R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23

La dignité humaine transcende les intérêts individuels et concerne la société en général.

[5] L’article 12 de la Charte confère une protection contre les peines et traitements cruels et inusités. Fondamentalement, cette disposition a pour objet de protéger la dignité humaine et d’assurer le respect de la valeur inhérente à chaque personne. Notre Cour a récemment affirmé, dans un contexte différent, que la dignité humaine transcende les intérêts individuels et concerne la société en général (Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, par. 33). En ce sens, la portée du présent pourvoi dépasse largement les faits qui lui sont propres.

[9] Pour assurer le respect de la dignité inhérente à chaque individu, l’art. 12 de la Charte commande que le Parlement laisse entre-ouverte la porte donnant accès à la réhabilitation, et ce, même dans les situations où cet objectif revêt une importance secondaire. Sur le plan pratique, cela signifie que tout détenu doit bénéficier d’une possibilité réaliste de demander la libération conditionnelle à tout le moins avant l’expiration d’un temps d’épreuve de 50 ans, lequel correspond à la période d’inadmissibilité minimale résultant de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du tribunal en vertu de la disposition contestée en cas de meurtres au premier degré.

[45] Avant d’entreprendre l’analyse fondée sur l’art. 12, un survol des objectifs de la peine s’impose pour trancher le litige dont notre Cour est saisie. En droit canadien, le prononcé des peines a pour objectif essentiel de protéger la société et de contribuer, parallèlement à d’autres initiatives de prévention du crime, au respect de la loi et au maintien d’une société juste, paisible et sûre par l’infliction de sanctions justes qui visent un ou plusieurs objectifs, dont la dénonciation, la dissuasion et la réinsertion sociale, sur lesquels il convient de se pencher (art. 718 C. cr.).

[82] La nature de la peine d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité réaliste de libération conditionnelle est différente de celle d’une peine d’incarcération assortie d’un mécanisme de révision, en ce que la première prive le contrevenant de toute possibilité de s’amender et de réintégrer la société (voir Lyons, p. 340-341; I. Grant, C. Choi et D. Parkes, « The Meaning of Life : A Study of the Use of Parole Ineligibility for Murder Sentencing » (2020), 52 R.D. Ottawa 133, p. 172, citant A. Liebling, « Moral performance, inhuman and degrading treatment and prison pain » (2011), 13 Punishm. & Soc.530, p. 536). Diverses expressions, qui évoquent toutes la mort inévitable du contrevenant derrière les barreaux, ont été employées pour décrire la nature de la peine de prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle (p. ex. : [traduction] « condamnation à mourir à petit feu », « mort par incarcération », « sentence de mort virtuelle », « peine de mort lente », « peine de mort suspendue », « peine de mort sans date d’exécution », et « l’autre peine de mort »; voir J. S. Henry, « Death-in-Prison Sentences : Overutilized and Underscrutinized », dans C. J. Ogletree, Jr., et A. Sarat, dir., Life without Parole : America’s New Death Penalty? (2012), 66, p. 66). En effet, une fois entre les murs de l’établissement carcéral, le contrevenant est destiné à y rester jusqu’à son décès, et ce, sans égard à ses efforts de réhabilitation, malgré les effets dévastateurs que cela entraîne.

L’objectif de réinsertion sociale est intimement lié à la dignité humaine en ce qu’il exprime la conviction que chaque individu porte en lui la capacité de se réhabiliter et de réintégrer la société.

En retirant à l’avance aux contrevenants toute possibilité de réintégrer la société, la disposition contestée ébranle les fondements mêmes du droit criminel canadien.

Les fondements de notre système de justice pénale, dont il est question dans l’arrêt Boudreault, commandent de respecter la valeur inhérente de chaque individu, incluant les criminels les plus vils.

Tout contrevenant qui, en vertu de l’art. 745.51 C. cr., s’est vu imposer une période de temps d’épreuve de 50 ans ou plus — que ce soit pour des meurtres multiples au premier degré, au deuxième degré ou une combinaison des deux — doit pouvoir demander réparation.

En dernier lieu, comme notre Cour a limité son analyse à l’infliction de périodes d’inadmissibilité de 50 ans et plus, rien n’empêche les contrevenants assujettis à un cumul de moins de 50 ans en vertu de la disposition invalidée de faire valoir une violation continue de leur droit constitutionnel, à charge d’en faire la démonstration dans chaque cas.

[135] Lorsqu’une disposition législative inconstitutionnelle est déclarée inopérante immédiatement, en application du par. 52(1), elle cesse à partir de ce moment de s’appliquer. Une telle déclaration a généralement une portée rétroactive qui invalide la disposition à partir de la date de son adoption (Albashir, par. 38-39 et 43; Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 R.C.S. 429, par. 82-83; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504, par. 28). La rétroactivité bénéficie aux parties en ce qu’elle permet de remonter dans le temps pour annuler les effets de la disposition jugée inconstitutionnelle (Hislop, par. 82; voir aussi Boudreault, par. 103). Le bénéfice de la rétroaction permet de plus aux personnes dont l’affaire est toujours « en cours » de faire appel pour des motifs constitutionnels (Boudreault, par. 103; R. c. Thomas, 1990 CanLII 141 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 713, p. 716).

[136] La doctrine de l’autorité de la chose jugée tempère toutefois l’application du principe selon lequel les réparations accordées en vertu du par. 52(1) ont un effet rétroactif (Albashir, par. 61). L’autorité de la chose jugée empêche de « rouvrir les dossiers sur lesquels les tribunaux ont statué en fonction de lois invalides » (Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, 1985 CanLII 33 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 721, p. 757). En matière de condamnation pénale, il est généralement établi que les dossiers qui ne sont plus en cours dans le système ne peuvent être rouverts, même si les dispositions en vertu desquelles les accusés ont été reconnus coupables ont été ultérieurement déclarées inconstitutionnelles (R. c. Wigman, 1985 CanLII 1 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 246, p. 257; Thomas, p. 716; Sarson, par. 25-27). Les tribunaux peuvent toutefois accueillir « une demande de réparation fondée sur la Charte dans une situation où il y a “actuellement violation continue” d’un droit protégé par la Charte, même si l’atteinte tire ses origines d’une ordonnance valide et inattaquable au plan juridique » (Boudreault, par. 107, citant R. c. Gamble, 1988 CanLII 15 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 595, p. 630).

[137] Dans l’arrêt Boudreault, notre Cour a conclu que la primauté du droit, dont l’un des piliers est le principe de l’autorité de la chose jugée, ne saurait autoriser « l’infliction continue d’une peine cruelle et inusitée qui ne peut se justifier dans une société libre et démocratique » (par. 105-106). Cette conclusion est d’autant plus vraie dans le cas d’une peine cruelle et inusitée par nature comme en l’espèce. Dans la présente affaire, il est question du cumul de périodes d’inadmissibilité de 25 ans en cas de meurtres multiples au premier degré en vertu de l’art. 745.51 C. cr. En application de cette disposition inconstitutionnelle, des contrevenants ont été condamnés à l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 50 ans, et même 75 ans. Une telle peine est de nature dégradante, et donc contraire à la dignité humaine, car elle anéantit toute possibilité de réinsertion sociale. Tout contrevenant qui, en vertu de l’art. 745.51 C. cr., s’est vu imposer une période de temps d’épreuve de 50 ans ou plus — que ce soit pour des meurtres multiples au premier degré, au deuxième degré ou une combinaison des deux — doit pouvoir demander réparation. Si le dossier de certains d’entre eux n’est plus devant les tribunaux, la violation de leur droit garanti à l’art. 12 de la Charte, elle, est continue, dans la mesure où ces derniers demeurent totalement privés d’accès à la libération conditionnelle. L’autorité de la chose jugée ne peut interdire la présentation de demandes visant à faire cesser cette violation continue de l’art. 12 de la Charte. Ces personnes pourraient donc s’adresser aux tribunaux et demander réparation, notamment en vertu du par. 24(1) de la Charte (Boudreault,par. 109; Gamble, p. 649). En dernier lieu, comme notre Cour a limité son analyse à l’infliction de périodes d’inadmissibilité de 50 ans et plus, rien n’empêche les contrevenants assujettis à un cumul de moins de 50 ans en vertu de la disposition invalidée de faire valoir une violation continue de leur droit constitutionnel, à charge d’en faire la démonstration dans chaque cas.