L’incertitude quant au fardeau de preuve dans les affaires de discrimination par suite d’un effet préjudiciable survient lorsque les tribunaux regroupent les deux étapes de l’analyse en une seule. Les deux étapes posent des questions fondamentalement différentes. L’analyse effectuée à une étape doit donc demeurer distincte de l’analyse faite à l’autre.
[28] Le critère à deux volets applicable pour évaluer une demande fondée sur le par. 15(1) n’est pas en cause en l’espèce. Ce critère oblige le demandeur à démontrer que la loi ou la mesure de l’État contestée :
a) crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue;
b) impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage (R. c. C.P., 2021 CSC 19, par. 56 et 141; Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, par. 27; Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548, par. 19‑20).
[29] Bien que ce cadre soit établi dans les arrêts précités, la façon dont il doit être appliqué et le fardeau de preuve à chaque étape ne sont pas clairs. C’est particulièrement le cas dans les affaires de discrimination par suite d’un effet préjudiciable, laquelle « survient lorsqu’une loi en apparence neutre a une incidence disproportionnée sur des membres de groupes bénéficiant d’une protection contre la discrimination fondée sur un motif énuméré ou analogue » (Fraser, par. 30; voir aussi Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396, par. 64; Taypotat, par. 22). Plutôt que de cibler explicitement les membres du groupe protégé et de les soumettre à un traitement distinct, la loi le fait indirectement (Fraser, par. 30). C’est ce qui est allégué en l’espèce : quoique neutres en apparence, les dispositions contestées ont un effet disproportionné sur Mme Sharma, en tant que femme autochtone.
[30] L’incertitude quant au fardeau de preuve dans les affaires de discrimination par suite d’un effet préjudiciable survient lorsque les tribunaux regroupent les deux étapes de l’analyse en une seule, comme l’a fait la majorité de la Cour d’appel en l’espèce (voir par. 83). Il n’y a pas de « cloisons étanches » entre les deux étapes de l’analyse (Fraser, par. 82), puisqu’à chaque étape, on s’attarde aux effets de la loi contestée sur le groupe protégé. Bien que les éléments de preuve puissent se recouper à chacune des étapes, les deux étapes posent des questions fondamentalement différentes. L’analyse effectuée à une étape doit donc demeurer distincte de l’analyse faite à l’autre.
[31] La première étape consiste à se demander si la loi contestée a créé un effet disproportionné sur le groupe demandeur pour un motif protégé ou a contribué à cet effet. Pour ce faire, il faut nécessairement établir une comparaison entre le groupe demandeur et d’autres groupes ou la population générale (Andrews c. Law Society of British Columbia, 1989 CanLII 2 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 143, p. 164). La deuxième étape, à son tour, vise à déterminer si cet effet impose des fardeaux ou refuse des avantages d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer un désavantage. La conclusion que la loi contestée a un effet disproportionné sur un groupe protégé (première étape) ne permet pas automatiquement de conclure que la distinction est discriminatoire (deuxième étape).
[32] Pour trancher les questions soulevées dans le présent pourvoi, nous devons résoudre trois incertitudes particulières associées au cadre d’analyse fondé sur le par. 15(1) :
a) Le demandeur doit‑il prouver que l’effet disproportionné dont il fait l’objet a été causé par la loi ou la conduite de l’État contestée (en ce sens qu’elle a créé cet effet ou y a contribué)?
b) L’ensemble du contexte législatif est‑il pertinent pour l’examen relatif au par. 15(1)?
c) Le paragraphe 15(1) impose‑t‑il une obligation positive au législateur d’adopter des mesures législatives réparatrices et, dans le même ordre d’idées, le législateur peut‑il remédier de manière graduelle à un désavantage?
[33] Une lecture attentive de la jurisprudence de notre Cour révèle qu’on y trouve des réponses à ces trois questions. En disant cela, nous ne modifions pas le critère à deux volets applicable à l’analyse fondée sur le par. 15(1). Nous cherchons plutôt à rendre son application plus claire et prévisible, afin d’aider les parties aux contestations fondées sur la Charte, les juges qui tranchent ces contestations et le législateur qui cherche à favoriser la garantie d’égalité consacrée à l’art. 15.
Première étape du cadre d’analyse fondé sur le par. 15(1) : démontrer que la loi crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif protégé.
[39] Deux questions se posent. Premièrement, selon quelle norme les tribunaux devraient‑ils mesurer l’effet en question? Deuxièmement, comment les demandeurs peuvent‑ils prouver cet effet?
[40] Il y a tout d’abord lieu de faire une différence entre un effet et un effet disproportionné. Toutes les lois sont censées avoir un certain effet sur les personnes; il ne suffit donc pas de démontrer que la loi a des effets sur un groupe protégé. À la première étape du critère du par. 15(1), les demandeurs doivent démontrer que la loi a un effetdisproportionné sur un groupe protégé par rapport aux personnes qui ne font pas partie de ce groupe. Autrement dit, le fait de laisser subsister un écart entre le traitement d’un groupe protégé et le traitement des personnes ne faisant pas partie de ce groupe ne viole pas le par. 15(1).
[41] L’obligation de démontrer l’existence d’un effet disproportionné entraîne nécessairement un exercice de comparaison à la première étape. Comme l’a expliqué le juge McIntyre dans l’arrêt Andrews, « [l’égalité] est un concept comparatif dont la matérialisation ne peut être atteinte ou perçue que par comparaison avec la situation des autres dans le contexte socio‑politique où la question est soulevée » (p. 164; voir aussi Fraser, par. 55). Notre Cour n’exige plus un « groupe de comparaison aux caractéristiques identiques » (Withler, par. 55‑64; Fraser, par. 94). Toutefois, l’arrêt Withler confirme que la comparaison joue un rôle aux deux étapes de l’analyse fondée sur le par. 15(1). À la première étape, le mot « distinction » lui‑même implique que le demandeur est traité différemment des autres, que ce soit directement ou indirectement(Withler, par. 62, cité dans Fraser, par. 48).
[42] Comme nous l’avons expliqué, dans les cas de discrimination par suite d’un effet préjudiciable, la loi contestée est en apparence neutre. À la première étape, le demandeur doit présenter suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que, de par son effet, la loi contestée crée un effet disproportionné en raison d’une distinction fondée sur un motif protégé ou contribue à cet effet (Fraser, par. 60, citant Taypotat, par. 34;Alliance, par. 26; Symes c. Canada, 1993 CanLII 55 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 695,p. 764‑765). Le lien de causalité joue donc un rôle capital. Dans l’arrêt Withler, la Cour a fait observer :
Dans d’autres cas, [il] sera plus difficile [d’établir l’existence d’une distinction], parce que les allégations portent sur une discrimination indirecte : bien qu’elle prévoie un traitement égal pour tous, la loi a un effet négatif disproportionné sur un groupe ou une personne identifiable par des facteurs liés à des motifs énumérés ou analogues. [. . .] Dans ce cas, le demandeur aura une tâche plus lourde à la première étape. [par. 64]
[43] Depuis l’adoption de la Charte, « les demandeurs ont été tenus de démontrer, preuve à l’appui, un certain lien entre un acte précis de l’État, comme une loi, et une atteinte à une liberté ou à un droit garantis par la Charte » (Weatherley c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 158, par. 42 (CanLII), citant SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., 1986 CanLII 5 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 573; Operation Dismantle Inc. c. La Reine, 1985 CanLII 74 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 441, p. 447 et 490; Symes, p. 764‑765; Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, par. 60; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 73‑78; Kazemi (Succession) c. République islamique d’Iran, 2014 CSC 62, [2014] 3 R.C.S 176, par. 126 et 131‑134; R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 R.C.S. 398, par. 251‑253).
[44] Une jurisprudence constante sur l’art. 15 confirme cette obligation : le demandeur doit établir un lien entre la loi contestée et l’effet discriminatoire. Dans l’arrêt Symes, la Cour a insisté sur l’importance d’établir une distinction entre les effets préjudiciables « causés en totalité ou en partie » par la loi contestée et les effets qui « existent indépendamment de » la disposition ou de la mesure de l’État contestée (p. 765). Comme l’a expliqué la juge Abella dans l’arrêt Taypotat :
. . . l’intuition peut fort bien nous amener à la conclusion que la disposition en question produit des effets distincts sur certains groupes, mais avant d’exiger [du gouvernement] qu’[il] justifie la violation de l’art. 15 [. . .], il doit y avoir suffisamment d’éléments de preuve pour établir l’existence d’une atteinte à première vue. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de s’acquitter d’un lourd fardeau de présentation, la preuve doit comprendre davantage qu’une accumulation d’intuitions. [par. 34]
[45] Le lien de causalité exigé entre la loi ou la mesure de l’État contestée et l’effet disproportionné est reconnu dans la jurisprudence par l’emploi des mots « créé » ou « contribué à ». Les auteurs de demandes fondées sur le par. 15(1) doivent démontrer à la première étape que la loi ou la mesure de l’État contestée a créé un effet disproportionné sur le groupe demandeur ou y a contribué (Symes, p. 765). Les deux termes ⸺ « créé » et « contribué à » ⸺ désignent la cause. L’expression « contribué à » reconnaît simplement qu’il n’est pas nécessaire que la loi contestée soit la seule ou la principale cause de l’effet disproportionné.
[46] Cette conclusion s’accorde avec l’arrêt Fraser, dans lequel la juge Abella a confirmé qu’une fois qu’il a démontré que la loi ou la mesure de l’État contestée créait un effet disproportionné sur les membres d’un groupe ou contribuait à cet effet, le demandeur n’a pas besoin de prouver en plus pourquoi la loi contestée a cet effet (Fraser, par. 63 et 70; Weatherley, par. 66‑75).
[47] Deux exemples illustrent le raisonnement suivi par la juge Abella dans l’arrêt Fraser et le fardeau de la preuve dont le demandeur doit par conséquent s’acquitter à la première étape. Dans l’affaire Fraser, les demanderesses devaient démontrer que le régime de retraite créait un effet préjudiciable relatif au motif énuméré du sexe ou contribuait à cet effet. En d’autres termes, les demanderesses devaient prouver que la mesure de l’État (les restrictions imposées par la loi au régime de retraite) avait créé un effet ou y avait contribué (des pensions réduites de manière disproportionnée) pour les personnes faisant partie d’un groupe protégé (les femmes). La Cour n’a toutefois pas obligé en plus les demanderesses à démontrer que cet effet était attribuable au fait qu’elles faisaient partie d’un groupe protégé : les demanderesses n’avaient pas à prouver qu’elles n’étaient pas en mesure de racheter du service à temps plein ouvrant droit à pension parce qu’elles étaient des femmes.
[48] La juge Abella, qui s’exprimait au nom de la Cour, a invoqué l’arrêt Griggs c. Duke Power Co., 401 U.S. 424 (1971), pour illustrer son raisonnement. Dans l’affaire Griggs, le demandeur n’avait pas à démontrer qu’on lui avait refusé des possibilités d’emploi parce qu’il était afro‑américain. Toutefois, il devait démontrer que l’exigence relative à l’obtention d’un diplôme d’études secondaires créait un effet préjudiciable, soit l’effet de disqualifier les Afro‑Américains qui postulaient pour ces emplois comparativement aux autres candidats, ou bien encore qu’elle contribuait à cet effet. Il suffit, à la première étape, de démontrer que les dispositions contestées ont créé un effet disproportionné sur un groupe protégé ou ont contribué à cet effet.
[49] En confirmant le lien de causalité que doit établir le demandeur à la première étape, nous sommes conscients des obstacles en matière de preuve ainsi que de ceux relatifs à l’asymétrie des connaissances (par rapport à l’État) auxquels font face de nombreux demandeurs. Dans l’arrêt Fraser, la juge Abella a mentionné deux types d’éléments de preuve utiles pour démontrer que la loi contestée a un effet disproportionné : les éléments de preuve portant sur « tous les éléments contextuels de la situation du groupe de demandeurs » (Withler, par. 43, cité dans Fraser, par. 57) et les éléments de preuve sur « les conséquences pratiques de la loi ou politique contestée » (Fraser, par. 58.) Idéalement, les allégations de discrimination par suite d’un effet préjudiciable devraient s’appuyer sur les deux types d’éléments de preuve (par. 60). Pour réaliser concrètement la promesse du par. 15(1), toutefois, il ne devrait pas être indûment difficile pour le demandeur de s’acquitter de son fardeau de preuve. À cet égard, les tribunaux devraient tenir compte des facteurs suivants :
a) Aucune forme particulière de preuve n’est requise.
b) Le demandeur n’a pas à démontrer que la loi ou la mesure de l’État contestée était la seule ou la principale cause de l’effet disproportionné; il lui suffit de démontrer que la loi était une cause (c’est‑à‑dire que la loi a créé l’effet disproportionné en question sur un groupe protégé ou y a contribué).
c) Le lien de causalité peut être établi par une inférence raisonnable. Selon la nature de la loi contestée ou de la mesure de l’État contestée, le lien de causalité peut être évident et ne nécessiter aucune preuve. Lorsque des éléments de preuve sont requis, les tribunaux doivent garder à l’esprit qu’il n’existe pas nécessairement de statistiques. Des témoignages d’experts, des études de cas ou d’autres preuves qualitatives peuvent suffire. Dans tous les cas, les tribunaux devraient examiner les éléments de preuve qui visent à démontrer l’existence d’un lien de causalité pour s’assurer qu’ils sont conformes aux normes associées à leur discipline.
d) Les tribunaux devraient examiner attentivement les preuves scientifiques (voir Institut national de la magistrature, Manuel scientifique à l’intention des juges canadiens (2018); voir aussi National Research Council and Federal Judicial Center, Reference Manual on Scientific Evidence (3e éd. 2011)).
e) Si les preuves scientifiques sont nouvelles, les tribunaux ne devraient les admettre que si elles ont un [traduction] « fondement fiable » ( c. J.‑L.J., 2000 CSC 51, [2000] 2 R.C.S. 600, par. 33; voir aussi R. c. Trochym, 2007 CSC 6, [2007] 1 R.C.S. 239, par. 36).
[50] En résumé, la première étape consiste à déterminer si les dispositions contestées créent un effet disproportionné pour un motif protégé sur le groupe demandeur par rapport à d’autres groupes ou contribuent à cet effet. Si le demandeur établit que la loi ou la mesure de l’État crée un effet disproportionné ou y contribue, le tribunal doit passer à la deuxième étape. Il faut toutefois bien comprendre que, même si le fardeau de preuve à la première étape ne doit pas être excessif, le demandeur doit s’en acquitter. La nature exacte du fardeau de preuve imposé aux demandeurs dépend de ce qu’ils demandent. Dans tous les cas cependant, il demeure que les demandeurs doivent s’acquitter d’un fardeau à la première étape.
Seconde étape du cadre d’analyse fondé sur le par. 15(1) : démontrer que la loi impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage
[51] Notre Cour n’a jamais été d’avis que toute distinction est discriminatoire(Andrews, p. 182). D’où l’importance de la deuxième étape du critère du par. 15(1), qui oblige le demandeur à démontrer que la loi contestée impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage subi par le groupe touché. La question qui se pose est la suivante : que doit‑on entendre par renforcer, perpétuer ou accentuer un désavantage?
[52] Les tribunaux doivent examiner les désavantages historiques ou systémiques dont a fait l’objet le groupe demandeur. Le fait de laisser subsister un tel désavantage n’est pas suffisant en soi pour satisfaire aux exigences de la deuxième étape. Deux arrêts de notre Cour le démontrent. Dans l’arrêt Fraser, la juge Abella a fait observer : « L’objectif est d’examiner l’effet du préjudice causé au groupe touché », lequel préjudice peut prendre la forme d’une exclusion ou d’un désavantage économique, d’une exclusion sociale, de préjudices psychologiques, de préjudices physiques ou d’une exclusion politique (par. 76 (nous soulignons), citant C. Sheppard, Inclusive Equality : The Relational Dimensions of Systemic Discrimination in Canada (2010), p. 62‑63). Dans l’arrêt Withler, notre Cour a expliqué qu’une incidence négative ou l’aggravation de la situation était nécessaire :
Qu’elle vise à déterminer si un désavantage est perpétué ou si un stéréotype est appliqué, l’analyse requise par l’art. 15 appelle l’examen de la situation des membres du groupe et de l’incidence négative de la mesure sur eux. Il s’agit d’une analyse contextuelle, non formaliste, basée sur la situation véritable du groupe et sur le risque que la mesure contestée aggrave sa situation. [par. 37]
[53] Notre Cour a proposé plusieurs facteurs susceptibles d’aider le juge à déterminer si le demandeur s’est déchargé du fardeau qui lui incombait à la deuxième étape : l’arbitraire, les préjugés et les stéréotypes. Le juge n’est pas tenu de prendre en compte ces facteurs; même s’ils « peuvent aider à démontrer qu’une loi a des effets négatifs sur un groupe particulier, [. . .] ils ne sont “ni des éléments particuliers du critère établi dans l’arrêt Andrews, ni des catégories auxquelles doit se rattacher la plainte de discrimination” » (Fraser, par. 78, citant Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61, par. 329). Néanmoins, il peut être utile pour les tribunaux de déterminer si les facteurs suivants sont présents :
a) Stéréotypes ou préjugés : Ces facteurs ont joué un rôle essentiel à la deuxième étape dans l’affaire Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38. Dans cet arrêt, la Cour a jugé que la loi contestée avait un effet discriminatoire parce qu’elle encourageait les stéréotypes et les « préjugés » sur les personnes handicapées (par. 62), qu’elle renforçait « l’idée stigmatisante selon laquelle les personnes souffrant de troubles mentaux sont en soi dangereuses et présenteront toujours un danger » et que, ce faisant, elle perpétuait le désavantage que subissaient ces personnes (par. 65).
b) Arbitraire : Une distinction qui n’a pas pour effet de restreindre l’accès à des avantages ou d’imposer un fardeau, ou bien celle qui est fondée sur les capacités réelles d’une personne, sera rarement discriminatoire (Andrews, p. 174‑175). La juge Abella a expliqué le rôle que peut jouer l’arbitraire dans l’analyse tant dans l’arrêt Québec c. A (par. 221 et 331) que dans la décision Taypotat (par. 16, 18, 20, 28 et 34). Dans l’arrêt Taypotat, la Cour a axé l’analyse sur « les désavantages arbitraires — ou discriminatoires —, c’est‑à‑dire sur la question de savoir si la loi contestée ne répond pas aux capacités et aux besoins concrets des membres du groupe et leur impose plutôt un fardeau ou leur nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage dont ils sont victimes » (par. 20 (nous soulignons)).
[54] Encore une fois, l’affaire Fraser est un bon exemple. On se souviendra qu’à la première étape, les demanderesses devaient démontrer que le régime de retraite avait créé un effet disproportionné sur la base du motif énuméré que constitue le sexe ou bien encore qu’il avait contribué à un tel effet. Une fois cette étape complétée, elles devaient, à la deuxième étape, démontrer que cet effet préjudiciable leur imposait un fardeau ou leur niait un avantage d’une manière qui avait pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage historique ou systémique dont ce groupe était victime. Puisque les régimes de pension ont historiquement été conçus pour favoriser [traduction] « les employés à temps plein à revenu moyen et élevé comptant de nombreuses années de services, habituellement des hommes » (par. 108, citant Report of the Royal Commission on the Status of Pensions in Ontario (1980), p. 116), la mesure de l’État « perpétu[ait] une source de désavantage économique de longue date pour les femmes » (par. 113). La deuxième étape de l’analyse était donc franchie.
[55] À la lumière de ce critère, il est utile de souligner trois points concernant le fardeau de preuve à la deuxième étape :
a) Le demandeur n’a pas à prouver que le législateur avait l’intention de discriminer (Fraser, par. 69; Ontario c. G, par. 46, citant Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 1997 CanLII 327 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 62; Andrews, p. 173).
b) La connaissance d’office peut jouer un rôle à la deuxième étape. Comme l’a reconnu notre Cour dans l’arrêt Law, le « tribunal peut prendre connaissance d’office de faits notoires et non contestés, ou de faits que l’on peut démontrer immédiatement et avec exactitude en se reportant à des sources facilement accessibles d’une exactitude incontestable » (par. 77, citant J. Sopinka, S. N. Lederman et A. W. Bryant, The Law of Evidence in Canada (1992), p. 976). Il convient de noter que la Cour a pris connaissance d’office de l’histoire du colonialisme et de la façon dont il s’est traduit par un taux élevé d’incarcération chez les Autochtones (R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433, par. 60).
c) Les tribunaux peuvent inférer qu’une loi a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer un désavantage, lorsqu’une telle inférence est étayée par la preuve disponible (Law, par. 75). Il faut cependant garder à l’esprit que l’inférence n’est pas une simple affirmation, ni un raisonnement a priori.
Il n’existe pas de droit constitutionnel à une peine particulière, y compris à l’emprisonnement avec sursis. Le par. 15(1) n’a pas pour effet d’imposer à l’État une obligation positive générale de remédier aux inégalités sociales ou d’adopter des lois réparatrices.
[61] Le Parlement a le pouvoir exclusif de légiférer pour élaborer une politique en matière de détermination de la peine. Il n’existe pas de droit constitutionnel à une peine particulière, y compris à l’emprisonnement avec sursis (R. c. Serov, 2016 BCSC 636, 353 C.R.R. (2d) 264, par. 35; R. c. Chen, 2021 BCSC 697, par. 212(CanLII)). Le Parlement n’avait aucune obligation positive de créer le régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement. Notre Cour a déclaré, dans l’arrêt Proulx, que le Parlement « aurait pu facilement exclure certaines autres infractions » du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement lorsque celui‑ci est entré en vigueur en 1996 (par. 79). Il a choisi de le faire plus tard, tout comme il peut choisir de le faire dans le futur. Il s’agit là d’une caractéristique inhérente du rôle du Parlement, lequel est guidé dans ses décisions par l’expérience et par la volonté des électeurs. Comme nous l’expliquons plus en détail ci‑dessous, le Parlement n’est pas lié par ses choix antérieurs en matière de politique générale, et les dispositions législatives qui concernent la détermination de la peine doivent être évaluées en elles‑mêmes afin d’établir si elles sont conformes à la Constitution, sans égard au régime législatif antérieur (Alliance, par. 33). Dans le contexte d’allégations visant l’inégalité d’une politique en matière de détermination de la peine, un domaine du droit qui comporte des considérations de politique générale complexes et à multiples facettes, l’analyse fondée sur le par. 15(1) doit être effectuée avec une certaine sensibilité et en tenant dûment compte du régime législatif actuel.
…
[63] Tout d’abord, le par. 15(1) n’a pas pour effet d’imposer à l’État une obligation positive générale de remédier aux inégalités sociales ou d’adopter des lois réparatrices (Thibaudeau c. Canada, 1995 CanLII 99 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 627, par. 37; Eldridge, par. 73; Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2004 CSC 78, [2004] 3 R.C.S. 657, par. 41; Alliance, par. 42). S’il en était autrement, les tribunaux seraient entraînés de manière inadmissible à s’ingérer dans le rôle complexe dévolu au législateur en matière d’élaboration de politiques et d’affectation des ressources, ce qui serait contraire au principe de la séparation des pouvoirs. Dans l’arrêt Alliance, notre Cour a invalidé des modifications apportées à la loi québécoise sur l’équité salariale au motif que ces modifications « entrav[aient] l’accès aux mesures antidiscrimination » en affaiblissant les protections législatives existantes en matière d’équité salariale (par. 39). Toutefois, ce faisant, la juge Abella a expressément refuséd’imposer « à l’État une obligation positive distincte d’adopter des régimes de prestations visant à corriger des inégalités sociales » (par. 42). La Cour a également affirmé que le par. 15(1) n’oblige pas le législateur à maintenir ses politiques actuelles :
…
[65] Le gradualisme est solidement ancré dans la jurisprudence relative à la Charte. Dans l’arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., 1986 CanLII 12 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 713, la Cour a reconnu que l’État pouvait mettre en œuvre une réforme « étape par étape, en ne s’attaquant qu’à la phase du problème que le législateur estime la plus critique » (p. 772 (nous soulignons)). Développant l’idée contenue dans ce passage de l’arrêt Edwards Books, le juge La Forest a confirmé, dans McKinney c. Université de Guelph, 1990 CanLII 60 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 229, que le législateur « doit avoir une marge de manœuvre raisonnable pour traiter des problèmes étape par étape, pour soupeser les inégalités qui peuvent découler de la loi en fonction des autres inégalités qui résultent de l’adoption d’une ligne de conduite, et pour tenir compte des difficultés, qu’elles soient de nature sociale, économique ou budgétaire, qui se présenteraient s’il tentait de traiter des problèmes socio‑économiques dans leur ensemble » (p. 317). Il a également souligné que, de façon générale, les tribunaux « ne devraient pas se servir à la légère de la Chartepour se prononcer après coup sur le jugement du législateur afin de déterminer le rythme qu’il devrait emprunter pour parvenir à l’idéal de l’égalité » (p. 318). Voir aussi Schachter c. Canada, 1992 CanLII 74 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 679; Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429; et Auton, par. 61‑62.
Les intervenants doivent accepter le dossier tel que les parties l’ont défini en première instance.
[75] Nous exprimons ici, au passage, nos sérieuses réserves en ce qui concerne le fait que les intervenants complètent le dossier en appel. Comme la Cour l’a déclaré dans l’arrêt R. c. Morgentaler, 1993 CanLII 158 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 462, « [u]ne intervention vise à saisir la cour d’allégations utiles et différentes du point de vue d’un tiers qui a un intérêt spécial ou une connaissance particulière de la question visée par la procédure d’appel » (p. 463, cité dans R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, par. 52‑53). Les intervenants doivent toutefois accepter le dossier tel que les parties l’ont défini en première instance (Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388; R. c. Marshall, 1999 CanLII 666 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 533, par. 9; R. c. Mabior, 2012 CSC 47, [2012] 2 R.C.S. 584, par. 59). Les intervenants qui créent un nouveau dossier de preuve en appel nuisent au déroulement du procès. Ce n’est pas ainsi qu’est censé fonctionner notre système de justice, y compris lorsqu’il s’agit de décisions en matière constitutionnelle.
Il est incontestable que le juge chargé de la détermination de la peine doit tenir compte de la situation particulière des délinquants autochtones. Par exemple, le juge chargé de la détermination de la peine peut envisager d’autres solutions non privatives de liberté telles le sursis au prononcé de la peine et la probation. Il peut également réduire la peine en dessous de la fourchette habituelle.
[79] Il est incontestable que le juge chargé de la détermination de la peine doit tenir compte de la situation particulière des délinquants autochtones, car c’est ce que le Parlement a prescrit à l’al. 718.2e). La façon de le faire peut prendre diverses formes, et le Code criminel accorde aux juges un large pouvoir discrétionnaire pour arrêter une peine proportionnée, compte tenu du degré de responsabilité du délinquant, de la gravité de l’infraction et des circonstances particulières de chaque cas (R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089, par. 58). Par exemple, le juge chargé de la détermination de la peine peut envisager d’autres solutions non privatives de liberté telles le sursis au prononcé de la peine et la probation. Il peut également réduire la peine en dessous de la fourchette habituelle.
[80] Certes, le sursis au prononcé de la peine est « principalement une mesure de réinsertion sociale », alors que le sursis à l’emprisonnement « vise à la fois des objectifs punitifs et des objectifs de réinsertion sociale » (Proulx, par. 23). Le sursis au prononcé de la peine n’est pas sans rapport avec l’application de l’al. 718.2e). L’arrêt Proulx n’interdit pas aux juges de surseoir au prononcé d’une peine d’emprisonnement « pour en arriver à une peine véritablement adaptée et appropriée dans un cas donné » (Gladue, par. 33). Lorsqu’il n’est pas possible de recourir à l’emprisonnement avec sursis, le juge peut donner effet à l’al. 718.2e) en envisageant dans un esprit d’ouverture et de souplesse la possibilité de surseoir au prononcé de la peine.
[81] En tout état de cause, comme nous l’avons déjà signalé, il est évident qu’on a donné effet à l’al. 718.2e) en l’espèce. Le juge a condamné Mme Sharma à une peine d’emprisonnement de 18 mois, en tenant compte de son vécu en tant qu’Autochtone, conformément au cadre d’analyse de l’arrêt Gladue, et cette peine était bien inférieure à la fourchette établie pour des infractions similaires (motifs de détermination de la peine, par. 80). En guise de rappel, l’al. 718.2e) ne garantit pas que les délinquants autochtones sont à l’abri de peines d’emprisonnement.
La peine maximale pour une infraction reflète sa gravité et sert d’indicateur de celle‑ci. La gravité des infractions n’est pas atténuée par la situation personnelle de l’accusé
[106] Tout d’abord, notre Cour a accepté à maintes reprises que la peine maximale pour une infraction reflète sa gravité et sert d’indicateur de celle‑ci (R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 36 et 56; R. c. Friesen, 2020 CSC 9, par. 95‑96; R. c. Parranto, 2021 CSC 46, par. 60; R. c. St‑Cloud, 2015 CSC 27, [2015] 2 R.C.S. 328, par. 60; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1992 CanLII 87 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 711, p. 734). Dans de nombreux domaines, le Parlement a structuré des politiques en utilisant la peine maximale comme mesure de la gravité — p. ex. la possibilité d’obtenir une absolution inconditionnelle ou sous condition (Code criminel, par. 730(1)); la possibilité d’obtenir la suspension de son casier judiciaire (Loi sur le casier judiciaire, L.R.C. 1985, c. C‑47, al. 4(2)b)); l’interdiction de territoire au Canada dans le contexte de l’immigration (Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27, al. 36(1)a)). Dans le cas qui nous occupe, l’objectif premier du Parlement était de renforcer la cohérence dans la détermination de la peine. Il a estimé que des règles claires, établies en fonction de la peine maximale, constituaient le meilleur moyen d’atteindre ce but. Il y a lieu de faire preuve de déférence envers le Parlement, d’autant plus que le concept d’« infraction grave » ne fait toujours pas l’objet d’une définition précise.
[107] Cela nous amène à la deuxième erreur que nous relevons dans l’analyse de la portée excessive faite par la Cour d’appel. Des personnes raisonnables peuvent diverger d’opinions sur les infractions suffisamment « graves » pour justifier des peines d’emprisonnement. C’est une question d’appréciation, et il n’y a aucune raison évidente de préférer une opinion à une autre. En fin de compte, comme notre Cour l’a expliqué, le choix final ne repose pas sur les préférences des juges, mais sur l’intention collective exprimée par le Parlement en tant que représentant de l’électorat. Comme la Cour l’explique dans l’arrêt R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130, par. 45 :
Le Parlement possède le pouvoir de faire des choix de politique générale en ce qui a trait à l’infliction de peines aux auteurs d’actes criminels et d’arrêter les peines qu’il juge appropriées pour tenir compte des objectifs que sont la dissuasion, la dénonciation, la réadaptation et la protection de la société.