Rodrigue c. R., 2021 QCCA 456

L’ordonnance fondée sur l’art. 161 ne peut être rendue que lorsque la preuve permet de conclure que le contrevenant représente un risque pour les enfants et que le juge est convaincu que les conditions dont elle est assortie visent raisonnablement à réduire ce risque.

Il ne s’agit pas d’une ordonnance rendue automatiquement.

De plus, elle doit être soigneusement adaptée à la situation particulière du contrevenant.

[23] Le paragraphe 161(1) C.cr. permet au tribunal de rendre diverses ordonnances d’interdiction à l’endroit de contrevenants déclarés coupables de certaines infractions d’ordre sexuel impliquant des personnes âgées de moins de 16 ans. Ces ordonnances — qui constituent des peines[19] — ont principalement pour objectif de protéger les enfants contre la violence sexuelle[20], et un contrevenant peut notamment se voir interdire d’utiliser Internet à moins de le faire en conformité avec les conditions imposées par le tribunal (alinéa 161(1)d) C.cr.).

[24] Dans la présente affaire, la juge de première instance a notamment imposé à l’appelant une interdiction — à vie — d’utiliser Internet ou tout autre réseau numérique, à moins de le faire en conformité avec les conditions imposées par le tribunal, sauf « pour fins d’études dans un établissement où les étudiants ont 18 ans et plus ou une université utilisant le réseau l’intranet [sic] »[21].

[25] D’entrée de jeu, il y a lieu de souligner que le paragraphe 161(1) C.cr. confère clairement au tribunal un pouvoir discrétionnaire : le législateur mentionne bien que le tribunal peut rendre une des ordonnances d’interdiction y étant prévues et non qu’il est tenu de le faire[22]. Il est tout aussi clair que les modalités de toute ordonnance rendue en vertu de cette disposition doivent être soigneusement adaptées aux circonstances particulières de l’espèce. Comme le note la Cour suprême dans l’affaire K.R.J.[23] :

[L]’ordonnance fondée sur l’art. 161 ne peut être rendue que lorsque la preuve permet de conclure que le contrevenant représente un risque pour les enfants et que le juge est convaincu que les conditions dont elle est assortie visent raisonnablement à réduire ce risque (voir A. (R.K.), [2006 ABCA 82,] par. 32; voir également R. c. R.R.B., 2013 BCCA 224, 338 B.C.A.C. 106, par. 32‑34). Il ne s’agit pas d’une ordonnance rendue automatiquement. De plus, elle doit être soigneusement adaptée à la situation particulière du contrevenant.

[26] En l’espèce, tant l’appelant que le ministère public sont d’avis que la juge de première instance a commis une erreur de principe en affirmant qu’elle se devait de rendre les ordonnances d’interdiction prévues au paragraphe 161(1) C.cr. Les parties ont raison. En rendant jugement, la juge a effectivement mentionné que cette disposition était « mandatoire », et donc qu’elle n’avait d’autre choix que de rendre les ordonnances y étant prévues[24].

[27] Étant donné cette erreur de principe, il revient à la Cour de déterminer s’il y a lieu de rendre une ordonnance en vertu de l’alinéa 161(1)d) C.cr. et, le cas échéant, d’en fixer les modalités[25] en tenant compte des facteurs identifiés dans l’arrêt J.L.[26] :

1) la nature de l’infraction;

2) les circonstances de la commission de l’infraction : sa sévérité, sa durée, le nombre de victimes et l’impact sur les victimes;

3) les antécédents du contrevenant pour des infractions similaires et, inversement, le fait que le contrevenant ait un dossier criminel sans tache et qu’il s’agisse d’un comportement aberrant et exceptionnel de sa part;

4) les risques de récidive du contrevenant;

5) l’âge et la vulnérabilité des victimes;

6) les similitudes entre l’ordonnance à rendre et l’infraction commise, plus particulièrement si le contrevenant travaillait auprès d’enfants et a profité de sa situation d’autorité pour commettre l’infraction reprochée; et

7) le fait que le contrevenant n’accepte pas sa responsabilité pour ses gestes, qu’il ne démontre pas de remords, qu’il ne comprenne pas le sérieux de ses gestes ou, encore, qu’il soit réticent à suivre une thérapie.

[28] À la lumière de la nature des infractions et des circonstances de leur commission, des profils psychosexuel et psychiatrique dépeints par les experts ainsi que de la preuve relative au risque élevé de récidive, la Cour est d’avis que l’accès de l’appelant à Internet doit être limité. Il faut donc rendre une ordonnance d’interdiction en vertu de l’alinéa 161(1)d) C.cr.

[29] Quant à la portée et à la durée de l’ordonnance, il y a lieu de garder à l’esprit trois considérations qui s’ajoutent à celles qui viennent d’être évoquées.

[30] La première concerne la gravité des infractions d’ordre sexuel contre les enfants et l’importance qu’elle soit reflétée dans les peines imposées par les tribunaux. La Cour suprême l’a récemment rappelé dans l’arrêt Friesen[27] :

[N]ous envoyons le message clair que les infractions d’ordre sexuel contre des enfants sont des crimes violents qui exploitent injustement leur vulnérabilité et leur causent un tort immense ainsi qu’aux familles et aux collectivités. Il faut imposer des peines plus lourdes pour ces crimes. Les tribunaux doivent infliger des peines proportionnelles à la gravité des infractions d’ordre sexuel contre des enfants et au degré de responsabilité du délinquant, à la lumière des initiatives du législateur en matière de détermination de la peine et du fait que la société comprend mieux le caractère répréhensible et la nocivité de la violence sexuelle à l’endroit des enfants. Les peines doivent être le reflet fidèle du caractère répréhensible de la violence sexuelle faite aux enfants de même que du tort profond et continu qu’elle cause aux enfants, aux familles et à la société en général.

[31] La deuxième considération est l’importance de la place qu’Internet a acquise dans la vie contemporaine. Comme la Cour suprême l’a expliqué dans l’arrêt K.R.J.[28] :

Empêcher le contrevenant d’avoir accès à Internet sur le fondement de l’al. 161(1)d) équivaut à le tenir à l’écart d’un élément de plus en plus essentiel à la vie quotidienne :

[traduction] Internet est désormais au centre de l’activité humaine dans tous les domaines, qu’il s’agisse de l’éducation ou du commerce, voire des loisirs. Ce n’est plus une simple fenêtre sur le monde. Pour un nombre croissant de personnes, Internet est leur monde, un endroit où l’on peut faire presque tout ce que l’on a besoin de faire ou que l’on souhaite faire. La toile offre la possibilité virtuelle de magasiner, de faire des rencontres, d’échanger avec les amis et la famille, de mener ses activités, de réseauter et de trouver un emploi, d’effectuer des opérations bancaires, de lire le journal, de regarder des films et de suivre des cours. [En italique dans l’original; notes en bas de page omises.]

(B. A. Areheart et M. A. Stein, « Integrating the Internet » (2015), 83 Geo. Wash. L. Rev. 449, p. 456)

[32] La troisième considération est que, bien que les ordonnances d’interdiction rendues en vertu du paragraphe 161(1) C.cr. puissent être modifiées — à la demande du ministère public ou du contrevenant — si cela s’avère souhaitable en raison d’un changement de circonstances, il faut se garder d’y voir une raison d’adopter une approche moins rigoureuse au moment de rendre l’ordonnance initiale. En effet, comme le souligne à juste titre la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Brar[29] :

While I acknowledge, as noted by the Crown, that the court has the power to vary a s. 161 order on application of the offender or prosecutor, such a variation requires a change of circumstance and imposes a significant burden on the offender. Variation of prohibition orders under s. 161(3) is not a matter of course but requires a full hearing. The fact that s. 161 orders may later be varied does not justify imposing orders that create overbroad or unreasonable restrictions on an individual’s liberty.

[33] Dans la présente affaire, le ministère public concède qu’interdire à l’appelant d’utiliser Internet à quelque fin que ce soit irait trop loin. Il se dit ouvert à ce que la Cour rende une ordonnance formulée d’une manière semblable à celle qui a été rendue dans l’arrêt Brar[30], où — s’inspirant de l’approche adoptée par notre Cour dans l’affaire Perron[31] —, la Cour d’appel de l’Ontario a interdit au contrevenant d’utiliser Internet afin d’accéder à des sites de médias sociaux, de réseaux sociaux, ou de forums de discussion, et afin d’accéder à tout contenu contrevenant aux lois en vigueur. L’appelant est d’accord avec cette approche, tout en étant ouvert à ce que l’ordonnance l’empêche aussi d’accéder à Internet à des fins récréatives.

[34] Bien que l’ordonnance doive d’abord et avant tout servir l’objectif prépondérant de protéger les enfants contre la violence sexuelle, elle ne doit pas entraver indûment les efforts de réhabilitation de l’appelant, que ce soit dans le cadre d’un projet d’études ou encore d’un éventuel retour sur le marché du travail[32]. À cette fin, la Cour considère que l’ordonnance devrait être rédigée de manière à lui interdire d’utiliser Internet à certaines fins seulement, soit : à des fins récréatives; afin d’accéder à des sites de médias sociaux, de réseaux sociaux, ou de forums de discussion; et afin d’accéder à tout contenu contrevenant aux lois en vigueur.