John Howard Society of Saskatchewan c. Saskatchewan (Procureur général), 2025 CSC 6

Ce risque de dépenses et de retards inutiles représente un intérêt public considérable à ce qu’il soit statué sur la nouvelle question en appel.

[25] Omettre d’examiner la nouvelle question créerait par ailleurs un risque d’injustice. En effet, ne pas se demander s’il y a atteinte à l’al. 11d) et ne pas considérer la question connexe de savoir si l’arrêt Shubley demeure un précédent valable pourrait entraîner des dépenses et des retards inutiles. Comme je l’ai expliqué, l’analyse effectuée dans Shubley pour savoir si l’art. 11 s’applique dans le contexte disciplinaire en milieu carcéral a une incidence sur la question de savoir si l’art. 68 du Règlement porte atteinte à l’art. 7 de la Charte. Il serait donc inopportun que notre Cour se penche sur la question relative à l’art. 7 sans avoir préalablement examiné le statut de l’arrêt Shubley. Ce risque de dépenses et de retards inutiles représente un intérêt public considérable à ce qu’il soit statué sur la nouvelle question en appel. C’est pourquoi il y a lieu de répondre d’abord à la question de savoir s’il y a atteinte à l’al. 11d).

L’application du critère de la véritable conséquence pénale dans l’arrêt Shubley était formaliste d’une manière telle qu’elle cadre dorénavant difficilement avec le paysage juridique relatif à l’interprétation de la Charte.

En effet, au fil du temps, les tribunaux canadiens en sont venus à reconnaître qu’« une personne emprisonnée conserve tous ses droits civils autres que ceux dont elle a été expressément ou implicitement privée par la loi.

[38] L’application du critère de la véritable conséquence pénale dans l’arrêt Shubley était formaliste d’une manière telle qu’elle cadre dorénavant difficilement avec le paysage juridique relatif à l’interprétation de la Charte. Dans cette affaire, un détenu faisait valoir que sa sanction d’isolement disciplinaire, jumelée à la possibilité qu’il perde une réduction de peine méritée, constituait une forme d’emprisonnement et équivalait donc à une véritable conséquence pénale. Sur la question de l’isolement disciplinaire, les juges majoritaires ont simplement déclaré que le détenu avait subi un « isolement cellulaire pendant cinq jours et [. . .] une diète spéciale pourvoyant aux besoins alimentaires essentiels » et que cela ne constituait pas un emprisonnement (p. 21). Sur la question de la perte de la réduction de peine méritée, ils ont rejeté l’argument selon lequel cela constituait un emprisonnement, en faisant observer que, techniquement, la réduction de peine « ne raccourcit pas une sentence d’emprisonnement » (p. 22). Les juges majoritaires ont souligné que l’isolement disciplinaire et la perte d’une réduction de peine méritée se limitent « à la façon dont le détenu doit purger sa peine » et qu’ils ne comportent « ni amende, ni peine d’emprisonnement » (p. 23 (je souligne)). Ce faisant, ils ont clairement indiqué que l’arrêt Wigglesworth avait établi selon eux que seules les peines d’emprisonnement en tant que telles pouvaient répondre au critère de la véritable conséquence pénale, à l’exclusion de toute autre forme d’emprisonnement infligé par l’État.

[39] En assimilant le concept d’emprisonnement à la peine d’emprisonnement en tant que telle dans l’arrêt Shubley, les juges majoritaires ont restreint la portée de la conclusion de l’arrêt Wigglesworth selon laquelle « l’emprisonnement » correspond à une véritable conséquence pénale qui déclenche toujours l’application de l’art. 11 de la Charte. Cette interprétation étroite représentait une fixation sur la forme dans laquelle l’emprisonnement est normalement, mais pas toujours, infligé en vertu de la loi. Comme je l’expliquerai, une interprétation fonctionnelle de l’emprisonnement qui définit la sanction à la lumière de ses attributs substantiels est nécessaire pour donner effet à l’objet de l’art. 11 en matière de protection de la liberté.

[40] Au cœur de l’interprétation de l’« emprisonnement » dans l’arrêt Shubley se trouve une adhésion formaliste à la distinction qui existe en droit criminel entre la peine d’emprisonnement infligée à une personne et les conditions d’emprisonnement, une distinction que la jurisprudence subséquente relative à la Charte est venue atténuer (voir L. Kerr, « Contesting Expertise in Prison Law » (2014), 60 R.D. McGill 43, p. 62‑63). Les conditions d’emprisonnement ont traditionnellement été comprises comme relevant des établissements correctionnels, et non des tribunaux (voir R. c. Zinck, 2003 CSC 6, [2003] 1 R.C.S. 41, par. 18). Cette approche abstentionniste des tribunaux à l’égard des conditions d’emprisonnement découle en partie du fait que la common law a historiquement considéré qu’une déclaration de culpabilité avec condamnation à l’emprisonnement emportait « privation de droits » pour le détenu (May c. Établissement Ferndale, 2005 CSC 82, [2005] 3 R.C.S. 809, par. 23).

[41] Cependant, au fil du temps, les tribunaux canadiens en sont venus à reconnaître qu’« une personne emprisonnée conserve tous ses droits civils autres que ceux dont elle a été expressément ou implicitement privée par la loi » (Solosky c. La Reine, 1979 CanLII 9 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 821, p. 839). Cette évolution a graduellement amené à reconnaître que, lorsque les conditions d’emprisonnement d’un détenu ont une incidence sur les intérêts sous‑jacents que certains droits visés par la Charte cherchent à protéger, les tribunaux peuvent se distancier de la distinction formaliste entre peine et conditions d’emprisonnement et intervenir afin de donner effet à l’objet de la Charte. Bien que l’importance de se distancier de cette distinction a été reconnue par la jurisprudence relative à la Charte antérieure à l’arrêt Shubley, cette approche a pris de l’ampleur dans les décisions subséquentes de la Cour.

[42] À titre d’exemple, l’al. 10c) de la Charte garantit à chacun le droit « de faire contrôler, par habeas corpus, la légalité de sa détention et d’obtenir, le cas échéant, sa libération ». Dans l’arrêt de principe R. c. Miller, 1985 CanLII 22 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 613, la Cour devait décider si l’habeas corpus constituait un recours pour contester la validité de l’incarcération d’un détenu dans une unité spéciale de détention, décrite comme étant une « forme particulièrement sévère de ségrégation » (p. 617). Compte tenu de la distinction traditionnelle entre la peine d’emprisonnement et les conditions d’emprisonnement, de l’incertitude subsistait concernant la question de savoir si le bref d’habeas corpus pouvait uniquement servir à contester la détention d’un individu lorsque la libération de cette détention lui rendait sa « liberté totale » (p. 634). En rejetant cette approche étriquée, le juge Le Dain a reconnu que le bref devait être adapté de manière à refléter les « réalités modernes de la détention en milieu carcéral » et l’importance de « contester les privations de liberté » (p. 641). En conséquence, il a conclu que l’habeas corpus devait permettre de « contester la validité d’une forme distincte de détention dans laquelle la contrainte physique réelle ou la privation de liberté, par opposition à la simple perte de certains privilèges, est plus restrictive ou sévère que cela est normalement le cas dans un établissement carcéral » (ibid.). Ce raisonnement a été appliqué dans le pourvoi connexe Morin c. Comité national chargé de l’examen des cas d’unités spéciales de détention, 1985 CanLII 24 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 662, ainsi qu’à d’autres circonstances de ségrégation administrative dans l’autre pourvoi connexe Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent, 1985 CanLII 23 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 643.

[43] Cette trilogie jurisprudentielle a établi de façon claire et nette que l’habeas corpus pouvait « libérer des détenus d’une “prison au sein d’une prison” » (May, par. 27). Elle a aussi établi les fondements de l’arrêt Dumas c. Centre de détention Leclerc, 1986 CanLII 38 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 459, qui a clarifié que l’habeas corpus est un recours permettant de contester trois différents types de privations de liberté : « . . . la privation initiale de liberté, une modification importante des conditions d’incarcération qui équivaut à une nouvelle privation de liberté et la continuation de la privation de liberté » (p. 464). À la suite de l’arrêt Shubley, la Cour a continué de recourir à l’approche large adoptée dans l’arrêt Dumas en considérant que l’habeas corpus ne constitue pas [traduction] « un recours statique, étroit et formaliste » et qu’il doit évoluer de manière à ce qu’il puisse remplir sa fonction visant à prévenir les restrictions abusives à la liberté (May, par. 21, citant Jones c. Cunningham, 371 U.S. 236 (1962), p. 243; voir aussi Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Chhina, 2019 CSC 29, [2019] 2 R.C.S. 467, par. 19).

[44] Cette évolution de la jurisprudence sur l’habeas corpus a, postérieurement à l’arrêt Shubley, influencé la portée du droit à la liberté protégé par l’art. 7 de la Charte. À titre d’exemple, dans Cunningham c. Canada, 1993 CanLII 139 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 143, la Cour a examiné si une modification rétrospective du système de libération conditionnelle portait atteinte à l’art. 7. En se fondant sur le raisonnement de l’arrêt Dumas, elle a confirmé qu’un contrevenant a une attente en matière de liberté qui est fondée sur le système de libération conditionnelle en place au moment de la détermination de la peine et qu’une « modification importante » qui contrecarre cette attente peut constituer une privation de liberté pour les fins de l’application de l’art. 7 (p. 151; voir aussi la p. 150). Ce faisant, la Cour a explicitement rejeté l’argument formaliste selon lequel, dès lors qu’un détenu est incarcéré, il ne peut plus y avoir « d’autre atteinte à sa liberté » (p. 148). Cet argument « simplifi[ait] à l’extrême le concept de liberté » en cherchant à conserver une distinction rigide entre la peine et les conditions de détention (ibid.).

[45] Les modifications dans les conditions de détention ont aussi fait l’objet d’un examen constitutionnel au regard de l’al. 11h) de la Charte. Dans Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392, la Cour a décidé que certains changements rétrospectifs dans les conditions de détention peuvent constituer une « peine » en violation de la protection consacrée à l’al. 11h) de la Charte contre le double péril, selon la mesure dans laquelle ces changements contrecarrent « l’attente légitime en matière de liberté » du détenu en cause (par. 60). En formulant cette conclusion, la Cour a élargi le test applicable à la « peine » limité auparavant à « [l’arsenal] des sanctions » qui pouvaient être infligées durant le processus criminel de détermination de la peine (par. 50 (texte entre crochets dans l’original), citant R. c. Rodgers, 2006 CSC 15, [2006] 1 R.C.S. 554, par. 62 et 65). La Cour a tranché en ce sens puisqu’une « mesure a pour effet d’aggraver la peine sur le plan, sinon formel, du moins fonctionnel » lorsque le risque d’un accroissement de la période d’incarcération est considérablement accru par les changements rétrospectifs aux conditions de détention (par. 52; voir aussi le par. 63).

[46] L’adoption par l’arrêt Whaling d’une interprétation libérale et téléologique de la Charte a par la suite incité notre Cour à reformuler le test applicable à la « peine » au regard des al. 11h) et i) pour « assimiler une mesure à une peine afin de conférer un rôle plus clair et plus important à la prise en compte de l’incidence de la sanction » (R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906, par. 41; voir aussi les par. 36‑40).

[47] Ces causes ont un fil conducteur, soit que, lorsqu’elle a interprété la portée des différents droits protégés par la Charte, y compris ceux visés à l’art. 11, la Cour a rejeté les interprétations formalistes qui visaient à préserver une distinction rigide entre la peine et les conditions de détention. La Cour a plutôt préconisé une approche téléologique de l’interprétation constitutionnelle qui confère une réelle protection aux intérêts sous‑jacents que le droit en cause visé par la Charte cherche à protéger.

Depuis la publication de l’arrêt Shubley, la Cour n’a jamais confirmé que la notion d’« emprisonnement » au sens où il faut l’entendre pour l’application du critère de la véritable conséquence pénale est restreinte à une peine formelle d’emprisonnement (voir, p. ex., Martineau, par. 57; Guindon, par. 76). À mon avis, il en est ainsi parce que l’application par l’arrêt Shubley du critère de la véritable conséquence pénale ne convient plus dans le contexte plus large de la jurisprudence de la Cour. Elle ne tient pas compte du fait que, prise dans son sens fonctionnel, la notion d’emprisonnement est suffisamment large pour viser à la fois les érosions considérables des libertés résiduelles d’un détenu (c.‑à‑d. l’isolement disciplinaire) et les extensions de la durée de son emprisonnement (c.‑à‑d. la perte de sa réduction de peine méritée).

lorsque des infractions non criminelles peuvent entraîner l’infliction de véritables conséquences pénales, l’art. 11 devrait s’appliquer pour donner effet à son objet, à savoir la protection de la liberté. L’adoption d’une interprétation formaliste des sanctions reconnues comme de véritables conséquences pénales risquerait de contrecarrer cet objet en permettant que l’étiquette apposée sur ces sanctions, plutôt que leur impact sur la liberté individuelle, détermine si l’art. 11 doit s’appliquer.

[50] Comme la Cour l’a reconnu dans K.R.J., le critère de la véritable conséquence pénale décrit dans Wigglesworth établit un « seuil indéniablement élevé » qui cherche à donner effet à l’objet de l’art. 11 en limitant le nombre d’infractions non criminelles déclenchant l’application des protections procédurales les plus robustes de notre système juridique (par. 38). Toutefois, en fixant ce seuil élevé, l’arrêt Wigglesworth n’a pas laissé entendre que les sanctions reconnues comme de véritables conséquences pénales, comme l’emprisonnement, devaient être interprétées de manière formaliste. Une telle interprétation de ces sanctions minerait la reconnaissance dans cet arrêt selon laquelle, lorsque des infractions non criminelles peuvent entraîner l’infliction de véritables conséquences pénales, l’art. 11 devrait s’appliquer pour donner effet à son objet, à savoir la protection de la liberté. L’adoption d’une interprétation formaliste des sanctions reconnues comme de véritables conséquences pénales risquerait de contrecarrer cet objet en permettant que l’étiquette apposée sur ces sanctions, plutôt que leur impact sur la liberté individuelle, détermine si l’art. 11 doit s’appliquer.

L’emprisonnement est défini comme « la négation de la liberté de mouvement et l’isolement d’un détenu ». L’adoption de cette définition fonctionnelle de l’emprisonnement donne effet à l’objectif de protection de la liberté de l’art. 11.

[54] Je donnerais plutôt suite à l’invitation de la JHS et j’adopterais la définition de l’emprisonnement proposée par le juge Cory dans ses motifs dissidents dans l’affaire Shubley. Cette définition était la suivante : « . . . la négation de la liberté de mouvement et l’isolement d’un détenu » (p. 11). Il a donc défini le concept de l’emprisonnement en faisant référence à ses attributs substantiels, plutôt que de s’attacher indûment à la forme sous laquelle une telle conséquence est souvent infligée.

[55] L’adoption de cette définition fonctionnelle de l’emprisonnement donne effet à l’objectif de protection de la liberté de l’art. 11. L’emprisonnement satisfait toujours au critère de la véritable conséquence pénale et il fait donc systématiquement intervenir les protections garanties à l’art. 11 parce qu’il constitue « la privation de liberté la plus grave dans notre droit » (Wigglesworth, p. 562). À ce titre, suivant le critère de la véritable conséquence pénale de Wigglesworth, l’emprisonnement doit comprendre les sanctions infligées par l’État qui, compte tenu de leurs attributs, constituent une privation de liberté au moins aussi grave que la peine initiale d’emprisonnement. Il est nécessaire d’adopter cette approche pour garantir que l’État ne puisse pas simplement étiqueter des formes d’emprisonnement à l’aide d’euphémismes afin de contourner l’application de l’art. 11 de la Charte.

[56] Pour déterminer s’il y a une équivalence dans la sévérité entre une peine d’emprisonnement et la sanction en cause, il faut tenir compte du fait qu’une peine d’emprisonnement peut comprendre des peines non carcérales assorties des mêmes caractéristiques de limiter considérablement la liberté de mouvement d’un individu et de le tenir à l’écart des autres. À titre d’exemple, certaines dispositions du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, traitent les peines conditionnelles comme des peines d’emprisonnement (voir, p. ex., R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, par. 29). La Cour a appelé ces peines des « emprisonnement[s] sans incarcération » (R. c. Wu, 2003 CSC 73, [2003] 3 R.C.S. 530, par. 25).

L’isolement disciplinaire et la perte de réduction de peine méritée constituent des formes d’emprisonnement.

[75] En somme, ces sources mènent toutes à la conclusion que l’isolement disciplinaire et la perte de réduction de peine méritée constituent des formes d’emprisonnement. L’isolement disciplinaire est une forme distincte d’emprisonnement parce qu’elle restreint considérablement la liberté de mouvement résiduelle du détenu et limite encore plus sa capacité d’interagir avec autrui. La perte de réduction de peine méritée est aussi une peine d’emprisonnement puisqu’elle a pour effet de prolonger la période d’emprisonnement du détenu concerné.

[76] En conséquence, tant l’isolement disciplinaire que la perte de réduction de peine méritée satisfont au critère de la véritable conséquence pénale énoncé dans l’arrêt Wigglesworth. Puisque, suivant le par. 77(1) de la Loi, il s’agit de formes de sanctions applicables pour la commission d’une infraction disciplinaire grave, l’art. 11 de la Charte entre en jeu lorsque ces infractions sont en cause. Je remets à une autre occasion l’examen de la question de savoir si l’application de l’art. 11 de la Charte est déclenchée si un détenu en Saskatchewan a commis une infraction disciplinaire mineure.

[77] Finalement, je note qu’il ne faut pas comprendre de ma conclusion que l’art. 11 s’applique nécessairement chaque fois qu’une personne fait face à une privation de liberté par l’État qui est aussi sévère qu’une peine d’emprisonnement. L’article 11 ne s’applique que lorsqu’une personne est « inculpé[e] » d’une infraction punissable de telles conséquences. Cela tempère toute préoccupation selon laquelle, en adoptant une interprétation fonctionnelle de l’emprisonnement pour les fins du critère de la véritable conséquence pénale de l’arrêt Wigglesworth, la portée de l’art. 11 deviendrait trop large et s’appliquerait à toutes les procédures ou circonstances qui concernent une privation de liberté sévère infligée par l’État.

[80] Même si j’avais conclu que l’art. 11 ne s’applique pas aux infractions disciplinaires graves, je suis d’avis que l’art. 68 du Règlement porte atteinte à la présomption d’innocence protégée par l’art. 7 de la Charte, qui, dans ces circonstances, requiert l’application de la norme de preuve applicable en matière criminelle.

[81] Dans l’arrêt Pearson, le juge en chef Lamer a exprimé clairement que l’al. 11d) de la Charte « n’épuise » pas le champ d’application de la présomption d’innocence et que l’art. 7 protège ce principe de justice fondamentale indépendamment dans les procédures où l’art. 11 ne s’applique pas (p. 688). Cette décision s’appuie sur l’observation du juge en chef Dickson dans l’arrêt Oakes, selon laquelle la présomption d’innocence « relève et fait partie intégrante de la garantie générale du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, contenue à l’art. 7 de la Charte » (p. 119). Cela dit, les exigences spécifiques de la présomption d’innocence varient selon le contexte de la procédure en cause (Pearson, p. 684). C’est ce qui explique pourquoi ce ne sont pas toutes les procédures dans lesquelles un droit visé par l’art. 7 est en jeu qui exigent le recours à la norme de preuve hors de tout doute raisonnable (ibid.).

[82] Le juge en chef Lamer a donné deux exemples de procédures dans lesquelles une norme de preuve plus exigeante serait probablement requise pour assurer le respect des impératifs découlant de la protection de la présomption d’innocence par l’art. 7. Le premier exemple qu’il a cité, fondé sur le raisonnement de la Cour dans R. c. Gardiner, 1982 CanLII 30 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 368, a été celui des procédures de détermination de la peine qui comportent des circonstances aggravantes contestées(Pearson, p. 686). Dans l’arrêt Gardiner, la Cour a conclu que, en common law, le ministère public a le fardeau de prouver les circonstances aggravantes hors de tout doute raisonnable (p. 415). Pour motiver sa conclusion, la Cour a expliqué que « [l]’infraction et la peine sont inextricablement liées » et que « les faits qui justifient la peine ne sont pas moins importants que ceux qui justifient la déclaration de culpabilité » (ibid.). Dans l’arrêt D.B., la Cour a cité en l’approuvant l’exemple du juge en chef Lamer dans Pearson, statuant qu’une disposition de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, c. 1, qui relevait le ministère public de son fardeau de prouver les circonstances aggravantes hors de tout doute raisonnable violait la présomption d’innocence protégée par l’art. 7 de la Charte (par. 78‑82).

[83] Le deuxième exemple cité par le juge en chef Lamer a été celui des procédures pour outrage civil. Bien qu’il ait reconnu que ce type de procédure puisse constituer une « infraction » qui engage les protections prévues à l’art. 11 de la Charte, il a noté que, même si elle ne l’engageait pas, la présomption d’innocence protégée par l’art. 7 exigerait probablement que, dans ce type de procédures, il faille appliquer la norme de preuve applicable en matière criminelle (Pearson, p. 686‑687). Pour étayer son affirmation, il a noté que tant la common law que le droit civil du Québec requièrent cette norme plus exigeante (p. 687).

[84] Les caractéristiques de ces deux types de procédures citées dans Pearson aident à cerner quand la protection conférée par l’art. 7 à la présomption d’innocence exigera une preuve hors de tout doute raisonnable. Les deux circonstances concernent des procédures dans le cadre desquelles l’État a) accuse un individu d’une faute morale et b) cherche à le punir pour avoir commis cette faute en lui infligeant des conséquences graves le privant de sa liberté. Fait important, comme l’illustre la référence qu’a faite le juge en chef Lamer aux procédures pour outrage civil, des procédures qui ne sont pas de nature pénale à strictement parler peuvent comporter ces deux caractéristiques.

[85] L’application subséquente de l’arrêt Pearson par la Cour dans l’arrêt Demers est compatible avec ces balises. Dans cette cause, la Cour devait déterminer si les procédures décrites dans la partie XX.1 du Code criminel quant aux accusés qui ne sont pas aptes à subir un procès contrevenaient au droit à la présomption d’innocence protégé par l’art. 7. La Cour a conclu au respect de la présomption d’innocence. Ce faisant, elle a noté qu’il n’est pas nécessaire de recourir à une norme de preuve plus exigeante dans le cadre d’instances devant la commission d’examen parce qu’elles ne comportent pas de « détermination quant à la culpabilité ou à l’innocence » et parce que, dans le cas d’un accusé inapte, ce dernier n’est pas présumé dangereux (par. 34). La commission d’examen est plutôt tenue « [d’]évalue[r] » un accusé inapte et de lui infliger « la condition la moins privative de liberté » (ibid.). Autrement dit, les procédures qui se déroulent devant la commission d’examen ne comportent pas d’accusation par l’État d’une faute morale — soit la première caractéristique pour que l’art. 7 requière une preuve hors de tout doute raisonnable.