Trottier c. R., 2018 QCCA 1693 

L’article 14 de la Charte et le droit d’un accusé d’obtenir l’assistance d’un interprète

[35] Dans R. c. Tran[15], arrêt phare en la matière, la Cour suprême du Canada, sous la plume du juge en chef Lamer, souligne en ces termes la raison d’être et l’objectif de l’art. 14 de la Charte canadienne :

Le droit d’un accusé qui ne comprend pas ou ne parle pas la langue des procédures d’obtenir l’assistance d’un interprète répond à plusieurs objectifs importants. D’abord et avant tout, il garantit que la personne accusée d’une infraction criminelle entend la preuve qui pèse contre elle et a pleinement l’occasion d’y répondre. Ensuite, le droit est étroitement lié à nos notions fondamentales de justice, dont l’apparence d’équité. En tant que tel, le droit à l’assistance d’un interprète touche l’intégrité même de l’administration de la justice criminelle au Canada. Enfin, le droit est intimement lié à notre prétention d’être une société multiculturelle, exprimée en partie à l’art. 27 de la Charte. L’importance des intérêts qui sont protégés par le droit à l’assistance d’un interprète favorise une interprétation libérale et fondée sur l’objet visé du droit garanti à l’art. 14 de la Charte, ainsi qu’une application de ce droit qui soit fondée sur des principes.[16]

[36] L’importance de l’art. 14 de la Charte canadienne s’impose à l’évidence :

Il est clair que le droit à l’assistance d’un interprète qu’a l’accusé qui ne peut communiquer ni être compris pour des raisons linguistiques repose sur l’idée fondamentale que personne ne devrait avoir à subir un procès kafkaïen qui risque d’entraîner une perte de liberté. L’accusé a le droit de savoir exactement et de façon concomitante ce qui se produit pendant les procédures qui décideront de son sort. C’est une question d’équité fondamentale. Même si, objectivement, un procès est un modèle d’équité, si l’accusé qui souffre d’un handicap linguistique ne bénéficie pas d’une interprétation intégrale et concomitante des procédures, il est incapable d’en juger par lui‑même. La légitimité même du système de justice aux yeux de ceux qui y sont soumis repose sur leur capacité de comprendre et de communiquer dans la langue dans laquelle les procédures se déroulent.[17]

[37] C’est ce qui fait de l’art. 14 de la Charte canadienne l’expression d’un « “principe de justice fondamentale” au sens de l’art. 7 »[18], mais aussi un cas de figure des art. 15 (droit à l’égalité), 25 (droits des autochtones) et 27 (maintien du patrimoine culturel) de la Charte. Le procès doit avoir lieu dans la langue de l’accusé : lorsque celui-ci ne parle ni le français ni l’anglais ou qu’il est atteint de surdité, l’assistance d’un interprète permet d’assurer au mieux ce droit.

[38] Mais en quoi, pratiquement, consiste le droit que consacre l’art. 14 de la Charte canadienne? Renvoyons de nouveau à l’arrêt Tran, qui en résume comme suit les tenants et aboutissants :

La portée du droit à l’assistance d’un interprète, garanti par l’art. 14 de la Charte, peut être énoncée dans les termes généraux suivants. La norme d’interprétation garantie par la Constitution n’en est pas une de perfection; il s’agit cependant d’une norme de continuité, de fidélité, d’impartialité, de compétence et de concomitance. L’accusé qui ne comprend pas ou ne parle pas la langue des procédures, que ce soit le français ou l’anglais, a droit, à toute étape des procédures où l’affaire progresse, à des services d’interprétation satisfaisant à cette norme fondamentale. Pour établir l’existence d’une violation de l’art. 14, la personne qui invoque le droit qu’il confère doit établir, selon la prépondérance des probabilités, que non seulement elle avait besoin de cette assistance, mais que les services d’interprétation obtenus ne satisfaisaient pas à la norme fondamentale garantie, et ce, pendant que l’affaire progressait. À moins que le ministère public ne soit en mesure de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y a eu renonciation valide et effective à ce droit, qui explique l’absence d’interprétation ou la lacune dans celle‑ci, on aura établi une violation du droit à l’assistance d’un interprète, garanti par l’art. 14 de la Charte. Bien qu’il soit interdit, dans certains cas, de renoncer au droit à l’assistance d’un interprète pour des raisons d’ordre public, lorsque la renonciation est possible, le ministère public doit non seulement établir qu’elle était claire et sans équivoque et faite par quelqu’un qui connaissait et comprenait ce droit, mais encore qu’elle a été faite personnellement par l’accusé ou avec l’assurance de l’avocat de la défense que le droit et l’effet de la renonciation sur celui‑ci ont été expliqués à l’accusé dans une langue qu’il connaît parfaitement.[19]

[39] La consécration de ce droit, « à toute étape des procédures où l’affaire progresse », renvoie à l’idée de la protection des intérêts vitaux de l’accusé[20], ce qui se rapporte à tout sujet ayant des conséquences sur les droits procéduraux ou substantiels des parties[21] et exclut les questions purement administratives ou logistiques[22].

[40] L’art. 14 de la Charte canadienne énonçant une norme constitutionnelle, « les tribunaux devraient être généreux et avoir l’esprit ouvert lorsqu’ils évaluent le besoin d’un accusé de recourir à l’assistance d’un interprète »[23] et ne devraient « pas trop s’empresser de tirer des conclusions défavorables lorsque celui qui invoque le droit a une certaine facilité dans la langue du prétoire »[24]. Une certaine facilité ne suffit pas, en effet, l’objectif étant un niveau élevé de compréhension (voir infra, paragr. [44]).

[41] La Cour suprême explique en outre que la preuve d’un manquement à la norme requise suffit à établir la violation de l’art. 14, l’accusé n’ayant pas à établir de surcroît que la conduite de sa défense en a été affectée. Ainsi que l’écrit le juge en chef Lamer :

J’aimerais faire un dernier commentaire sur la question de savoir ce que doit établir la partie qui allègue une violation de l’art. 14 de la Charte. À mon avis, il est primordial qu’au moment de déterminer si les droits garantis à l’accusé par l’art. 14 ont effectivement été violés, les tribunaux ne se lancent pas dans des conjectures quant à savoir si l’absence d’interprétation ou une lacune dans celle‑ci au cours d’une instance donnée, a influé sur l’issue de l’affaire. Il est dangereux en soi de critiquer après coup la stratégie de la défense dans une affaire donnée ou de jauger l’utilité d’une bonne interprétation. Il est impossible de savoir avec certitude ce qui se serait produit si l’accusé avait bénéficié d’une interprétation intégrale et concomitante des procédures en question. Par exemple, on ne peut jamais réellement savoir ce qu’aurait pu provoquer dans l’esprit de l’accusé l’interprétation à laquelle il avait droit en vertu de l’art. 14 de la Charte.

L’article 14 garantit expressément le droit à l’assistance d’un interprète lorsque certaines conditions préalables sont remplies. Nulle part ne prévoit‑il ni ne donne‑t‑il à entendre que, pour pouvoir conclure que le droit a été violé, il faut effectuer une évaluation après coup de l’atteinte au droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière. En outre, le droit garanti à l’art. 14 de la Charte appartient non seulement aux accusés, mais aussi aux parties à des actions civiles et à des procédures administratives, de même qu’aux témoins. Si le droit à l’assistance d’un interprète était fondé exclusivement sur le droit de présenter une défense pleine et entière et sur la nécessité d’éviter toute atteinte à ce droit, il n’y aurait aucune raison de garantir séparément ce droit aux parties à des procédures non criminelles et aux témoins.

L’article 14 garantit sans réserve le droit à l’assistance d’un interprète. Par conséquent, il serait erroné de se demander, pour déterminer si le droit a été violé, si l’accusé a vraiment subi un préjudice lorsqu’on lui a refusé l’exercice de ses droits garantis par l’art. 14. La Charte proclame en fait que le refus de fournir une bonne interprétation pendant que l’affaire progresse est préjudiciable en soi et viole l’art. 14. Le véritable préjudice qui résulte est une question qui doit être examinée et réglée en fonction du par. 24(1) de la Charte, lorsqu’il s’agit de concevoir une réparation convenable et juste pour la violation en question. En d’autres termes, le « préjudice » réside exclusivement dans le fait de se voir refuser l’exercice d’un droit auquel on a droit.

[42] La Cour suprême précise également ceci à propos du paragr. 650(1) C.cr., droit que l’art. 14 de la Charte canadienne permet de mettre en œuvre en pareilles circonstances, en assurant la « présence cognitive »[25] de l’accusé à son procès, par le truchement de l’interprétation :

En ce qui concerne l’art. 650 du Code, la Cour d’appel a encore une fois réitéré, dans Reale, qu’il faut plus que la simple présence physique au procès pour satisfaire à la disposition. L’accusé doit être « présent » au sens d’être capable de comprendre la langue des procédures. La cour déclare, à la p. 354:

[TRADUCTION] Nous sommes d’avis que, du fait qu’il a été privé de l’assistance d’un interprète pendant l’exposé du juge du procès, l’accusé n’était pas présent pendant cette partie des procédures, au sens de l’art. 577 [maintenant l’art. 650] du Code criminel. Nous estimons qu’il n’était pas plus présent que s’il avait été inconscient à la suite d’un infarctus ou d’un accident cérébrovasculaire, et qu’on lui a effectivement refusé toute présence utile tout comme s’il avait été expulsé de la salle d’audience pendant cette partie des procédures.[26]

[43] Par ailleurs, s’il n’est pas totalement impossible de renoncer au droit d’obtenir l’assistance d’un interprète, droit qui relève de l’intérêt public général, cela ne saurait obéir qu’à des conditions extrêmement exigeantes : « ce serait simplement dépasser les bornes d’une société civilisée comme la nôtre que de permettre à une personne accusée d’une infraction criminelle, qui risque d’être privée de sa liberté et qui ne peut vraiment pas parler ou comprendre la langue des procédures, de renoncer sciemment ou non aux services d’un interprète »[27]. Une telle renonciation doit donc être claire et non équivoque; elle doit, en principe, être faite personnellement par l’accusé[28], « en pleine connaissance des droits que la procédure vise à protéger et de l’effet de la renonciation sur ces droits »[29]; ce dont le tribunal doit être convaincu et doit donc s’assurer.

[44] Finalement, et cet aspect de l’enseignement de la Cour suprême ne peut être ignoré :

Il importe de souligner que le principe qui sous‑tend tous les intérêts protégés par le droit à l’assistance d’un interprète, que garantit l’art. 14, est la compréhension linguistique. L’importance de ce principe ressort non seulement de la jurisprudence générale en matière de services d’interprète, mais également plus directement du texte de l’art. 14 lui‑même, qui parle de ne pas « compren[dre] ou ne [pas] parle[r] la langue employée ». Le niveau de compréhension visé par l’art. 14 sera donc nécessairement élevé. En fait, on a laissé entendre qu’une partie doit avoir la même possibilité fondamentale de comprendre et d’être comprise que si elle connaissait la langue du prétoire. […]

En même temps, le principe de la compréhension linguistique qui sous‑tend le droit à l’assistance d’un interprète ne devrait toutefois pas être élevé au point où ceux qui parlent ou comprennent difficilement la langue des procédures, peu importe que ce soit le français ou l’anglais, reçoivent ou paraissent recevoir des avantages injustes par rapport à ceux qui parlent couramment la langue du prétoire. L’objectif ultime du droit à l’assistance d’un interprète est d’accorder à tous des chances égales et non pas d’accorder à certaines personnes plus de droits qu’à d’autres.[30]

[45] L’ensemble de ces propos, bien sûr, s’applique non seulement à la situation de l’accusé qui ne comprend pas le français ou l’anglais, mais aussi à celle de l’accusé atteint de surdité, qui doit bénéficier d’une interprétation large et généreuse des garanties offertes par les art. 14 de la Charte canadienne et 650, paragr. (1) C.cr. En pareil cas, comme dans celui du locuteur entendant, l’accusé a droit à une interprétation dans sa langue de prédilection, interprétation qui doit être de qualité, c’est-à-dire continue (« les interruptions dans l’interprétation et les résumés des procédures ne sont généralement pas vus d’un bon œil »[31]), fidèle (c.-à-d. conforme aux propos originaux dans le ton et la syntaxe, le niveau du langage, la terminologie[32], sans nécessairement atteindre la perfection, ce qui ne serait « ni réaliste ni raisonnable »[33]), impartiale (sauf exception, elle ne sera pas fournie par un ami ou un parent ou une personne ayant un intérêt à l’affaire)[34], compétente (l’interprète doit bien connaître la langue dans laquelle ou de laquelle il traduit et avoir l’expérience nécessaire)[35] et concomitante. Sur ce tout dernier point, le juge en chef Lamer conclut que :

Tous ces facteurs portent à croire que l’interprétation consécutive représente une meilleure solution que l’interprétation simultanée. Je reconnais cependant qu’il peut en être autrement en raison des différents besoins des personnes visées par l’art. 14 de la Charte, comme celles qui ont un problème auditif, et de la possibilité que des progrès technologiques soient réalisés dans les méthodes d’interprétation. Il importe par-dessus tout que l’interprétation et les propos interprétés soient concomitants.[36]

[Je souligne]

[46] À défaut d’une interprétation de cette qualité, le procès n’est pas équitable et un nouveau procès doit être ordonné, sans besoin d’établir concrètement un préjudice et sauf le cas exceptionnel de la renonciation.

[47] Comme je le signalais d’entrée de jeu[37], l’interprétation fournie en l’espèce à l’appelant répondait à ces conditions de continuité, de fidélité, d’impartialité[38], de compétence et, sur le plan formel, de concomitance[39]. Cela est admis et reconnu par les parties. Ainsi, l’appelant ne reproche pas aux interprètes de n’avoir pas fidèlement – au sens où l’entend la Cour suprême – traduit en LSQ les propos tenus en français ou vice versa. Certes, on constate des notes sténographiques de la preuve testimoniale que, par moments (mais somme toute assez rarement), les interprètes butent sur certains mots (qui ne sont pas facilement traduisibles dans l’une ou l’autre langue) ou se corrigent, mais l’on constate aussi qu’ils font les efforts requis pour trouver des mots ou des signes équivalents, reflétant avec justesse le propos du témoin. Le problème que soulève l’appelant tient plutôt au fait que cette irréprochable interprétation aurait été faite dans une langue qu’il ne décode que partiellement, le privant donc en réalité du bénéfice des art. 14 de la Charte canadienne et 650, paragr. (1) C.cr. et ne lui permettant pas de réagir en temps utile, mais seulement de manière décalée dans le temps, ce qui, fonctionnellement, nie la concomitance requise.

[48] Dernière chose enfin, dans un autre ordre d’idées : l’arrêt Tran, on l’a vu plus haut[40], reconnaît le lien qui existe entre les art. 14 et 15 de la Charte canadienne. Comme on le sait, le paragr. (1) de cette dernière disposition prohibe la discrimination fondée sur divers motifs, dont l’existence de « déficiences physiques/physical disability ». La surdité est une caractéristique qui tombe sous le coup de cet article et qui, inutile de le dire, est susceptible d’avoir une incidence sur le développement de l’individu et, en particulier, l’apprentissage linguistique. En l’espèce, par exemple, l’appelant est né avec des difficultés auditives, qui ont évolué avec le temps jusqu’à ce qu’il devienne complètement sourd, à l’adolescence[41]. Il n’a cependant pas bénéficié d’une éducation spécialisée dès son enfance et ce n’est qu’à l’âge adulte qu’il a appris la LSQ. Cela doit-il être considéré lorsqu’on s’interroge sur la nature des services auxquels il a droit en vertu de l’art. 14 de la Charte canadienne et sur la vérification du caractère adéquat des services d’interprète qu’il a reçus, le cas échéant, le tout dans la perspective d’un procès équitable? Cela appartient-il plutôt au domaine de la détermination de l’aptitude ou de l’inaptitude de l’intéressé à subir son procès? Le présent appel soulève également ces interrogations, auxquelles je ne répondrai ici que sommairement, vu l’issue du pourvoi.

Lorsqu’on a affaire à une personne chez qui la surdité a causé des carences importantes sur le plan de l’apprentissage linguistique, affectant directement ses capacités de communiquer (c.-à-d. de s’exprimer et de comprendre), notamment sur le plan des abstractions, il se peut que l’on doive recourir à des moyens d’interprétation moins traditionnels que l’interprète entendant versé en LSQ

[49] Dans la foulée de l’arrêt Tran, il me paraît que le droit conféré par l’art. 14 de la Charte canadienne à la personne « atteinte de surdité/who is deaf » doit – je serais même portée à dire « évidemment » – être appliqué à la lumière du principe d’égalité consacré par l’art. 15. La personne sourde, comme la personne entendante qui ne comprend ou ne parle pas le français ou l’anglais, a droit en effet aux services d’un interprète qui lui assure un degré de compréhension linguistique élevé[42], services qui doivent bien sûr être adaptés à sa situation et modulés en conséquence.

[50] Ainsi, lorsqu’on a affaire à une personne sourde qui maîtrise la langue des signes (en l’espèce la LSQ), le recours à un interprète entendant, lui-même expert en cette langue, sera de mise et suffisant pour atteindre le degré de compréhension requis.

[51] Cependant, lorsqu’on a affaire à une personne chez qui la surdité a causé des carences importantes sur le plan de l’apprentissage linguistique, affectant directement ses capacités de communiquer (c.-à-d. de s’exprimer et de comprendre), notamment sur le plan des abstractions, il se peut que l’on doive recourir à des moyens d’interprétation moins traditionnels que l’interprète entendant versé en LSQ. Ce peut être le cas d’une personne qui, peu importe la raison, n’aurait pas appris la langue des signes ou n’en saurait que les rudiments, ou qui n’aurait, en quelque sorte, aucune langue première, suppléant ses lacunes, jusqu’à un certain point, par des moyens personnels. La littérature juridique américaine parle parfois, à cet égard, de « semilingual or nonlingual individuals », qu’un auteur décrit ainsi :

[…] Michele LaVigne and McCay Vernon write that although many deaf adults succeed as doctors, lawyers, stay-at-home moms, and factory workers, the confluence of a restrictive environment, a poor or failed attempt at education, and sometimes other biological limitations deprives some deaf people of the opportunity to acquire a language foundation in either English or sign language. These semilingual or nonlingual deaf adults are often termed as having Minimal Language Skills (MLS). Generally, these individuals are highly visually oriented, low functioning, functionally illiterate, and uneducated; they often go through life using tidbits of the majority language (whether it is English or American Sign Language) and systems of gesture.[43]

[Renvois omis]

[52] C’est aussi ce dont parle la professeure Anne-Marie Parisot, experte dans la présente affaire, lorsqu’elle écrit ce qui suit dans son rapport :

[…] L’impossibilité d’un accès naturel et direct au langage pour les enfants sourds de parents entendants les prive souvent d’une acquisition naturelle occasionnant ainsi parfois des carences linguistiques qui ne se comblent jamais (Mayberry, 2000). La plupart de ces individus à travers la résilience développent des stratégies qui leur permet (sic) de compenser et d’évoluer de façon fonctionnelle (Goldin-Meadow, 2003).[44]

[53] En pareil cas, à moins de conclure que les lacunes sont telles qu’elles affectent carrément l’aptitude de l’individu à subir un procès (ce qui, soulignons-le, n’a pas été allégué ici), il se peut que le recours à un interprète signifie en réalité le recours à plusieurs interprètes qui, ensemble, pourront assurer la communication entre la personne sourde et les autres intervenants du procès. Le tandem le plus fréquemment employé (quoiqu’il ne soit pas usuel) serait celui de l’interprète entendant, maîtrisant la langue des signes, et du facilitateur sourd. Sauf la présente affaire, la jurisprudence québécoise n’en donne pas d’exemples (du moins pas qui soient facilement repérables), mais celle des autres provinces canadiennes (l’Ontario et la Colombie-Britannique principalement) en comporte quelques-uns, dans divers domaines dont le droit criminel, le droit de la protection de la jeunesse ainsi que le droit de la santé et de la sécurité du travail ou des accidents du travail[45].

[54] Comme on l’a vu plus tôt[46], un tel facilitateur est une personne sourde qui adaptera l’interprétation faite en LSQ par son collègue à la compétence linguistique spécifique de l’individu, notamment par l’usage de signes, de gestes ou d’autres stratégies de communication pertinentes et qui, à l’inverse, pourra traduire les propos de l’individu en langue des signes conventionnelle, laquelle sera alors retraduite par l’interprète dans la langue du prétoire (anglais ou français)[47].

[55] La présence d’un facilitateur sourd (ou interprète sourd/deaf interpreter) pourrait également s’imposer en d’autres circonstances et, de façon générale, le Code d’éthique de l’Association of Visual Language Interpreters of Canada recommande d’y recourir dans les cas suivants :

3.3 Les interprètes sourd(e)s. Les services d’un(e) interprète sourd(e) peuvent s’avérer nécessaires lorsque les personnes avec lesquelles on travaille emploient des dialectes de signes régionaux, des signes non standard, des langues des signes étrangères de même que lorsqu’on compose avec des personnes qui commencent à utiliser une langue. Le recours à l’interprète sourd peut également s’avérer nécessaire lorsqu’on s’occupe de personnes qui ont des invalidités ayant des incidences sur la communication. Les membres doivent reconnaître la nécessité de faire appel à un(e) interprète sourd(e) et faire en sorte qu’il ou qu’elle soit inclus(e) dans l’équipe d’interprètes professionnels.

3.3 Deaf Interpreters. The services of a Deaf interpreter may be required when working with individuals who use regional sign dialects, non-standard signs, foreign sign languages, and those with emerging language use. They may also be used with individuals who have disabling conditions that impact on communication. Members will recognize the need for a Deaf interpreter and will ensure their inclusion as a part of the professional interpreting team.

[56] La présence d’une équipe interprète-facilitateur sourd, dans certains cas, pourrait donc être une mesure de nature à garantir à une personne sourde le plein exercice du droit que consacre l’art. 14 de la Charte canadienne, et ce, à la hauteur des standards développés dans l’arrêt Tran[48].

[140] Une personne ayant des capacités cognitives limitées est donc apte à subir son procès s’il comprend le processus et peut communiquer avec son avocat. C’est là le seuil minimal. Que cette personne soit sourde ne lui enlève rien de son aptitude, même si l’exercice de ses droits ne se conçoit alors pas sans l’assistance d’un interprète répondant pleinement à ses besoins linguistiques, lesquels peuvent être influencés par ses capacités cognitives limitées. Comme je le constatais précédemment[133], il demeure toutefois que les services d’interprétation à laquelle une telle personne a droit en vertu des art. 14 de la Charte canadienne et 650, paragr. (1) C.cr. n’a pas pour objet de servir à compenser les déficiences cognitives ou « éducationnelles » qui n’affectent pas l’aptitude à subir un procès. D’avoir à remédier aux carences d’un accusé à cet égard ne fait pas partie de la « présence cognitive » requise par le paragr. 650(1) C.cr. et n’appartient pas à la sphère de l’art. 14 de la Charte canadienne (du moins pas lorsque l’accusé est représenté par avocat, ce qui est ici le cas).

Notre système de justice pénale repose sur l’idée que l’exercice du droit constitutionnel à l’assistance d’un avocat permet effectivement de préserver les droits des délinquants peu avertis

[57] Cela dit, tous les locuteurs sourds n’ont pas besoin de l’assistance supplémentaire d’un tel facilitateur. Comme je l’ai signalé précédemment (supra, paragr. [50]), celui qui maîtrise la LSQ ne requerra pas pareil service. Il faut en outre bien comprendre la fonction de celui-ci. L’interprétation appropriée, comportant les accommodements nécessaires et conformes aux exigences de l’arrêt Tran, n’a en effet pas pour objectif de remédier à la difficulté de compréhension que pourrait éprouver la personne sourde qui n’est pas familière avec la procédure et le lexique judiciaires ou dont le niveau d’instruction n’atteint pas le registre du discours soutenu. Une fois réglée la question de la compréhension linguistique, au sens de l’arrêt Tran, ces difficultés-là n’exigent pas de traitement particulier : la première est commune à la majorité des justiciables, entendants ou non, qui ne sont pas rompus au droit et à l’exercice judiciaire; la seconde, malheureusement, est également assez répandue, chez les entendants comme chez les personnes sourdes, et ne relève pas du champ d’application de l’art. 14 de la Charte canadienne ou du paragr. 650(1) C.cr. Les juges doivent bien entendu y être sensibles, afin de protéger l’équité du procès[49], mais c’est là justement que l’assistance de l’avocat, elle-même constitutionnellement garantie, devient primordiale.

[58] Comme le rappelait récemment le juge Gascon (autrement dissident) dans R. c. Suter, « notre système de justice pénale repose sur l’idée que l’exercice du droit constitutionnel à l’assistance d’un avocat permet effectivement de préserver les droits des délinquants peu avertis »[50]. L’avocat n’est donc pas que le représentant du justiciable (sourd ou entendant) devant les instances judiciaires, mais il doit le conseiller et le guider à travers les méandres du droit et de la procédure, ce qui implique un devoir d’information et un soutien qui ont d’inhérentes fonctions – et vertus – pédagogiques[51].

[59] Il me paraît important de faire cette précision, car, si l’incompréhension du lexique juridique et judiciaire ou, de façon générale, du discours soutenu ou abstrait peut résulter d’un problème linguistique (l’accusé allophone ne comprend pas la langue d’usage devant le tribunal, c.-à-d. le français ou l’anglais; l’accusé sourd ne l’entend pas), il peut tout aussi bien relever d’une méconnaissance du droit et du fonctionnement des cours de justice ou de lacunes dans la scolarisation générale de l’individu. L’art. 14 de la Charte canadienne a vocation de répondre au premier problème, mais pas aux deux autres, étant entendu que certaines incapacités langagières sont telles qu’elles peuvent affecter l’aptitude à subir un procès (les difficultés de l’appelant, répétons-le, ne sont pas de celles-là et son aptitude est admise).

[60] Tout cela nous ramène à la prétention de l’appelant, selon qui les services d’interprétation fournis au cours des neuf premiers jours d’audience, malgré leur qualité objective, ont été largement inutiles en raison de ses propres carences en LSQ. Aux services des interprètes LSQ-français, il aurait fallu, comme ce fut le cas lors des derniers jours du procès, ajouter ceux d’un facilitateur sourd qui aurait adapté au niveau de langage de l’appelant la traduction en LSQ, et ce, au moyen de diverses stratégies de communication. Ce facilitateur aurait fait de même dans le cas des témoins déposant en LSQ. À défaut, on ne pourrait que constater la violation de l’art. 14 de la Charte canadienne et l’iniquité intrinsèque du procès. Une telle contravention commanderait un nouveau procès, seul remède approprié.