Par Me Félix-Antoine T. Doyon

Une récente publication d’un article intitulé « Spies Without Borders : International Law and Intelligence Collection », écrit par Craig Forcese, m’a poussé à examiner – et à mieux comprendre – des décisions canadiennes entourant notamment l’article 21 de la  Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité.

Contexte

En 2008, la Cour fédérale a rendu publique une décision concernant une demande présentée en vertu des articles 12 et 21 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité (ci-après la Loi). Le but de cet article est donc de différencier les principes enseignés dans cette décision avec ceux d’une affaire jugée ultérieurement qui présentait pourtant des similitudes sur le plan factuel. D’une part, examinons la première décision et d’autre part, la deuxième. Finalement, nous conclurons.

1re décision – Canadian Security Intelligence Service Act. Re, 2008 CF 301 (F.C.)

Le Directeur du Service canadien de renseignement de sécurité (ci-après SCRS) peut, conformément à l’article 21 de la Loi, demander à la Cour fédérale de décerner un mandat s’il a des motifs raisonnables de croire que le mandat est nécessaire pour permettre au SCRS d’enquêter sur des menaces envers la sécurité du Canada ou d’exercer les fonctions qui lui sont conférées en vertu de l’article 16 de la Loi. En l’espèce, le SCRS désirait obtenir un mandat  dans le but notamment d’installer, entretenir ou enlever tout objet à l’extérieur du Canada. En d’autres termes, il s’agissait de déterminer si la Cour pouvait décerner le mandat extraterritorial demandé.

Afin de répondre à la question susmentionnée, la Cour a raisonné sous deux angles. Dans un premier temps, suivant des principes d’interprétation juridique reconnus[1], elle s’est demandé quelle était l’intention du législateur au moment de l’adoption des dispositions légales litigieuses. Ayant considéré les éléments de preuve qu’elle avait en sa possession, la Cour a jugé que l’origine du texte législatif ne démontrait pas une intention claire du législateur quant à la portée extraterritoriale des activités du SCRS dans un pays autre que le Canada et, en particulier, concernant le rôle de la Cour dans l’autorisation de telles activités[2].

Dans un deuxième temps, la Cour a énoncé que relativement à l’interprétation de dispositions législatives applicables, dans le cas de l’utilisation de méthodes d’enquête dans un autre pays que le Canada, la Cour suprême enseigne que les principes de droit international doivent être pris en considération[3]. Ainsi donc, la Cour a considéré le principe coutumier de l’égalité souveraine selon lequel les États tiers ne peuvent s’immiscer dans les affaires d’un État souverain pour finalement conclure son raisonnement par un passage de l’arrêt Hape :

À mon avis, conformément à la tradition de la common law, il appert que la doctrine de l’adoption s’applique au Canada et que les règles prohibitives du droit international coutumier devraient s’incorporer au droit interne sauf disposition législative contraire. L’incorporation automatique des règles prohibitives du droit international coutumier se justifie par le fait que la coutume internationale, en tant que droit des nations, constitue également le droit du Canada à moins que, dans l’exercice légitime de sa souveraineté, celui-ci ne déclare son droit interne incompatible. La souveraineté du Parlement permet au législateur de contrevenir au droit international, mais seulement expressément. Si la dérogation n’est pas expresse, le tribunal peut alors tenir compte des règles prohibitives du droit international coutumier pour interpréter le droit canadien et élaborer la common law[4].

Maintenant, le SCRS a fait valoir comme thèse que les principes de droit international en jeu dans les affaires de sécurité nationale sont différents et que la pratique internationale coutumière, pour ce qui est des opérations de collecte de renseignements dans un État étranger, constitue un principe dominant de droit international qui justifie une conclusion selon laquelle la Charte s’applique aux enquêtes de sécurité à l’extérieur du Canada[5]. Invoquant notamment l’absence de preuve en ce sens, la Cour a refusé la thèse du SCRS.

Par conséquent, étant donné que les activités visées par le mandat en question contrevenaient clairement aux principes de l’égalité souveraine et de non-intervention, la Cour fédérale a refusé d’interpréter la loi comme lui donnant l’autorisation d’octroyer ledit mandat. Autrement dit, elle n’a aucune juridiction pour lancer un tel mandat. Notons également qu’en vertu de ce même principe, le Code criminel ainsi que la Charte[6] ne s’appliquent pas à l’étranger[7] sans consentement. Ainsi, le mandat exigé en l’espèce n’était pas nécessaire afin que le SCRS se protège de toute poursuite au Canada.

2e décision – Re Canadian Security Intelligence Service Act, 2009 F.C. 1058

En janvier 2009, une demande a été présentée à la Cour, dans laquelle on sollicitait la délivrance de mandat visant deux personnes et portant sur des activités qui s’étaient récemment révélées susceptibles de constituer des menaces. La demande était appuyée par des affidavits d’un agent du SCRS ainsi que d’un expert employé par le Centre des la sécurité des télécommunications (ci-après CST). Cette demande portait sur des activités susceptibles de constituer des menaces qui, croyait-on, seraient entreprises alors que les deux personnes se trouveraient à l’extérieur du Canada. À cet égard, elle s’apparentait à la 1ère décision ci-haut examinée. La Cour devait donc trancher la question à savoir si elle a compétence pour autoriser des actes posés par le SCRS au Canada, lesquels nécessitent l’écoute de communication et la collecte de renseignements provenant de l’étranger.

Suivant les principes enseignés dans la première décision ci-haut citée, si le lieu d’interception de la communication doit être considéré comme se situant à l’étranger, la Cour n’aurait pas compétence pour décerner un mandat autorisant une telle interception[8]. Mais dans le contexte en l’espèce, même si les individus se trouvent à l’étranger, les interceptions visées par le mandat se font au Canada où les appels sont écoutés et enregistrés et où il est pris connaissance de leur contenu. Alors, ce qui est proposé dans le mandat ici n’est pas – à l’instar de la première décision – l’application des lois canadiennes à l’étranger, mais plutôt l’exercice au Canada d’une compétence relative à la protection de la sécurité du pays. Autrement dit, la Cour conformément à l’article 21 de la Loi, doit autoriser judiciairement le SCRS a intercepté sur le territoire Canadien des communications qui se déroulent à l’étranger, sans quoi le Service pourrait brimer les droits constitutionnels de certaines personnes.

Conclusion

Eu égard à la première décision examinée, lorsque le SCRS demande un mandat exécutable sur un territoire étranger, la Cour n’a pas juridiction quant à l’émission d’un tel mandat compte tenu notamment du principe de la souveraineté territoriale. En ce qui concerne la deuxième décision maintenant, lorsque le SCRS intercepte sur son territoire une communication qui se déroule à l’étranger, celui-ci a besoin de demander à la Cour fédérale un mandat autorisant de telles activités, mandat qui est donc exécutable sur le territoire canadien.

En résumé, la Cour mentionne que « le principe de la souveraineté territoriale n’empêche pas une nation de collecter des renseignements dans le territoire d’une autre nation, bien qu’il l’empêche d’exercer sa compétence de faire appliquer ses lois »[9].


[1] Canadian Security Intelligence Service Act. Re, 2008 CF 301 (F.C.), au para 38.

[2] Ibid, au para 41.

[3] Ibid, au para 45.

[4] R. v. Hape, [2007] 2 S.C.R. 292, au para 39.

[5] Supra note 1, au para 53.

[6] Voir art. 32 de la Charte.

[7] Dans le cas où le Parlement a choisi d’étendre la portée du droit canadien à l’extérieur du territoire national, il l’a fait en des termes exprès. Le Code criminel contient plusieurs exemples où le Parlement a utilisé un libellé exprès pour étendre ainsi la portée du droit canadien (ex: art. 465(4) C.cr.).

[8] Re Canadian Security Intelligence Service Act, 2009 F.C. 1058, au para. 49.

[9] Ibid, au para. 74.