Matte c. R., 2020 QCCA 1038

L’al. 718.2e) est un des principes de détermination de la peine dont le juge doit nécessairement tenir compte lorsqu’il détermine la peine à infliger à un délinquant qui se qualifie. Toutefois, cette qualification, à elle seule, ne donne pas automatiquement lieu à une diminution de peine et la prise en compte de l’al. 718.2e) par le juge à cette étape n’écarte pas le besoin de considérer tous les autres principes et objectifs énoncés aux art. 718 à 718.2.

[15]        Dans l’arrêt Gladue[8], la Cour suprême étudie cet alinéa dans le cadre d’un appel relatif à la peine d’un délinquant autochtone. À cette fin, la Cour retient la surreprésentation des autochtones au sein du système carcéral, les facteurs historiques et systémiques qui y ont contribué ainsi que la conception qu’ont les communautés autochtones de la justice corrective et de ce qui constitue une juste sanction. Après avoir examiné ces éléments, l’économie de la partie XXIII du Code criminel, ainsi que l’historique législatif entourant l’adoption de l’al. 718.2e) C.cr., la Cour conclut qu’à l’égard des délinquants autochtones, cet alinéa a une visée réparatrice particulière, qui est de remédier à leur surreprésentation dans le système correctionnel canadien, ce qui exige que le tribunal tienne compte « des circonstances particulières dans lesquelles se trouvent les autochtones »[9] :

Comment le juge qui prononce la peine doit‑il jouer son rôle réparateur ? Le texte de l’al. 718.2e) lui enjoint d’accorder une attention particulière aux circonstances dans lesquelles se trouvent les délinquants autochtones, étant sous‑entendu que ces circonstances sont substantiellement différentes dans le cas des délinquants non autochtones. Les considérations générales entrant en jeu dans l’examen de la situation distincte des autochtones au Canada comprennent un large éventail de circonstances particulières dont notamment:

(A)      les facteurs systémiques ou historiques distinctifs qui peuvent être une des raisons pour lesquelles le délinquant autochtone se retrouve devant les tribunaux ;

(B)      les types de procédures de détermination de la peine et de sanctions qui, dans les circonstances, peuvent être appropriées à l’égard du délinquant en raison de son héritage ou attaches autochtones.

[…]

Comme pour toutes les décisions concernant la peine, la détermination de la peine à infliger aux délinquants autochtones doit se faire sur une base individuelle (ou au cas par cas) : Pour cette infraction, commise par ce délinquant, ayant causé du tort à cette victime, dans cette communauté, quelle est la sanction appropriée au regard du Code criminel ? Quelle perception la communauté a-t-elle des sanctions pénales ? Quelle est la nature des rapports entre le délinquant et sa communauté ? Quelle combinaison de facteurs systémiques ou historiques a fait en sorte que ce délinquant particulier est traduit devant les tribunaux pour cette infraction particulière ? Quelle incidence l’abus de drogue ou d’alcool dans la communauté, la pauvreté, le racisme manifeste, l’éclatement de la famille ou de la communauté, par exemple, ont-ils eu sur le délinquant dont il faut déterminer la peine ? L’emprisonnement serait-il effectivement un moyen de dissuasion ou de dénonciation significatif pour le délinquant et la communauté, ou pourrait-on mieux parvenir à prévenir la criminalité et à atteindre les autres buts par les cercles de guérison ? Y a-t-il d’autres options dans les circonstances? [10]

[Soulignements dans l’original]

[16]        L’al. 718.2e) est donc un des principes de détermination de la peine dont le juge doit nécessairement tenir compte lorsqu’il détermine la peine à infliger à un délinquant qui se qualifie. Toutefois, cette qualification, à elle seule, ne donne pas automatiquement lieu à une diminution de peine[11] et « [l]a prise en compte de l’al. 718.2e) par le juge à cette étape n’écarte pas le besoin de considérer tous les autres principes et objectifs énoncés aux art. 718 à 718.2 »[12].

[17]        Dans Ipeelee[13], la Cour suprême, traitant à nouveau des critères applicables à la détermination de la peine infligée à un délinquant autochtone, réitère que l’al. 718.2e) ne permets pas une réduction de peine fondée sur l’appartenance ethnique[14], mais exige (1) la prise en compte des facteurs historiques et systémiques propres à un délinquant autochtone qui expliquent pourquoi ce dernier se retrouve devant le tribunal, lesquels facteurs peuvent influer sur la culpabilité morale du délinquant[15], ainsi que (2) la prise en compte des sanctions efficaces à l’égard de ce dernier en raison de son appartenance à une communauté autochtone, laquelle communauté peut avoir une vision différente de ce qu’est une juste sanction en vertu d’une justice corrective[16].

Selon les arrêts Gladue et Ipeelee, l’al. 718.2e) C.cr., lorsqu’il est susceptible de s’appliquer, exige du juge, à l’étape de la sentence, et plus particulièrement lors de l’analyse des facteurs atténuants, qu’il tienne compte des facteurs susceptibles d’avoir une influence sur la peine infligée à la condition qu’il puisse être démontré que ces facteurs ont contribué à la commission de l’infraction et, plus particulièrement, tenant compte des circonstances de l’affaire, des types de sanctions alternatives appropriées afin d’assurer l’efficacité de la peine.

[18]        Qu’en est-il de l’application de cet alinéa lors de la détermination de la peine d’un délinquant non autochtone qui ferait partie d’un groupe marginalisé? Je constate que les tribunaux n’ont pas encore arrêté la portée de l’al. 718.2e) ni ne l’ont appliqué l’égard de personnes qui ne sont pas membres d’une communauté autochtone. Les arrêts phares Gladue[17] et Ipeelee[18] ne l’ont pas exclu. La Cour suprême a aussi récemment souligné, bien que dans le contexte de l’imposition de conditions de mise en liberté sous caution et des accusations pour manquement qui en découlent, la sensibilité particulière que les tribunaux doivent manifester à la situation des populations vulnérables et marginalisées et à celle des personnes vivant dans la pauvreté ou aux prises avec des problèmes de toxicomanie ou des maladies mentales[19]. Les tribunaux tiennent d’ailleurs en compte de façon habituelle ces circonstances dans le cadre de l’analyse des principes directeurs applicables lors de la détermination de la peine.

[19]        Cela dit, je constate du même souffle que la preuve présentée en première instance ne permettait pas à la juge d’imposer une sanction substitutive à l’appelant, et ce, même en considérant les éléments qui concernent généralement les personnes itinérantes relevés dans le rapport de novembre 2009 de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. Je m’explique.

[20]        Selon les arrêts Gladue[20] et Ipeelee[21], l’al. 718.2e) C.cr., lorsqu’il est susceptible de s’appliquer, exige du juge, à l’étape de la sentence, et plus particulièrement lors de l’analyse des facteurs atténuants, qu’il tienne compte des facteurs susceptibles d’avoir une influence sur la peine infligée à la condition qu’il puisse être démontré que ces facteurs ont contribué à la commission de l’infraction[22] et, plus particulièrement, tenant compte des circonstances de l’affaire, des types de sanctions alternatives appropriées afin d’assurer l’efficacité de la peine. En l’espèce, même en tenant compte du fait que l’appelant était lors de l’évènement une personne itinérante[23], celui-ci ne nous a pas démontré que, tenant compte des circonstances de l’affaire, une sanction alternative aurait dû être envisagée ou que la peine imposée est manifestement non indiquée.

[21]        La preuve au dossier nous en apprend bien peu sur l’appelant, si ce n’est qu’il est un consommateur léger de substances depuis 15 ans (« j’ai jamais été un gros consommateur »)[24] et qu’il aurait, selon sa propre appréciation (aucun rapport médical n’a été produit), vécu une dépression qui l’aurait mené à une situation financière précaire. On sait aussi qu’il a perdu son permis de conduire, puis a été expulsé de son appartement en mai 2018 pour défaut de paiement de son loyer 5 mois avant qu’il ne commette le délit. Bien que non obligatoire, la confection d’un rapport présentenciel[25] aurait peut-être permis de jeter un éclairage plus détaillé sur l’historique particulier de l’appelant et sur les liens qui pourraient exister entre sa situation d’itinérance, sa situation particulière et l’acte criminel à l’égard duquel une peine lui a été imposée, mais aucun n’a été produit.

[22]        Par ailleurs, l’appelant soutient que vu son appartenance à ce groupe marginalisé, la juge n’aurait pas dû tenir compte de ses antécédents judiciaires, lesquels résulteraient de telle appartenance. L’appelant a tort : s’il est vrai que l’appelant possède des antécédents judiciaires, ceux-ci remontent majoritairement à la période antérieure à celle où il s’est retrouvé en situation d’itinérance. Je ne peux donc pas accepter l’affirmation générale de l’appelant voulant que sa situation d’itinérance ait été à l’origine de ses antécédents judiciaires.

[23]        Quant au rapport de novembre 2009 de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, bien qu’il rapporte des constatations à l’égard des personnes itinérantes, de même que des recommandations certes pertinentes à plusieurs égards (par exemple, mettre à la disposition des personnes itinérantes plus de logements sociaux, etc.), il ne comporte pas d’avenue qui aurait permis à la juge, ou qui permettrait à la Cour, de rendre une sanction substitutive à la sanction dégagée par la juge en réponse à l’infraction criminelle commise par l’appelant. Il n’est donc pas nécessaire de trancher la question de son admissibilité au dossier, ni même de déterminer à quelle étape ce type de rapport pouvait être produit.

[24]        Ainsi, l’appelant n’a pas démontré qu’une réduction de la durée de la peine présenterait, à son égard, un moyen de dissuasion ou de dénonciation significatif, ni qu’une telle réduction permettrait d’également ou de mieux parvenir à prévenir la criminalité et à atteindre les autres buts visés par la loi.

[25]        La juge se devait de tenir compte, comme elle l’a fait, des circonstances, de la gravité de l’acte et de ses conséquences sur le plaignant, lesquelles justifiaient la peine qu’elle lui a infligée. Celles‑ci, qui ne sont pas contestées en appel, sont décrites comme suit par la juge :

[5]           L’accusé et M. Hammad n’ont pas de domicile fixe. Ils se connaissent pour avoir fréquenté ensemble le refuge Old Mission Brewery (OMB) et ils se sont liés d’amitié. Au cours de la semaine précédant l’évènement, ils ont passé la majeure partie du temps ensemble, incluant la consommation de substances intoxicantes.

[6]           Le 24 octobre 2018, vers 18h30, ils marchent sur le boul. Maisonneuve. Les images des caméras de surveillance environnantes démontrent que les deux hommes s’arrêtent et l’accusé dépose son sac à dos sur un muret à proximité. Il s’élance et frappe, d’un violent coup de poing, M. Hammad à la tête.

[7]           Monsieur Hammad s’écroule sur le sol. Sur la bande vidéo, on peut voir l’accusé se pencher vers M. Hammad et prendre son sac à dos laissant le sien sur place. Il s’éloigne en traversant la rue et revient quelques secondes plus tard. Il s’approche de M. Hammad qui est toujours au sol, se penche vers lui et repart. M. Hammad est laissé sur le trottoir.

[8]           Un citoyen aperçoit M. Hammad, le visage en sang. Il appelle les secours et M. Hammad est hospitalisé. En raison de ses blessures, il est maintenu dans un coma artificiel jusqu’au 16 novembre. Pendant son hospitalisation, M. Hammad a subi une trachéotomie et a dû être intubé pour être alimenté.

[9]           À sa sortie de l’hôpital, le 23 novembre 2018, M. Hammad s’est rendu chez OBM pour y récupérer ses effets personnels. Il a croisé l’accusé à qui il a demandé ce qui s’était passé, puisqu’il n’a aucun souvenir d’avoir été frappé. L’accusé a affirmé ignorer le déroulement des évènements.

[10]         Quelques jours plus tard, les policiers font visionner la bande vidéo de l’agression à M. Hammad qui reconnaît immédiatement l’accusé. Celui-ci est mis en état d’arrestation le 30 novembre 2018.

[11]         Monsieur Hammad a subi une fracture mandibulaire et orbitale, incluant quatre dents cassées. Il a eu une contusion pulmonaire et une côte enfoncée. Depuis les évènements, il est suivi par un psychologue et un psychiatre et il souffre d’une dépression majeure et d’un stress post-traumatique. Il prend des antidépresseurs et des médicaments pour faciliter le sommeil. Il doit encore subir des traitements de chirurgie dentaire. Il a maintenant une cicatrice à la gorge et à l’estomac, ainsi qu’une marque au nez. Il exprime également ne plus sortir seul en raison de la peur qu’il ressent[26].

[26]        Ainsi, vu la gravité de l’acte et ses conséquences sur le plaignant, la seule appartenance de l’appelant à un groupe marginalisé n’était pas susceptible de mener à une réduction de la peine. De plus, et contrairement à ce que l’appelant soutient, la juge n’a pas ignoré qu’il vivait une situation d’itinérance lorsqu’il a commis l’infraction. Elle a recherché l’équilibre entre la gravité des gestes et le degré de responsabilité de l’appelant, et a tenu compte de toutes les circonstances aggravantes et atténuantes liées à la perpétration de l’infraction et à la situation de l’appelant qui lui avaient été soumises par les parties. Elle a cherché à harmoniser la peine avec celles habituellement imposées pour des infractions semblables, commises dans des circonstances semblables, tel qu’exigé par les articles 718.1 et 718.2 C.cr.

[27]        C’est à la partie appelante qu’appartient le fardeau de démontrer une erreur de droit ou encore une erreur de principe dont l’importance doit avoir eu une incidence sur la peine. La Cour suprême, dans l’arrêt Friesen, vient tout juste de rappeler en ces termes la norme d’intervention à laquelle est tenue une cour d’appel en ce domaine :

[26]      Comme l’a confirmé notre Cour dans Lacasse, la cour d’appel ne peut intervenir pour modifier une peine que si (1) elle n’est manifestement pas indiquée (par. 41) ou (2) le juge de la peine a commis une erreur de principe qui a eu une incidence sur la détermination de la peine (par. 44). Parmi les erreurs de principe, mentionnons l’erreur de droit, l’omission de tenir compte d’un facteur pertinent ou encore la considération erronée d’un facteur aggravant ou atténuant. La manière dont le juge de première instance a soupesé ou mis en balance des facteurs peut constituer une erreur de principe seulement s’il a « exercé son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable, en insistant trop sur un facteur ou en omettant d’accorder suffisamment d’importance à un autre » (R. c. McKnight (1999), 1999 CanLII 3717 (ON CA), 135 C.C.C. (3d) 41 (C.A. Ont.), par. 35, cité dans Lacasse, par. 49). Ce ne sont pas toutes les erreurs de principe qui sont importantes : la cour d’appel ne peut intervenir que lorsqu’il ressort des motifs du juge de première instance que l’erreur a eu une incidence sur la détermination de la peine (Lacasse, par. 44). Si une erreur de principe n’a eu aucun effet sur la peine, cela met un terme à l’analyse de cette erreur et l’intervention de la cour d’appel ne se justifie que si la peine n’est manifestement pas indiquée.[27]

[28]        En l’espèce, il est vrai que la peine infligée est sévère. Cependant, La peine ne se situe pas en dehors de la fourchette des peines applicables pour ce type de criminalité. Comme le rappelle la Cour d’appel de l’Ontario[28] : « in practical terms, the more violent and serious an offender’s crime, the more likely that the terms of imprisonment for Aboriginals and non-Aboriginals will be close to each other, if not the same: Gladue, at para. 79; Wells, at para. 42; R. v. Ipeelee, at para. 85. ». En l’espèce, le crime commis est un crime grave. L’appelant, qui n’a présenté que bien peu de preuve relative à sa situation particulière qui aurait pu permettre l’imposition d’une peine autre que celle établie par la juge, fait de la question de la vulnérabilité sociale des personnes en situation d’itinérance un point plus déterminant en appel qu’il ne l’était vraiment en première instance. Ainsi, la peine infligée, compte tenu des circonstances de l’affaire et des conséquences de l’acte criminel sur la situation de la victime, ne m’apparaît pas manifestement non indiquée.

[29]        Par conséquent, je propose de rejeter ce moyen.