Canada (Procureur général) c. Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, 2015 CSC 7

Contexte

Pour réduire le risque que les intermédiaires financiers facilitent le recyclage des produits de la criminalité ou le financement des activités terroristes, la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, L.C. 2000, c. 17, et le Règlement sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, DORS/2002‑184, imposent des obligations aux intermédiaires financiers, notamment aux avocats et aux notaires du Québec et aux avocats de toutes les autres provinces. Selon la législation, les intermédiaires financiers doivent recueillir et conserver des documents et des renseignements afin de vérifier l’identité des personnes pour le compte desquelles ils paient ou reçoivent de l’argent. La législation constitue un organisme chargé de contrôler le respect de la Loi, en l’occurrence le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada, et lui permet de chercher ces documents et de les saisir. Elle impose des amendes et des sanctions pénales en cas de non‑respect de la loi. Les alinéas 5i) et 5j) soumettent les professions mentionnées dans le Règlement aux obligations de tenue de documents et de vérification. L’article 33.3 du Règlement assujettit les conseillers juridiques à la Loi lorsqu’ils reçoivent ou paient des fonds ou donnent des instructions pour le paiement de fonds (autres que ceux reçus ou payés à titre d’honoraires, de débours, de dépenses ou de cautionnement ou lorsque le conseiller juridique exerce une de ces activités pour le compte de son employeur). Les articles 33.4 et 33.5 du Règlement imposent des obligations en matière de tenue de documents. L’article 59.4 du Règlement impose des obligations d’identification. L’article 11.1 du Règlement énumère les renseignements qui doivent être recueillis et conservés au cours de la vérification de l’identité. Les articles 62, 63 et 63.1 de la Loi confèrent des pouvoirs de fouille, de perquisition et de saisie. L’article 64, quant à lui, prévoit certaines restrictions à ces pouvoirs dans le cas de documents à l’égard desquels le secret professionnel de l’avocat est revendiqué.

                    La Fédération des ordres professionnels de juristes a attaqué la constitutionnalité des dispositions de la législation qui s’appliquent aux avocats. La juge de première instance de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a conclu que les dispositions contestées violent l’art. 7 de la Charteet que cette violation n’est pas sauvegardée par l’article premier de la Charte. Elle n’a pas décidé si les dispositions contreviennent à l’art. 8 de la Charte. Elle a donné une interprétation atténuée des al. 5i) et 5j) et des art. 62, 63 et 63.1 de la Loi ainsi que de l’art. 11.1 du Règlement pour exclure les conseillers juridiques et les cabinets d’avocats. Elle a invalidé l’art. 64 de la Loi de même que les art. 33.3, 33.4, 33.5 et 59.4 du Règlement. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a rejeté l’appel.

                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli en partie. Est annulée la partie de l’ordonnance où la juge de première instance déclare les al. 5i) et 5j) de la Loiincompatibles avec la Constitution du Canada et inopérants dans la mesure où les « personnes et les entités » mentionnées à ces alinéas comprennent les conseillers juridiques et les cabinets d’avocats. Les alinéas 5i) et 5j) sont supprimés de la partie de l’ordonnance donnant à ces alinéas de même qu’aux art. 62, 63 et 63.1 de la Loi une interprétation atténuée pour soustraire à leur application les conseillers juridiques et les cabinets d’avocats. Pour le reste, le pourvoi est rejeté.

(ii)         Consensus suffisant sur le caractère fondamental du devoir

[95]                          Les principes de justice fondamentale trouvent leur « sens dans la jurisprudence et les traditions qui, depuis longtemps, exposent en détail les normes fondamentales applicables au traitement des citoyens par l’État » (Canadian Foundation for Children, Youth and the Law, par. 8, la juge en chef McLachlin). Le devoir de dévouement à la cause du client est un aspect fondamental de l’interaction entre l’État et le citoyen dans des dossiers juridiques.

[96]                          Les clients — et le public en général — doivent avoir, à juste titre, la conviction que les avocats se dévouent au service des intérêts légitimes de leurs clients en étant libres de toute obligation susceptible de nuire à l’accomplissement de ce devoir. Sinon, la capacité des avocats d’agir ainsi risque d’être compromise et la confiance nécessaire à la relation avocat‑client risque d’être sapée. Ce devoir de dévouement à la cause du client est un principe qui subsiste et est essentiel à l’intégrité de l’administration de la justice. Dans Neil, la Cour a souligné l’importance fondamentale que revêt le devoir de loyauté pour l’administration de la justice. Le devoir de dévouement à la cause du client constitue un élément essentiel de cette obligation fiduciaire plus large. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Binnie a insisté sur les origines lointaines du devoir et dit qu’il subsiste « parce qu’il est essentiel à l’intégrité de l’administration de la justice et il est primordial de préserver la confiance du public dans cette intégrité » (par. 12; je souligne). Cette affirmation sans équivoque et récente me semble démontrer que le devoir de dévouement à la cause du client est à la fois généralement reconnu et fondamental pour l’administration de la justice au sens où nous l’entendons.

[97]                          Le devoir de dévouement à la cause du client ne s’attache donc pas seulement à la justice pour les clients; il est aussi réputé nécessaire pour préserver la confiance du public dans l’administration de la justice. Cette confiance est tributaire non seulement des faits, mais aussi d’une perception raisonnable. Par conséquent, nous devons nous préoccuper non seulement de savoir s’il y a effectivement entorse au devoir, mais aussi de la perception d’une personne raisonnable et bien informée des circonstances pertinentes qui étudierait la question en profondeur. Le caractère fondamental de ce devoir de dévouement trouve appui dans de nombreuses affirmations plus larges et générales au sujet de l’importance primordiale, pour le système juridique, du fait que les avocats soient à l’abri de l’ingérence de l’État lorsqu’ils s’acquittent de leurs obligations envers leurs clients. Dans Andrews c. Law Society of British Columbia1989 CanLII 2 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 143, le juge McIntyre s’est exprimé en ces termes :

                    en l’absence d’une profession juridique indépendante, possédant l’expérience et les compétences nécessaires à l’exercice de son rôle dans l’administration de la justice et le processus judiciaire, le système juridique en entier serait dans un état précaire. [p. 187]

[98]                          Dans l’arrêt Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia1982 CanLII 29 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 307, le juge Estey a écrit :

                    L’une des marques d’une société libre est l’indépendance du barreau face à un État de plus en plus envahissant. En conséquence, la réglementation des membres du barreau par l’État, doit, dans la mesure où cela est humainement possible, être exempte de toute ingérence politique dans la fourniture de services aux citoyens, surtout dans les domaines du droit public et du droit pénal. Du point de vue de l’intérêt public dans une société libre, il est des plus importants que les membres du barreau soient indépendants, impartiaux et accessibles et que le grand public ait, par leur intermédiaire, accès aux conseils et aux services juridiques en général. [Je souligne; p. 335‑336.]

[99]                          De même, dans Pearlman c. Comité judiciaire de la Société du Barreau du Manitoba1991 CanLII 26 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 869, la Cour a repris ainsi ce thème :

                         On a insisté à juste titre sur la grande importance qu’a revêtue pour les sociétés libres, au cours de l’histoire, l’existence [. . .] d’un barreau indépendant, dont les membres sont libres de représenter les citoyens, sans craindre de représailles ni s’attendre à des faveurs, afin d’assurer la protection des droits individuels et des libertés civiles contre les attaques de toute origine, notamment celles de l’État. [p. 887]

                    (Citant le ministère du procureur général de l’Ontario, The Report of the Professional Organizations Committee (1980), p. 26.)

[100]                     Dans l’arrêt Finney, la Cour a dit :

                    Un barreau indépendant, composé d’avocats libres vis‑à‑vis des pouvoirs publics, constitue un élément important de l’ordre juridique fondamental de la société canadienne [Je souligne; par. 1.]

[101]                     Divers organismes internationaux ont également confirmé de façon générale l’importance fondamentale d’empêcher l’État de nuire à la représentation par avocat. Les Principes de base relatifs au rôle du barreau adoptés par le huitième Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants indiquent que « la protection adéquate des libertés fondamentales et des droits de l’homme [. . .] dont toute personne doit pouvoir jouir, exige que chacun ait effectivement accès à des services juridiques fournis par des avocats indépendants » (Doc. NU A/CONF.144/28/Rev.1 (1991), p. 119). Dans le même ordre d’idées, la Charte des principes essentiels de l’avocat européen du Conseil des barreaux européens insiste sur « la liberté [de l’avocat] d’assurer la défense de son client » en en faisant le premier de dix « principes essentiels » (en ligne). Les Principes internationaux de déontologie de la profession juridique de l’Association internationale du barreau, qui ont été adoptés en 2011, soulignent également la représentation dévouée du client comme premier principe régissant la conduite des avocats : « L’avocat doit préserver son indépendance et pouvoir bénéficier de la protection qu’offre cette indépendance lorsqu’il représente ses clients et qu’il leur fournit des conseils impartiaux. » (p. 5 (en ligne)).

[102]                     Je conclus qu’une preuve abondante établit l’existence d’un vaste et solide consensus au sujet de l’importance fondamentale, dans les États démocratiques, d’empêcher que l’État nuise au dévouement de l’avocat à la cause de son client.

[103]                     Le devoir de dévouement à la cause du client fait en sorte qu’« une situation de loyauté partagée n’incite pas l’avocat à “mettre une sourdine” à [sa] représentation » et empêche que la relation avocat‑client soit minée (Neil, par. 19; McKercher, par. 43‑44). Dans le cas d’une mesure de l’État qui met en jeu l’art. 7 de la Charte, cela veut dire tout au moins que l’État ne peut (sous réserve d’une justification) imposer aux avocats des obligations qui entravent leur respect de ce devoir, soit dans les faits, soit aux yeux d’une personne raisonnable et bien informée de toutes les circonstances pertinentes qui étudierait la question en profondeur. L’exemple type d’une telle ingérence serait des obligations imposées aux avocats par l’État qui entrent en conflit avec le devoir de l’avocat de se dévouer au service des intérêts légitimes du client ou qui nuisent autrement au respect de ce devoir.