R. c. Rancourt, 2020 QCCA

Il est possible pour un tribunal d’inférer, à la lumière de l’ensemble des circonstances et des témoignages, qu’une personne a subjectivement craint pour sa sécurité, et ce, même si celle-ci n’emploie pas les termes « crainte » ou « peur » dans le cadre de son témoignage.

[33] Dans le cadre de son analyse, le juge d’appel signale que l’interprétation plus souple que propose l’appelante relativement à la crainte subjective qui commande d’être évaluée dans son contexte n’est pas celle qu’il tire des propos du juge Proulx dans l’arrêt Lamontagne qu’il reproduit presque intégralement.

[34] Je note cependant que tant dans l’affaire Lamontagne que dans l’arrêt R. v. Sillip de la Cour d’appel de l’Alberta que cite la Cour, seule la crainte pour la sécurité physique des victimes était en cause.

[35] Or, les tribunaux ont depuis reconnu que la crainte subjective d’une victime pour sa sécurité en matière de harcèlement criminel s’étend non seulement à la sécurité physique, mais également à la sécurité psychologique ou émotionnelle[14].

[36] Dans l’affaire R. v. Gowing, la Cour de justice de l’Ontario affirme d’ailleurs[15] :

[…] the intention of the legislature that a victim’s fear for his or her safety must include psychological and emotional security. To restrict it narrowly, to the risk of physical harm by assaultant behaviour, would ignore the very real possibility of destroying a victim’s psychological and emotional well-being by a campaign of deliberate harassment. If conduct by an accused person constitutes embarking on a course of conduct that causes a person reasonably to fear for his or her emotional and psychological safety, when viewed objectively, this would, in my view, constitute an offence under this section.

[37] S’il est vrai qu’une simple inquiétude ou un sentiment d’inconfort ne suffisent pas pour déclarer un individu coupable de harcèlement criminel[16], l’élément de la crainte subjective n’exige pas pour autant que la victime soit terrifiée[17]. À cet égard, le juge Donald de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique énonce également[18] :

I do not accept the notion that victims of harassment must suffer ill health or major disruption in their lives before obtaining the protection of s. 264.

[38] Il est ainsi possible pour un tribunal d’inférer, à la lumière de l’ensemble des circonstances et des témoignages, qu’une personne a subjectivement craint pour sa sécurité, et ce, même si celle-ci n’emploie pas les termes « crainte » ou « peur » dans le cadre de son témoignage[19].

[39] Les auteurs Manning et Sankoff confirment que l’élément de crainte doit être évalué dans son contexte[20] :

Naturally, whether the victim was fearful and whether this fear was objectively reasonable, are both case sensitive matters to be addressed in context. This includes consideration of the relationship between the two parties, the measures taken to discourage the conduct in question, and the nature and extent of the prohibited activity.

[40] L’auteure Santerre souligne également la difficulté que pose l’interprétation d’un état émotionnel et d’un sentiment intériorisé par un tiers observateur[21] :

L’interprétation juridique d’un tel état émotionnel s’avère d’autant plus complexe dans la mesure où la réalité extérieure, celle qui est perceptible par des témoins, n’est pas toujours conforme avec la réalité psychique de la personne apeurée. Une situation de peur n’a de sens qu’à travers le filtre de la subjectivité de la personne qui ressent cette émotion. Il est donc possible que l’appréciation par un observateur externe puisse différer de l’intensité émotive réellement vécue par la personne harcelée. Ce faisant, une verbalisation de la crainte ressentie lors du procès par le plaignant s’avère préférable, sous peine qu’un doute soit soulevé dans l’esprit du magistrat et qu’un acquittement soit prononcé. En outre, la déclaration d’un témoin oculaire quant à l’état de la victime peut s’avérer utile. La peur étant intériorisée, les mots utilisés afin de décrire la crainte ressentie éclairent le tribunal quant à l’intensité émotionnelle, bien qu’une telle extériorisation ne semble pas impérative.
[Soulignements ajoutés]

[41] La professeure Isabel Grant ajoute ceci au sujet du défi que présente l’interprétation du témoignage de la victime à cet égard[22]:

[29] […]

The presence of fear is a subjective test, and judges should not be too quick to dismiss testimony about emotional states which they perceive to be inconsistent with actions. It is important to point out that in these cases the judges were not yet dealing with whether or not the complainants’ fear was reasonable, but just with whether the fear existed. It is disconcerting that in observing the complainants’ behaviour, the judges failed to recognize that fear for one’s safety can co-exist with attempts to normalize one’s life or to appear brave in the face of fear. This could be especially true in cases where, for example, a complainant fears for the psychological safety of a child, or where family responsibilities dictate maintaining as normal a life as possible for the well-being of others.
[Soulignements ajoutés]

[42] Dans l’arrêt Côté c. R.[23], la Cour souligne que l’article 264(1) C.cr. a pour but d’assurer la sécurité des personnes et de prévenir les crimes plus graves qui peuvent découler d’une situation de harcèlement qui dégénère et engendre la peur chez la victime, notamment à l’issue d’une rupture amoureuse :

[20] L’objet de cette disposition, entrée en vigueur le 1er décembre 1993, est d’assurer la sécurité des personnes, une tranquillité d’esprit et, surtout, de prévenir ou tenter de prévenir les crimes les plus graves qui sont commis lorsque les comportements harcelants dégénèrent.

[21] Bruce MacFarlane dans un excellent texte traitant à la fois de l’aspect juridique et sociologique du harcèlement criminel souligne que l’histoire a démontré que dans plusieurs cas, les femmes victimes de meurtre ou de voies de fait avaient d’abord été victimes de harcèlement. Le harcèlement peut survenir à la suite d’une rupture amoureuse ou encore lorsque les victimes sont l’objet d’une obsession ou d’une fixation de la part d’un inconnu. Les vedettes sont parfois victimes de ce type de harcèlement.

[22] MacFarlane souligne que bien que tous les harceleurs ne soient pas violents, tous sont imprévisibles. C’est l’aspect irrationnel de leur manie qui engendre la peur chez leur victime3.
[Références omises]

[43] Les propos de la Cour de justice de l’Ontario dans l’affaire R. v. Szostak[24] vont dans le même sens[25] :

Fear can often reflect, I think, a state of uncertainty as to what an individual is capable of, or what his intentions might be, or what consequences might ensue.

[44] Toutefois, dans cette affaire particulière, il faut signaler que l’ensemble de la preuve, dont les antécédents de violence de l’accusé, permettait d’inférer que la plaignante craignait pour sa sécurité, bien qu’elle ait seulement témoigné être « agacée, mais habituée / annoyed but getting used to it ».

[45] Ceci étant, les auteurs James Cornish, Kelly Murray et Peter Collins discutent en ces termes de la crainte qui peut animer la victime quant à l’inconnu ou l’incertitude qui la guette :

[F]ear of the unknown must be sufficient to meet the test, since that is precisely the fear that harassers often attempt to generate: a state of mental unease that permeates virtually every aspect of the target’s life.[26]

Notes en bas de page :

[6] R. c. Lamontagne, 1998 CanLII 13048, J.E. 98-1953 (C.A.) dont elle cite le passage suivant :
L’art. 264 C.cr., précité, précise au par. (1) les éléments constitutifs de l’infraction qui doivent être prouvés tandis que le par. (2) décrit les quatre types de l’acte interdit auquel renvoie le par. (1). La Cour d’appel d’Alberta, dans l’arrêt R. v. Sillip (1997), 1997 ABCA 346 (CanLII), 11 C.R. (5th) 71, p. 78, en dégage les cinq éléments essentiels suivants :
1) It must be established that the accused has engaged in the conduct set out in s. 264 (2) (a), (b), (c), or (d) of the Criminal Code.
2) It must be established that the complainant was harassed.
3) It must be established that the accused who engaged in such conduct knew that the complainant was harassed or was reckless or wilfully blind as to whether the complainant was harassed.
4) It must be established that the conduct caused the complainant to fear for her safety or the safety of anyone known to her; and
5) It must be established that the complainant’s fear was, in all of the circumstances, reasonable.
Je souscris à cette analyse.
L’actus reus de cette infraction se compose de trois éléments, soit (1) l’acte interdit au par. (2), (2) que de fait la victime soit harcelée et (3) l’effet que cet acte provoque chez la victime.

[16] C. Santerre, supra, note 14, p. 215. À titre d’exemples où les tribunaux ont conclu à l’absence de crainte subjective, voir : R. c. Raymond, 2014 QCCQ 1833, où la Cour du Québec a acquitté un accusé au motif que ses nombreux appels et textos n’avaient pas suscité de crainte chez la plaignante, son ex-copine, bien que cette dernière ait témoigné s’être sentie stressée et inconfortable; R. c. Trudel, 2016 QCCQ 760, paragr. 66-67 [une situation désagréable et embêtante n’est pas suffisante]; R. v. Yannonie, 2009 ABQB 4 [la plaignante se disait « upset and nervous » et se sentait inconfortable]; R. v. Shortt, [2002] N.W.T.J. No. 33, paragr. 94-97 [la plaignante estime les propos de mauvais goût; elle se sent « creepy » et « ill »]; R. c. R.C., [2001] J.Q. no 7607, paragr. 66 (C.Q.) [la plaignante a été ennuyée par les gestes déplacés de l’accusé]; R. c. Josile, [1998] J.Q. No. 1280, J.E. 98-1596 (C.S.) [les propos qui suscitent une certaine inquiétude sont insuffisants, d’autant qu’ils ne comportent rien de menaçants en soi]; R. c. Babin, [1997] J.Q. no 5395 [une situation embêtante et incommodante n’est pas suffisante].