Descôteaux c. R., 2017 QCCQ 10555

 

Dès le début de son procès relativement à des accusations de conduite d’un véhicule alors que ses capacités sont affaiblies par l’absorption d’alcool et de conduite avec une alcoolémie supérieure à la limite permise, l’accusé présente une requête en vertu des articles 9et 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés.

Il souhaite faire exclure les résultats des analyses des deux échantillons d’haleine qu’il a fournis puisque les policiers n’avaient pas, au moment de son arrestation, de motifs raisonnables et probables de croire qu’il avait commis l’infraction de conduite avec les capacités affaiblies.

 

ANALYSE

[18]        Le seul point en litige dans la présente affaire est la suffisance des motifs du policier lorsqu’il procède à l’arrestation de l’accusé pour conduite alors que ses capacités sont affaiblies par l’alcool.

[19]        Une arrestation légale requiert la présence de motifs raisonnables de croire qu’un crime a été commis ou est sur le point de l’être[1].

[20]        Comme le rappelle notre Cour d’appel dans Bouchard c. La Reine[2] :

[11]           Les membres des forces policières qui procèdent à une arrestation n’ont pas à être convaincus hors de tout doute raisonnable de l’état d’ébriété du conducteur[2]. Leurs motifs doivent toutefois être suffisants pour convaincre une personne raisonnable que l’individu est susceptible d’avoir commis l’infraction de conduite en état d’ébriété (more likely than not)[3]. Le seuil à franchir, à cette étape, est celui du poids des probabilités.

[12]           Il est clair que la question de savoir s’il existe des motifs raisonnables est une question de fait et non de droit[4]. Cette question comporte un volet subjectif et un volet objectif. L’approche adéquate est celle de se demander s’il existe des faits sur lesquels les policiers peuvent raisonnablement fonder leur croyance.

[13]           Le fait de ne pas considérer l’ensemble des symptômes observés par les agents de la paix et de morceler la preuve afin d’analyser chaque symptôme séparément constitue une erreur d’appréciation qui justifie l’intervention de la Cour supérieure[5].

[…]

[15]           Pour apprécier la présence de motifs raisonnables et probables de procéder à l’arrestation, il faut se limiter aux faits connus des policières et policiers ou qu’il leur est possible de connaître. En d’autres termes, il faut se placer au moment de l’arrestation.

[21]        Le critère « subjectif » réfère à la croyance personnelle, honnête et sincère du policier, au moment de l’infraction, de la présence de motifs raisonnables. Le critère « objectif » signifie que la croyance du policier repose sur la preuve observée, sur des faits au soutien desquels une personne raisonnable conclurait à la présence de motifs raisonnables et probables de procéder à l’arrestation de l’individu.

[22]        Le procureur de l’accusé plaide que le délai très court entre l’interpellation de l’accusé à 5 h 11 et son arrestation à 5 h 13 n’a pas permis au policier de former des motifs raisonnables et probables de croire que l’accusé avait les facultés affaiblies par l’alcool.

[23]        Il soutient que les témoignages des policiers Poirier et Brière ne devraient pas être retenus vu certaines contractions et amplifications des symptômes révélées durant l’audition.

[24]        Traitons d’abord de la courte période d’observation des policiers de deux à trois minutes avant la mise en état d’arrestation.

[25]        Pour souligner son propos, l’accusé réfère à l’affaire Pagé c. La Reine[3], plus particulièrement au paragraphe 34 où le juge Laflamme écrit :

Une très courte durée d’observation d’un accusé ne pose généralement pas de problème à l’obtention de motifs raisonnables. Selon le Tribunal, la durée d’observation est un critère parmi tant d’autres à évaluer. Il est beaucoup plus important de s’attarder à la nature et à l’intensité des symptômes qu’à la durée de leur observation. Plus les symptômes sont nombreux et évidents, moins la durée de l’observation sera nécessaire pour acquérir des motifs raisonnables. Toutefois, lorsque les symptômes sont peu nombreux et perceptibles comme en l’espèce, la durée de l’observation prend une importance accrue, notamment quant à la détermination de la sincérité de la croyance subjective du policier. Il en est de même sur le plan de l’analyse en vue de s’assurer que cette croyance est objectivement fondée sur des motifs raisonnables.

[26]        Au cours de ces deux à trois minutes, l’agent Poirier s’entretient brièvement avec l’accusé. Quoiqu’il conclue de cet échange que l’accusé a une élocution lente et pâteuse, il ne peut préciser la nature ni la durée de l’échange. L’accusé quant à lui est en mesure de préciser que l’agent Poirier lui a demandé ses documents puis s’il avait consommé des boissons alcooliques. Sa réponse est très brève, il admet avoir pris de la bière au Trèfle Noir.

[27]        S’il est vrai que l’agent Poirier a l’avantage de connaitre l’accusé pour l’avoir croisé dans le cadre de leurs fonctions respectives, la brièveté de l’échange rend difficile sa conclusion que l’accusé a une élocution lente et pâteuse. Même si une croyance subjective à cet égard peut revêtir un certain fondement, le Tribunal ne croit pas qu’elle soit objectivement raisonnable dans le contexte d’un si bref échange.

[28]        L’agent Poirier remarque une odeur d’alcool provenant du véhicule de l’accusé. Vu son positionnement près de la portière du côté où prend place l’accusé, cette observation est logique et vraisemblable.

[29]        L’agent Brière quant à lui est de l’autre côté du véhicule, les fenêtres de ce côté étant fermées. Il affirme sentir l’odeur d’alcool qui passe à travers la fenêtre. Cette affirmation est invraisemblable. Alors que l’agent Poirier décrit simplement une odeur d’alcool, sans la qualifier de très intense ou très forte, le Tribunal ne peut croire que cette odeur se dégage des fenêtres au point d’être perceptible par l’agent Brière, et ce, de l’extérieur. Cette affirmation entache la crédibilité de son témoignage.

[30]        L’agent Poirier remarque aussi, toujours au cours de la période précédant l’arrestation, que l’accusé a les yeux rouges et vitreux et que ses gestes sont lents et maladroits. Lorsque questionné sur cette dernière observation, il explique que l’accusé a trouvé ses documents sans problème, son porte-écusson dans lequel se trouvait son permis de conduire et le sac de type Ziplock. Il mentionne que la remise des documents s’exécute avec des gestes lents et qu’il échappe le sac par terre. Or le Tribunal ne peut tirer une conclusion défavorable du fait que le sac tombe par terre. L’accusé mentionne qu’il l’a posé sur le rebord du coffre à gants. La maladresse de l’accusé ne peut certainement pas être déduite de l’équilibre précaire d’un sac plastique vide posé sur le rebord du coffre à gants.

[31]        Si les gestes lents de l’accusé peuvent trouver un fondement subjectif de la connaissance de l’accusé par le policier, les éléments décrits par ce dernier ne permettent pas à une personne raisonnable d’en tirer une conclusion objective.

[32]        Jusqu’à ce moment, les symptômes observés par l’agent Poirier (odeur d’alcool, élocution lente et pâteuse, yeux rouges et vitreux, gestes lents et maladroits et traces faites par le véhiculé à son arrivée) lui permettent de conclure qu’il a des raisons de soupçonner la présence d’alcool dans l’organisme de l’accusé. Il demande à l’accusé de se rendre au véhicule de patrouille situé en face du stationnement.

[33]        Selon l’agent Poirier, le véhicule de patrouille est immobilisé de l’autre côté de la rue, alors que selon l’agent Brière il est plutôt stationné du côté de la résidence de l’accusé. L’accusé pour sa part confirme la version de l’agent Poirier, soit que l’auto-patrouille est immobilisée de l’autre côté de la rue. Encore ici, le témoignage de l’agent Brière est ébranlé quant à sa fiabilité.

[34]        L’agent Poirier demande à son collègue d’aller préparer l’appareil de détection approuvé (ci-après ADA). Selon son témoignage, l’accusé le précède lorsqu’ils se dirigent vers l’auto-patrouille alors que l’agent Brière est devant eux et descend lui aussi. Or l’agent Brière soutient qu’il est déjà près de l’auto-patrouille à ce moment, affairé à préparer l’ADA. Il mentionne avoir remarqué la démarche lente et chancelante de l’accusé alors que celui-ci descendait vers la rue. Contre-interrogé à cet égard, il admet qu’il n’a pas mentionné dans ses notes que la démarche était chancelante, il n’a qu’une note concernant sa lenteur.

[35]        Bien que les policiers puissent utiliser un vocabulaire différent pour exprimer les mêmes observations au cours d’un témoignage et dans leurs notes, il y a ici une grande différence entre une démarche lente et une démarche chancelante. Dans le cadre de la rédaction d’un rapport sur une infraction de conduite avec les facultés affaiblies, la nuance est peu banale. Observer un individu qui marche lentement et observer un individu qui chancelle en marchant commande certainement des notes précises pour chacune de ces observations. Cet ajout, par l’agent Brière, de l’observation d’une démarche chancelante attaque la crédibilité de son témoignage.

[36]        Les versions des deux agents sont irréconciliables quant à la façon dont se déroule le trajet, à partir du véhicule de l’accusé vers l’auto-patrouille. L’agent Poirier prétend que l’agent Brière marche devant l’accusé et lui, alors que l’agent Brière se positionne plutôt déjà près de l’auto-patrouille.

[37]        L’accusé explique que lorsqu’il se dirigeait vers l’auto-patrouille, il marchait dans les roulières tracées par sa voiture à l’arrivée et qu’il a pu avoir une perte d’équilibre au cours du trajet. Il n’a eu aucune difficulté par la suite et dès son arrivée au véhicule de police, l’agent Poirier l’a mis en état d’arrestation.

[38]        Les deux policiers soutiennent que lorsque l’accusé s’immobilise près du véhicule de patrouille, il oscille du devant vers l’arrière. Or confronté à ses notes, l’agent Brière doit admettre qu’il n’a pas mentionné ce détail. Lors de l’audition, il parle d’une grande perte d’équilibre alors qu’il a noté à son rapport « perds pied vers l’arrière, misère à se tenir debout ». Encore une fois, le témoignage de l’agent Brière est ébranlé. Compte tenu de l’ensemble des contradictions et de l’amplification des symptômes de l’accusé lors du témoignage de l’agent Brière, le Tribunal écarte sa version.

[39]        L’agent Poirier, pour sa part, mentionne que l’accusé oscille juste un peu, de la pointe du pied vers le talon, et qu’il a une perte d’équilibre puisqu’il a dû déplacer ses pieds. C’est à ce moment qu’il estime avoir suffisamment de motifs pour procéder à son arrestation. Un léger oscillement, un déplacement de pieds alors que l’on se tient sur une chaussée enneigée ne permet pas, de l’avis du Tribunal, objectivement, de passer de simples soupçons raisonnables à des motifs raisonnables.

[40]        L’analyse démontre que les symptômes suivants subsistent : l’arrivée sinueuse dans l’entrée, l’odeur d’alcool, les yeux rouges et vitreux, une élocution lente et pâteuse, conclusion qui émane d’une courte phrase prononcée par l’accusé, des gestes lents que l’on ne décrit pas de façon précise, une démarche lente dans la pente d’un stationnement enneigé, un léger oscillement et une perte d’équilibre expliquée par le déplacement des pieds, encore une fois sur une surface enneigée.

[41]        L’agent Poirier n’a pas pris le temps d’observer l’accusé afin de lui permettre de décrire les comportements qui l’amenait à conclure aux différents symptômes de l’accusé. Il mentionne qu’il connait l’accusé et qu’il lui paraissait en état d’ébriété. Encore faut-il expliquer en quoi les comportements observés diffèrent de ceux dont il est habituellement témoin. Cette preuve, peut-être disponible, n’a pas été présentée lors de l’audition.

[42]        Le cumul des observations de l’agent Poirier pouvait étayer sa croyance subjective quant à la commission de l’infraction de conduite avec les facultés affaiblies, mais est insuffisant pour rencontrer le critère objectif du test. Une personne raisonnable ne peut, au vu des faits précis décrits par l’agent et des circonstances de l’affaire, conclure qu’il y avait effectivement des motifs raisonnables et probables de procéder à l’arrestation.

[43]        En l’absence de ces motifs raisonnables, l’accusé a été arrêté et détenu en contravention avec l’article 9 de la Charte canadienne des droits et libertés.

REMÈDE APPROPRIÉ

[44]        Le Tribunal doit maintenant examiner le remède approprié selon le paragraphe 24(2) de la Charte à la lumière des trois facteurs établis dans l’arrêt Grant[4] de la Cour suprême du Canada.

[45]        Quant à la gravité de la conduite attentatoire de l’État, le Tribunal estime que l’agent Poirier n’était pas de mauvaise foi. Il a observé plusieurs symptômes qui, bien qu’ils n’aient pas tous été appuyés par des faits précis et concrets, s’expliquent par sa connaissance préalable de l’accusé. Sa croyance subjective que l’accusé avait commis une infraction à l’article 253 du Code criminel n’équivaut pas à un exercice abusif de ses pouvoirs. L’interception est justifiée en vertu de l’article 636 du Code de la sécurité routière et il a eu un comportement respectueux envers l’accusé tout au long de l’intervention. Le Tribunal conclut qu’il n’a pas exercé ses pouvoirs d’une manière abusive. La preuve démontre que la violation résulte davantage d’une appréciation factuelle erronée, d’une rapidité à tirer des conclusions factuelles de ses observations que d’un mépris ou une méconnaissance des devoirs qui lui incombent.

[46]        En ce qui concerne l’incidence de la violation sur les droits de l’accusé, le Tribunal reconnait qu’elle a eu des conséquences sérieuses pour lui : il a été arrêté, détenu et a dû fournir deux échantillons d’haleine.

[47]        Il est reconnu que l’incidence sur les droits de l’accusé est moindre lorsqu’est exercée une activité hautement règlementée comme la conduite automobile.

[48]        Le prélèvement d’un échantillon d’haleine est certainement un procédé moins envahissant qu’une fouille à nu ou qu’un examen des cavités corporelles et se situe à un moindre degré dans l’échelle de gravité que la prise d’échantillon de sang. « Plus l’atteinte est grande, plus il importe que le tribunal écarte les éléments de preuve afin de donner corps aux droits garantis par la Charte aux accusés[5] ».

[49]        La dernière question concerne l’incidence des résultats de l’analyse des échantillons d’haleine sur l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond.

[50]        Les échantillons d’haleine prélevés constituent des éléments de preuve fiables qui sont indispensables à la preuve du ministère public.

[51]        Il faut ajouter qu’à la suite de son arrestation, l’agent Poirier est demeuré dans l’habitacle de l’auto-patrouille avec l’accusé. Une forte odeur d’alcool a envahi l’espace restreint du véhicule et, volubile, l’accusé a jasé avec l’agent Poirier qui a confirmé, au cours de cette conversation plus longue, l’élocution lente et pâteuse de l’accusé.

[52]        En dernière analyse, le Tribunal doit procéder à l’exercice de pondération de l’ensemble des critères élaborés dans l’arrêt Grant[6]. Le Tribunal doit déterminer si, eu égard aux circonstances, l’utilisation des éléments de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

[53]        En l’espèce, l’intervention policière est au départ légale. La violation n’a pas lieu dans le contexte d’une conduite policière inacceptable, abusive et délibéré. La valeur probante des éléments de preuve obtenus est considérable et leur utilisation essentielle à la preuve de la poursuite. L’incidence de la violation est importante, mais la procédure utilisée par les policiers peu intrusive.

[54]        La mise en balance des différents facteurs amène le Tribunal à conclure que l’utilisation des échantillons d’haleine et du résultat de leur analyse n’est pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[55]        REJETTE la requête en exclusion de la preuve de l’accusé requérant.