Par Me Félix-Antoine T. Doyon

L’admission de la preuve d’expert repose sur l’application des quatre critères suivants:

–      R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9

a)  la pertinence;

i)     La preuve qui est par ailleurs logiquement pertinente peut être exclue sur ce fondement si sa valeur probante est surpassée par son effet préjudiciable

ii)    si elle exige un temps excessivement long qui est sans commune mesure avec sa valeur

iii)   si elle peut induire en erreur en ce sens que son effet sur le juge des faits, en particulier le jury, est disproportionné par rapport à sa fiabilité

b)  la nécessité d’aider le juge des faits;

Cette condition préalable est fréquemment reprise dans la question de savoir si la preuve serait utile au juge des faits.  Le mot «utile» n’est pas tout à fait juste car il établit un seuil trop bas.  Toutefois, je ne jugerais pas la nécessité selon une norme trop stricte.  L’exigence est que l’opinion soit nécessaire au sens qu’elle fournit des renseignements «qui, selon toute vraisemblance, dépassent l’expérience et la connaissance d’un juge ou d’un jury»:  cité par le juge Dickson, dans Abbey, précité

Il est important de tenir compte des remarques du juge Dixon dans l’affaire R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24 à la page 42 lorsqu’il évalue la question de savoir si le témoignage d’un expert est justifié :

Quant aux questions qui exigent des connaissances particulières, un expert dans le domaine peut tirer des conclusions et exprimer son avis. Le rôle d’un expert est précisément de fournir au juge et au jury une conclusion toute faite que ces derniers, en raison de la technicité des faits, sont incapables de formuler. [Traduction] «L’opinion d’un expert est recevable pour donner à la cour des renseignements scientifiques qui, selon toute vraisemblance, dépassent l’expérience et la connaissance d’un juge ou d’un jury. Si, à partir des faits établis par la preuve, un juge ou un jury peut à lui seul tirer ses propres conclusions, alors l’opinion de l’expert n’est pas nécessaire».

 

c)  l’absence de toute règle d’exclusion;

d)  la qualification suffisante de l’expert.

Le témoin-expert relativement à la crédibilité d’un témoin

         –  R. c. Marquard, [1993] 4 R.C.S. 223

Notre procédure d’instruction repose sur l’axiome fondamental que la conclusion finale quant à la crédibilité ou la sincérité d’un témoin donné appartient au juge des faits, et ne doit pas être soumise à l’opinion d’expert.  Notre Cour a confirmé cette position dans R. c. Béland, précité, à la p. 408, en rejetant l’utilisation de détecteurs de mensonges pour établir la crédibilité de témoins:

                   Il se dégage de ce qui précède que la règle interdisant les témoignages justificatifs, c’est‑à‑dire toute preuve produite uniquement pour confirmer la crédibilité d’un témoin, repose sur un solide fondement jurisprudentiel.

Le juge ou jury qui se contente d’accepter une opinion d’expert sur la crédibilité d’un témoin ne respecterait pas son devoir d’établir lui‑même la crédibilité du témoin.  La crédibilité doit toujours être le résultat de l’opinion du juge ou du jury sur les divers éléments perçus au procès, de son expérience, de sa logique et de son intuition à l’égard de l’affaire:  voir R. c. B. (G.) (1988), 65 Sask. R. 134 (C.A.), à la p. 149, par le juge Wakeling, confirmé par [1990] 2 R.C.S. 3.  La question de la crédibilité relève de la compétence des profanes.  Les gens ordinaires jugent quotidiennement si une personne ment ou dit la vérité.  L’expert qui témoigne sur la crédibilité n’est pas tenu par la lourde tâche du juge ou du juré.  De plus, il se peut que l’opinion de l’expert repose sur des éléments qui ne font pas partie de la preuve en vertu de laquelle le juge et le juré sont tenus de rendre un juste verdict.  Enfin, la crédibilité est un problème notoirement complexe, et l’opinion d’un expert risque d’être beaucoup trop facilement acceptée par un jury frustré pour faciliter la résolution de ses difficultés.  Toutes ces considérations ont donné naissance à la sage politique en droit qui consiste à rejeter le témoignage d’expert sur la sincérité des témoins.

En revanche, il se peut que certaines parties de la déposition d’un témoin dépassent la capacité d’un profane de comprendre, et justifient donc le recours au témoignage d’expert.  C’est le cas en particulier pour les témoignages d’enfants.  Par exemple, dans le cas d’un enfant qui omet de se plaindre sans tarder d’une agression sexuelle, on pourrait ordinairement conclure que l’enfant invente un récit après coup, poussé par la malice ou un autre stratagème calculé.  Des témoignages d’experts ont été à bon droit présentés pour expliquer pourquoi il arrive fréquemment que de jeunes victimes d’agression sexuelle ne portent pas plainte immédiatement.  Ces témoignages sont utiles et peuvent même être essentiels à un juste verdict.

Pour cette raison, il est de plus en plus largement reconnu que, si le témoignage d’expert sur la crédibilité d’un témoin n’est pas admissible, le témoignage d’expert sur le comportement humain et les facteurs psychologiques et physiques qui peuvent provoquer un certain comportement pertinent quant à la crédibilité, est admissible, pourvu qu’il aille au‑delà de l’expérience ordinaire du juge des faits.  Le professeur A. Mewett, pour décrire l’utilisation acceptable de ce genre de témoignage, parle de [traduction] «mettre en contexte la déposition du témoin.»  Dans l’éditorial «Credibility and Consistency» (1991), 33 Crim. L.Q. 385, à la p. 386, il dit:

[traduction]  Son témoignage est pertinent en ce qu’il aide ‑‑ sans plus ‑‑ le jury à déterminer s’il y a une explication à ce qui autrement pourrait être considéré comme un comportement incompatible avec celui d’un témoin sincère.  Évidemment, il appuie la crédibilité de ce témoin, mais il s’agit aussi d’un témoignage sur la façon dont certaines personnes réagissent à certaines expériences.  Sa pertinence ne se tient pas au fait que c’est un témoignage indiquant que le témoin précédent disait la vérité, mais au fait qu’il s’agit d’un témoignage sur le comportement humain.

Il y a toutefois des difficultés.  Comme la Cour l’a déclaré dans R. c. J. (F.E.), [(1990), 53 C.C.C. (3d) 94, 74 C.R. (3d) 269, 36 O.A.C. 348 (C.A.)], et dans R. c. C.(R.A.) (1990), 57 C.C.C. (3d) 522, 78 C.R. (3d) 390, la cour doit exiger que le témoin soit un expert dans le domaine particulier du comportement humain en question; le témoignage doit répondre aux besoins du jury face à une difficulté qui sort de son expérience ordinaire;  et le jury doit recevoir des directives soigneuses quant à sa fonction et son obligation de rendre la décision finale sans être indûment influencé par la nature experte du témoignage.

Les conditions énoncées par le professeur Mewett, qui expriment les observations de diverses cours d’appel qui ont étudié la question, semblent solidement fondées.  Accepter cette position ne revient pas à ouvrir la porte à une avalanche de témoignages d’expert sur la question de savoir si les témoins mentent ou disent la vérité.  Cela revient plutôt à reconnaître que certains aspects du comportement humain, qui sont importants dans l’appréciation de la crédibilité d’un témoin par le juge ou le jury, risquent de ne pas être compris par le profane et nécessitent les explications d’experts en comportement humain.