Par Me Félix-Antoine T. Doyon

Vendredi dernier, le plus haut tribunal du pays a rendu une décision – R. c. Ipeelee, [2012] CSC 13 – dans laquelle elle traite notamment de l’aliéna 718.2e) C.cr. :

718.2 Le tribunal détermine la peine à infliger compte tenu également des principes suivants :

e) l’examen de toutes les sanctions substitutives applicables qui sont justifiées dans les circonstances, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones.

Cette disposition a été ajoutée au Code dans le cadre des modifications législatives en 1996 par le projet de loi C-41 visant à codifier les objectifs et les principes de détermination de la peine. Selon le ministre de la Justice de l’époque, Allan Rock, « si l’on mentionne expressément les délinquants autochtones, c’est parce qu’ils sont malheureusement surreprésentés dans la population carcérale au Canada »[1].

Une méthode d’analyse différente est requise en ce qui concerne la détermination de la peine d’un délinquant autochtone

La Cour suprême est d’avis selon lequel, l’alinéa 718.2e) ne se borne pas à confirmer les principes existants de détermination de la peine; elle invite les juges à utiliser une méthode d’analyse différente pour déterminer la peine appropriée dans le cas d’un délinquant autochtone. Le juge qui détermine la peine à infliger à un délinquant autochtone doit tenir compte des circonstances suivantes :

(a)    les facteurs systémiques ou historiques distinctifs qui peuvent être une des raisons pour lesquelles le délinquant autochtone se retrouve devant les tribunaux; et

(b)   les types de procédures de détermination de la peine et de sanctions qui, dans les circonstances, peuvent être appropriées à l’égard du délinquant en raison de son héritage ou de ses attaches autochtones (Gladue, par. 66).

En clair, les tribunaux doivent prendre connaissance d’office de questions telles que l’histoire de la colonisation, des déplacements de populations et des pensionnats et la façon dont ces évènements se traduisent encore aujourd’hui chez les peuples autochtones par un faible niveau de scolarisation, des revenus peu élevés, un taux élevé de suicide et, bien entendu, un taux élevé d’incarcération. Ces facteurs ne justifient pas nécessairement à eux seuls l’imposition d’une peine différente aux délinquants autochtones. Ils établissent plutôt le cadre contextuel nécessaire à la compréhension et à l’évaluation des renseignements propres à l’affaire fournis par les avocats.

La CSC réfute les critiques formulées

Certains critiques maintiennent l’opinion suivante :

D’un point de vue pratique, le principe selon lequel une attention particulière doit être portée aux circonstances dans lesquelles se trouvent les délinquants autochtones invite les juges chargés d’infliger la peine à imposer des peines plus légères du simple fait qu’un délinquant est un Autochtone. En bref, ces critiques considèrent l’al. 718.2e) comme une disposition autorisant une réduction de la peine fondée sur la race, dénuée de tout lien légitime avec les principes traditionnels de détermination de la peine.

La Cour suprême réfute cette position en réitérant les propos tenus par les juges Cory et Iacobucci qui ont affirmé très clairement ce qui suit : « l’al. 718.2e) ne doit pas être interprété comme exigeant une réduction automatique de la peine, ou la remise d’une période justifiée d’incarcération, pour la simple raison que le délinquant est autochtone » (Gladue, par. 88). Elle ajoute que la méthode établie par la Cour dans l’arrêt Gladue a été conçue de manière à inciter à examiner les circonstances particulières dans lesquelles sont placés les Autochtones, lorsqu’on peut conclure sur une base raisonnable et justifiée qu’elles sont susceptibles d’affecter la peine à imposer.

La Cour suprême mentionne également que les facteurs systémiques et historiques – lesquels caractérisent la méthode d’analyse qui est requise à la détermination de la peine d’un délinquant autochtone – peuvent influer sur la culpabilité du délinquant, dans la mesure où ils mettent en lumière son degré de culpabilité morale. Selon l’arrêt Wells, ces facteurs systémiques et historiques peuvent être considérés comme des circonstances atténuantes parce qu’ils peuvent avoir contribué à la conduite du délinquant autochtone. Ne pas tenir compte de ces circonstances contreviendrait au principe de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. Par ailleurs, dans de telles circonstances, une sanction visant à traiter les causes sous-jacentes de la conduite criminelle peut se révéler plus appropriée qu’une sanction de nature punitive.

Bref, l’alinéa 718.2e) n’autorise pas une réduction de peine fondée sur la race. Les juges chargés d’infliger la peine doivent accorder une attention particulière aux circonstances dans lesquelles se trouvent les délinquants autochtones pour fixer une peine véritablement adaptée et appropriée au contexte d’un cas donné.

La mise en œuvre de l’al. 718.2e) C.cr.

Dans sa décision, la Cour suprême réfute également des conceptions juridiques erronées et énonce les principes applicables :

Rien dans la jurisprudence applicable n’impose à l’accusé autochtone le fardeau d’établir l’existence d’un lien de causalité entre les facteurs systémiques et historiques et la perpétration de l’infraction.

Comme l’indique les arrêts Gladue, Wells et Kakekagamick, l’alinéa 718.2e) oblige le juge chargé d’infliger la peine à « prêter attention aux facteurs historiques et systémiques particuliers qui ont pu contribuer à ce que ce délinquant soit traduit devant les tribunaux » : Gladue, au par. 69.

Les facteurs systémiques et historiques ne constituent pas une excuse ou une justification à la conduite criminelle. Ils établissent plutôt le cadre contextuel nécessaire pour permettre au juge d’infliger une peine appropriée. Toutefois, la reconnaissance de ce rôle ne dispense pas de l’obligation d’établir un lien entre ces facteurs, le délinquant et l’infraction qui a été commise. Ces facteurs n’influeront pas sur la détermination de la peine, à moins que la situation particulière de l’accusé n’ait un lien avec sa culpabilité ou ne suggère de quelle manière la mise en œuvre des objectifs de la peine devrait être adaptée au contexte actuel du prévenu.

La partie de l’arrêt Gladue sur laquelle la jurisprudence insiste indûment porte que « [d]e façon générale, plus violente et grave sera l’infraction, plus grande sera la probabilité que la durée des peines d’emprisonnement des autochtones et des non-autochtones soit en pratique proche ou identique, même compte tenu de leur conception différente de la détermination de la peine » (Gladue, par. 79; voir aussi Wells, par. 42-44). Bien des tribunaux ont interprété à tort cette observation générale comme une affirmation selon laquelle les principes de l’arrêt Gladue ne s’appliquent pas aux infractions graves.

Le tribunal n’a pas le pouvoir discrétionnaire d’examiner ou de ne pas examiner la situation particulière du délinquant autochtone; son seul pouvoir discrétionnaire réside dans la détermination d’une peine juste et appropriée

Un rapport semblable à celui décrit dans Gladue (ou un rapport présentenciel), qui contient des renseignements propres à l’affaire, est adapté à la situation particulière du délinquant autochtone. Ce rapport est un outil essentiel de détermination de la peine qu’on doit présenter à l’audience de détermination de la peine d’un délinquant autochtone.

La prise en considération de facteurs historiques et systémiques : un principe de détermination de la peine applicable indistinctement

La Cour suprême rappelle que le cadre d’analyse propre à l’alinéa 718.2e) met en œuvre un principe de détermination de la peine applicable de manière indistincte :

[77] De plus, rien dans l’arrêt Gladue n’indique que les facteurs historiques et systémiques ne devraient pas également être pris en considération dans le cas d’autres délinquants non autochtones. Bien au contraire, les juges Cory et Iacobucci affirment explicitement dans Gladue, au par. 69, que « les facteurs historiques et systémiques ont aussi leur importance dans la détermination de la peine applicable aux délinquants non-autochtones ».

Force est de constater que bien que le terme « autochtone », soit utilisé à l’alinéa 718.2e), la jurisprudence qui a interprété cette dernière disposition met en œuvre un principe de détermination de la peine applicable à tous, ce qui selon nous, remet en cause la nécessité de l’utilisation spécifique du terme « autochtone »…

 


[1] Chambre des communes, Procès-verbaux et témoignages du Comité permanent de la Justice et des questions juridiques, no 62, 1re sess., 35e lég., 17 novembre 1994, p. 15.