passible l’individu s’il était reconnu coupable d’une infraction commise alors qu’il se trouvait dans un état voisin de l’automatisme (voir Creighton, p. 48‑49, citant Martineau, p. 647). Bien que M. Brown ait ingéré une drogue illicite, la juge du procès a conclu, sur le fondement de la preuve d’expert, que sa réaction à la drogue n’était pas raisonnablement prévisible. Même si l’ingestion de champignons magiques n’est pas moralement innocente au sens le plus large de cette expression, déclarer M. Brown coupable de voies de fait graves à la lumière des conditions relatives à la volonté et à la mens rea minimale établies par la Charte constituerait, selon moi, une déclaration de culpabilité injustifiée pour l’infraction reprochée.

[159] Le juge qui a tenu le voir-dire dans le cas de M. Brown avait raison de qualifier de « sacro‑saints » les principes qui sont violés par l’art. 33.1. Dans le Renvoi sur la MVA, le juge Lamer (plus tard juge en chef) a écrit que le principe selon lequel un innocent ne doit pas être puni « est depuis longtemps reconnu comme un élément essentiel d’un système d’administration de la justice fondé sur la foi en la dignité et la valeur de la personne humaine et en la primauté du droit » (p. 513).

[160] L’idée suivant laquelle une déclaration de culpabilité prononcée en l’absence de la preuve requise de culpabilité morale menace un système de justice criminelle fondé sur la dignité et la valeur de la personne humaine est un thème récurrent de notre jurisprudence (voir, p. ex., Oakes, p. 136; R. c. Stevens, 1988 CanLII 44 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 1153, p. 1175; R. c. Hess, 1990 CanLII 89 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 906, p. 918). Lorsqu’on punit une personne qui ne savait pas ou ne pouvait pas savoir qu’elle commettait une infraction, a écrit la juge Wilson dans l’arrêt Hess, l’État inflige ainsi une grave atteinte à sa dignité et à sa valeur personnelle. Deux commentaires, cependant, expliquent en partie tout le message derrière cette idée. Tout d’abord, le degré d’innocence sur le plan moral vaut non seulement pour l’obligation de prouver une faute subjective, mais aussi, comme le suggère la juge Wilson, pour les infractions pour lesquelles on détermine la culpabilité selon un critère objectif modifié, ce qui présage les développements ultérieurs du droit dans des affaires comme l’arrêt Creighton. On ne trouve rien de tel à l’art. 33.1 et, à mon avis, il est toujours loisible au Parlement d’élaborer une règle soigneusement conçue en matière de responsabilité pénale pour sanctionner les torts causés par une intoxication volontaire. Ensuite, et surtout, la reconnaissance de la « dignité et [de la] valeur personnelle » de l’accusé ne se fait pas au détriment de la dignité et de la valeur personnelle des victimes d’actes criminels, valeur à laquelle fait allusion le préambule du projet de loi C‑72. Le droit de la victime à la dignité n’est pas non plus relégué au second plan si, dans la mise en balance exigée par l’article premier, l’art. 33.1 est invalidé en raison de ses effets préjudiciables primordiaux de l’action étatique.

[161] Le juge qui a tenu le voir‑dire a reconnu à juste titre que ces principes ont pour raison d’être de s’assurer que les personnes moralement innocentes ne soient pas déclarées coupables (par. 89). L’article 33.1 crée le risque de déclarer une personne coupable de l’infraction visée au par. 33.1(3) sur la base d’une preuve de la culpabilité associée à l’intoxication extrême, sans égard à la prévisibilité objective du préjudice. Il oblige l’individu à répondre de ses actes involontaires, et ce, sans tenir dûment compte de la présomption d’innocence qui protège l’accusé contre l’exercice arbitraire des pouvoirs de l’État. L’article 33.1 pourrait potentiellement s’appliquer à toute personne qui consomme volontairement une substance intoxicante, même si elle le fait avec modération ou pour des raisons médicales alors que la personne raisonnable n’aurait pas prévu des lésions corporelles, même des lésions sans importance ou de nature passagère. Il s’agit là d’un effet préjudiciable extrêmement grave.

[162] Un autre effet préjudiciable de l’art. 33.1 est qu’il punit de façon disproportionnée ceux qui causent involontairement un préjudice, contrairement au principe selon lequel la peine doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction. L’article 33.1 oblige le contrevenant à assumer l’entière responsabilité du crime visé au par. 33.1(3) même si les exigences de l’actus reus et de la mens rea de l’infraction violente ne sont pas respectées. Lors de la détermination de la peine, un contrevenant risque de subir toute la rigueur de la peine dont cette infraction le rend passible, sous réserve de l’exercice par le juge qui détermine la peine de son pouvoir discrétionnaire, conformément à la loi. L’analyse des effets préjudiciables doit être axée sur ces facteurs puisque, aux termes du par. 33.1(3), c’est l’infraction violente pour laquelle l’accusé est déclaré coupable et puni. Il vaut la peine de le répéter : l’essence de l’infraction reprochée à M. Brown n’est pas son intoxication extrême, mais l’agression violente qu’il aurait commise alors qu’il n’avait pas la capacité d’agir volontairement.

[163] Cela dit, je ne perds pas de vue le tollé général, maintes fois souligné, qu’a provoqué l’arrêt Daviault et qui, selon le ministre de la Justice de l’époque, est l’un des facteurs ayant motivé l’adoption de l’art. 33.1. Mais l’indignation publique ne justifie pas en soi des lois inconstitutionnelles. Et, à mon sens, cette intervention du législateur visait d’abord et avant tout à apporter une réponse au fait que la défense d’automatisme accordait l’impunité aux accusés ayant commis des actes de violence alors qu’ils étaient intoxiqués en leur permettant, selon les mots employés par le ministre de la Justice devant le Parlement en 1995, « [d’]échapper aux conséquences prévues par la loi » (Hansard, 27 mars 1995, p. 11038). Mais si l’art. 33.1 était convenablement adapté à la culpabilité de l’accusé — s’il punissait, par exemple, l’intoxication dangereuse ou l’intoxication par négligence criminelle entraînant, de manière objectivement prévisible, une perte de maîtrise ou des lésions corporelles qui ne sont ni sans importance ni de nature passagère —, l’accusé n’échapperait pas aux conséquences de la loi, et les objectifs de responsabilisation et de protection visés par le Parlement seraient réalisés. Il n’appartient pas à notre Cour de résoudre à la place du Parlement le problème du juste équilibre à trouver entre les droits concurrents en présence. Il est toutefois juste de postuler qu’il existe des solutions de rechange socialement et constitutionnellement acceptables à l’immunité totale qui permettent de réaliser les objectifs légitimes de la loi d’une façon plus équitable que ne le prévoit l’art. 33.1.

[166] Les limites imposées aux droits les plus fondamentaux de la Charte dans notre système de justice criminelle l’emportent sur les avantages pour la société qui sont déjà en partie réalisés et que le Parlement peut promouvoir par d’autres moyens. On ne saurait ignorer ici l’importance qu’il convient d’attribuer aux principes de justice fondamentale et à la présomption d’innocence. Dans l’arrêt Oakes, le juge en chef Dickson a expliqué que les droits et libertés n’ont pas tous la même importance : « La gravité des restrictions apportées aux droits et libertés garantis par la Charte variera en fonction de la nature du droit ou de la liberté faisant l’objet d’une atteinte, de l’ampleur de l’atteinte et du degré d’incompatibilité des mesures restrictives avec les principes inhérents à une société libre et démocratique » (p. 139‑140). Certains droits, comme les protections offertes par l’art. 7 et l’al. 11d), ne seront pas aisément supplantés par les intérêts de la collectivité visés par l’article premier. C’est le cas en l’espèce, puisque l’art. 33.1 porte atteinte à des principes fondamentaux qui sont au cœur même de notre système de droit pénal, notamment la présomption d’innocence dont dépend l’équité du système lui-même. L’article 33.1 crée un régime de responsabilité qui ne tient pas compte des principes destinés à protéger les innocents, et il envoie le message qu’il est plus important d’obtenir une déclaration de culpabilité que de respecter ces principes de base de la justice. En mettant en balance les effets bénéfiques et les effets préjudiciables de la disposition en question, je conclus, en toute déférence, que l’impact de cette disposition sur les principes de justice fondamentale est disproportionné par rapport à ses grands avantages d’intérêt public. Pour ces motifs, les limites que l’art. 33.1 impose à l’art. 7 et à l’al. 11d) de la Charte ne peuvent se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique.