MédiaQMI inc. c. Kamel, 2021 CSC 23

Le droit de prendre connaissance des dossiers des tribunaux énoncé à l’art. 11 C.p.c. ne s’étend pas au-delà de ce qui se trouve dans ces dossiers au moment de la consultation. Ainsi, lorsqu’à la fin d’une instance les parties reprennent possession de leurs pièces, les membres du public pourront toujours consulter le dossier mais n’auront plus accès aux pièces qui en ont été retirées.

L’article 11 C.p.c. reconnaît au public le droit de prendre connaissance des dossiers des tribunaux avec les documents et les pièces qu’ils contiennent au moment où ils sont consultés, sous réserve des exceptions relatives aux éléments confidentiels. Il ne donne « accès aux pièces » que dans la mesure où celles-ci se trouvent au dossier. Si à la fin d’une instance les parties tardent à récupérer leurs pièces, celles-ci demeureront accessibles au public jusqu’à ce qu’elles soient retirées du dossier ou détruites par le greffier. Mais une fois que les pièces ont été retirées ou détruites, le public n’y a plus accès.

[1] L’importance du principe de la publicité des débats judiciaires ne suscite plus aujourd’hui de controverse. On conviendra aisément, suivant la formule élégante d’un auteur ancien, que la justice est « un ouvrage de lumière et non de ténèbres » : J. Frain du Tremblay, Essais sur l’idée du parfait magistrat où l’on fait voir une partie des obligations des Juges (1701), p. 139-140. Cela n’est pas remis en question ici. Mais si important soit-il, un principe n’est pas sans limites. Le présent pourvoi nous invite en l’occurrence à clarifier celles de la publicité des débats judiciaires. Il s’agit en somme de savoir jusqu’où doit porter l’aspiration vers la transparence du processus judiciaire, et à partir de quel moment le secret peut reprendre ses droits.

[2] Au Québec, le Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25.01 (« C.p.c. »), reconnaît aux membres du public le droit de prendre connaissance des dossiers des tribunaux : art. 11 C.p.c.[1] Aucune autorisation préalable n’est requise : n’importe qui peut en examiner le contenu. Le Code contient par ailleurs une disposition relative au retrait des pièces produites au dossier du tribunal : art. 108 C.p.c. En cours d’instance, les parties sont autorisées à reprendre possession de leurs pièces si toutes y consentent; une fois l’instance terminée, elles sont obligées de le faire, faute de quoi ces pièces pourront être détruites par le greffier après une année. La question au cœur de ce pourvoi consiste à déterminer si l’art. 11 C.p.c. permet aux membres du public de consulter des pièces qui ont été retirées par les parties conformément à l’art. 108 C.p.c. À mon avis, le droit de prendre connaissance des dossiers des tribunaux énoncé à l’art. 11 C.p.c. ne s’étend pas au-delà de ce qui se trouve dans ces dossiers au moment de la consultation. Ainsi, lorsqu’à la fin d’une instance les parties reprennent possession de leurs pièces, les membres du public pourront toujours consulter le dossier mais n’auront plus accès aux pièces qui en ont été retirées.

[18] L’article 11 C.p.c. énonce le principe de la publicité des débats judiciaires et reconnaît aux membres du public le droit de « prendre connaissance des dossiers et des inscriptions aux registres des tribunaux ». Cette disposition garantit l’accès aux dossiers des tribunaux et à ce qu’ils contiennent au moment où ils sont consultés, à l’exception des éléments confidentiels. Lorsqu’une pièce en est retirée en vertu de l’art. 108 C.p.c., elle retourne généralement dans la sphère privée. L’article 11 C.p.c. ne confère donc pas un droit spécifique d’accéder aux pièces qui ont un jour fait partie des dossiers des tribunaux. Plusieurs considérations militent en faveur de cette interprétation : le texte, l’objet et l’économie du Code de procédure civile, l’historique législatif, les principes directeurs de la procédure civile et des considérations d’ordre pratique liées au règlement des différends.

[19] Dans leurs motifs, mes collègues suggèrent que la solution à laquelle je parviens permettrait aux parties de contourner le principe de la publicité des débats judiciaires qu’ils qualifient d’ordre public. Cette critique est infondée. L’article 11 C.p.c. donne accès à un dossier dont le contenu est en partie régi par l’art. 108 C.p.c. Le fait d’en retirer des pièces dans les circonstances décrites à l’art. 108 C.p.c., alors qu’une demande de consultation du dossier est pendante, ne constitue pas une « atteinte à une règle d’ordre public » (motifs du juge en chef et du juge Kasirer, par. 123); ce n’est que l’exercice d’un droit prévu par le Code de procédure civile. Avec beaucoup d’égards pour l’opinion de mes collègues, il ne suffit pas d’insister sur l’importance du principe de la publicité des débats pour étendre ses ramifications au-delà de ce qu’autorise la loi. Aussi fondamental soit-il, ce principe demeure circonscrit par les limites prévues au Code de procédure civile. En l’occurrence, il ne confère pas aux membres du public le droit de prendre connaissance des pièces qui ont été retirées du dossier du tribunal conformément à l’art. 108 C.p.c.

Les chartes sont des instruments de protection des droits et libertés; ce ne sont pas de grands lits de Procuste conçus pour étirer les lois jusqu’à la taille désirée.

En contexte civiliste, la création des règles de droit demeure la prérogative du législateur.

[20] Dans le contexte de la procédure civile québécoise, il est donc impossible, à mon avis, de donner au principe de la publicité des débats la portée interprétative que lui donnent MédiaQMI et mes collègues sans, du même coup, réécrire plusieurs règles explicitement prévues au Code de procédure civile. Or, comme l’écrivait le juge Fauteux (autrefois juge en chef de notre Cour), « [l]a Constitution n’envisage qu’un seul système pour faire les lois et non deux systèmes susceptibles de fonctionner simultanément, de façon divergente » : Le livre du magistrat (1980), p. 125. Quelle que soit la protection que les chartes accordent au principe de la publicité des débats, le législateur demeure libre d’en fixer la portée dans les règles qu’il édicte. Il n’appartient pas aux tribunaux de faire cet exercice à sa place, de telle sorte qu’en l’absence de contestation constitutionnelle, ce sont les règles clairement énoncées au Code de procédure civile qui s’appliquent.

[21] Dans l’arrêt Lac d’Amiante, la Cour rappelle qu’au Québec, « [l]e droit fondamental en matière de procédure civile demeure celui qu’édicte l’Assemblée nationale [. . .] dans un code rédigé en termes généraux » : par. 35. En contexte civiliste, la création des règles de droit demeure la prérogative du législateur : ibid. Les tribunaux ne remplissent à cet égard « qu’une fonction subsidiaire ou interstitielle » par le biais de l’adoption de règles de pratique ou l’exercice des pouvoirs inhérents ou accessoires prévus aux art. 25 et 49 C.p.c. : par. 36-38.

[22] Pareille délimitation du rôle du juge reflète une conception proprement civiliste de la séparation des fonctions judiciaire et législative : Lac d’Amiante, par. 37‑39; L. LeBel, « La méthode d’interprétation moderne : le juge devant lui-même et en lui-même », dans S. Beaulac et M. Devinat, dir., Interpretatio non cessat — Mélanges en l’honneur de Pierre-André Côté (2011), 103, p. 112; Fauteux, p. 123-126. Cette conception remonte au moins à Montesquieu, qui définissait le juge comme « la bouche qui prononce les paroles de la Loi » : De l’Esprit des Lois (1748), t. 1, p. 256. Formule éloquente, encore que trop rigide; on serait plutôt enclin aujourd’hui à le concevoir comme celui qui vivifie la lettre morte de la loi : P. B. Mignault, « Le Code Civil de la Province de Québec et son Interprétation » (1935), 1 U.T.L.J. 104, p. 111. Hormis les situations exceptionnelles où le juge civiliste est appelé à dire le droit qui surgit des interstices du Code, son activité créatrice consiste à « découvrir les potentialités du texte [de loi] » et à « parach[ever] ainsi l’œuvre législative » : L. LeBel, « La loi et le droit : la nature de la fonction créatrice du juge dans le système de droit québécois » (2015), 56 C. de D. 87, p. 92-93 ; Cie Immobilière Viger Ltée c. Giguère Inc., 1976 CanLII 4 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 67, p. 75-77. Ce faisant, il doit se garder de deux écueils en sens contraire : « combat[tre] la lettre par l’esprit, et l’esprit par la lettre » (H. F. d’Aguesseau, Discours de M. le chancelier d’Aguesseau (nouv. éd. 1822), t. 1, p. 287, cité dans G. Fauteux, p. 14).

[23] Le législateur québécois a réitéré ces principes relatifs au rôle du juge dans une disposition préliminaire dont la valeur normative est désormais acquise : Lac d’Amiante, par. 40; Prud’homme c. Prud’homme, 2002 CSC 85, [2002] 4 R.C.S. 663, par. 30; L. Chamberland, dir., Le grand collectif : Code de procédure civile — Commentaires et annotations, vol. 1, Articles 1 à 390 (5e éd. 2020), p. 1‑5. À son troisième alinéa, cette disposition énonce le cadre à l’intérieur duquel le Code de procédure civile doit s’interpréter :

Enfin, le Code s’interprète et s’applique comme un ensemble, dans le respect de la tradition civiliste. Les règles qu’il énonce s’interprètent à la lumière de ses dispositions particulières ou de celles de la loi et, dans les matières qui font l’objet de ses dispositions, il supplée au silence des autres lois si le contexte le permet.

[24] Elle précise en outre que le Code de procédure civile « régit » la procédure applicable devant les tribunaux de l’ordre judiciaire « en harmonie avec la Charte des droits et libertés de la personne ». Dans l’arrêt Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal, 2004 CSC 30, [2004] 1 R.C.S. 789, notre Cour a commenté une disposition similaire du Code civil du Québec en affirmant que « [l]’interprétation de la législation doit s’inspirer [des] principes » énoncés dans cette Charte : par. 20. Mais il y a une différence — et elle est de taille — entre une interprétation qui s’inspire de certains principes et une interprétation qui déroge, au nom de ces principes, à l’intention du législateur clairement exprimée dans le libellé d’une règle de droit.

[25] Les chartes sont des instruments de protection des droits et libertés; ce ne sont pas de grands lits de Procuste conçus pour étirer les lois jusqu’à la taille désirée. Elles préservent au contraire l’autonomie du législateur grâce à des dispositions justificatives telles que l’art. 1 de la Charte canadienne : T. A. Cromwell, S. Anstis et T. Touchie, « Revisiting the Role of Presumptions of Legislative Intent in Statutory Interpretation » (2017), 95 R. du B. can. 297, p. 322. Au Québec, le législateur a été très clair à cet égard en adoptant les art. 9.1 et 51 de la Charte québécoise :

9.1. Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de la laïcité de l’État, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec.

La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice.

51. La Charte ne doit pas être interprétée de manière à augmenter, restreindre ou modifier la portée d’une disposition de la loi, sauf dans la mesure prévue par l’article 52.

Dans Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, notre Cour a rejeté la théorie selon laquelle les tribunaux devraient interpréter les lois de manière à les rendre conformes aux principes ou aux valeurs de la Charte canadienne, sauf pour trancher une ambiguïté qui persisterait à la suite de l’application de la méthode d’interprétation contextuelle.

[26] Il importe par ailleurs de rappeler que, dans Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, notre Cour a rejeté la théorie selon laquelle les tribunaux devraient interpréter les lois de manière à les rendre conformes aux principes ou aux valeurs de la Charte canadienne, sauf pour trancher une ambiguïté qui persisterait à la suite de l’application de la méthode d’interprétation contextuelle :

. . . appliquer une présomption générale de conformité à la Charte pourrait parfois contrecarrer le respect de l’intention véritable du législateur, contrairement à ce que prescrit la démarche privilégiée en matière d’interprétation législative . . .

. . .

Pour rappeler ce qui a été dit dans les arrêts Symes et Willick, précités, si les tribunaux devaient interpréter toutes les lois de manière à faire en sorte qu’elles soient conformes à la Charte, cela perturberait à tort l’équilibre dialogique. Chaque fois que ce principe serait appliqué, il préviendrait tout contrôle judiciaire fondé sur des motifs prévus par la Charte, recours qui permet de profiter des mécanismes internes de pondération que comporte l’article premier. Ainsi, les législateurs seraient en grande partie dépouillés du pouvoir que leur reconnaît la Constitution d’apporter, par voie législative, des restrictions raisonnables aux droits et libertés garantis par la Charte, lesquels possèderaient dès lors un caractère quasi absolu. En fait, le législateur qui ne voudrait pas se retrouver dans une telle situation devrait, d’une manière ou d’une autre, justifier expressément dans le texte législatif la limitation du droit garanti par la Charte, sans bénéficier des avantages d’un débat devant les tribunaux relativement aux restrictions qui sont acceptables dans une société libre et démocratique. Avant longtemps, les tribunaux seraient appelés à interpréter ce genre de texte de loi à la lumière des principes consacrés par la Charte. Le caractère manifestement impraticable d’une telle façon de faire met en évidence l’importance de maintenir le dialogue entre les pouvoirs composant l’État. Par conséquent, lorsqu’une loi n’est pas ambiguë, les tribunaux doivent donner effet à l’intention clairement exprimée par le législateur et éviter d’utiliser la Charte pour arriver à un résultat différent. [Soulignement omis; par. 64 et 66.]

(Voir aussi Pharmascience inc. c. Binet, 2006 CSC 48, [2006] 2 R.C.S. 513, par. 29; R. c. Clarke, 2014 CSC 28, [2014] 1 R.C.S. 612, par. 12-15.)

[27] Cette approche s’accorde avec les dispositions interprétatives enchâssées dans la Charte québécoise, dont l’art. 53 :

53. Si un doute surgit dans l’interprétation d’une disposition de la loi, il est tranché dans le sens indiqué par la Charte.

Assurément donc, la Charte québécoise peut servir à interpréter le Code de procédure civile quand les circonstances s’y prêtent. Mais cette possibilité n’est pas une invitation à négliger le texte de la loi et l’intention qui s’y trouve exprimée.

L’objectif de favoriser le règlement des différends serait assurément compromis si les parties désireuses de s’entendre après avoir saisi les tribunaux ne pouvaient rapatrier dans la sphère privée les documents qu’elles y ont produits.

[48] L’article 11 C.p.c. reconnaît au public le droit de prendre connaissance des dossiers des tribunaux avec les documents et les pièces qu’ils contiennent au moment où ils sont consultés, sous réserve des exceptions relatives aux éléments confidentiels. Il ne donne « accès aux pièces » que dans la mesure où celles-ci se trouvent au dossier. Si à la fin d’une instance les parties tardent à récupérer leurs pièces, celles-ci demeureront accessibles au public jusqu’à ce qu’elles soient retirées du dossier ou détruites par le greffier. Mais une fois que les pièces ont été retirées ou détruites, le public n’y a plus accès.

[49] La conclusion à laquelle j’arrive s’accorde avec l’intention du législateur exprimée dans le texte des art. 11 et 108 C.p.c., avec les objectifs législatifs sous-jacents à ces dispositions, avec l’économie générale du Code de procédure civile et avec les principes d’interprétation civilistes. Elle évite par ailleurs de donner au principe de la publicité de la justice civile énoncé à l’art. 11 C.p.c. une étendue susceptible de le dénaturer, de même qu’elle évite de compromettre d’autres objectifs importants visés par le Code de procédure civile comme la prévention et le règlement des différends : disposition préliminaire, al. 2, art. 1, 9 al. 2 et 19 al. 3 C.p.c.

[50] En matière civile, les parties saisissent généralement les tribunaux parce qu’elles ont besoin de « l’intervention de la contrainte sociale » pour faire sanctionner leurs droits et résoudre leur conflit : H. Motulsky, Principes d’une réalisation méthodique du droit privé (La théorie des éléments générateurs des droits subjectifs) (1948), p. 35 (italique omis). Mais le Code de procédure civile n’enchaîne pas les parties aux procédures qu’elles ont initiées; il leur rappelle, au contraire, qu’elles peuvent à tout moment régler leur litige à l’amiable et ainsi mettre fin à l’instance : art. 19 al. 3 C.p.c. Il subordonne ainsi la résolution judiciaire des différends au rétablissement de la paix sociale : disposition préliminaire, al. 2; S. Guillemard, « Réflexions autour des sept premiers articles du Code de procédure civile », dans S. Guillemard, dir., Le Code de procédure civile : quelles nouveautés? (2016), 123, p. 128-129.

[51] Plusieurs considérations peuvent entraîner le règlement d’un différend dont un tribunal a été saisi. La recherche de confidentialité en est une : motifs de première instance, par. 119. Comme l’a déjà souligné ma collègue la juge Abella, un climat de confidentialité « favorise la conclusion de règlements » : Sable Offshore Energy Inc. c. Ameron International Corp., 2013 CSC 37, [2013] 2 R.C.S. 623, par. 12. L’article 4 C.p.c. le reconnaît lui aussi. L’objectif de favoriser le règlement des différends serait assurément compromis si les parties désireuses de s’entendre après avoir saisi les tribunaux ne pouvaient rapatrier dans la sphère privée les documents qu’elles y ont produits. Lorsqu’elles ont décidé de mettre fin à une instance, elles doivent être libres de reprendre possession de leurs pièces, d’autant que le Code de procédure civile leur en fait l’obligation.

[52] Les pièces produites au dossier du tribunal peuvent révéler différents aspects de la vie privée des parties; elles n’en demeurent pas moins accessibles au public. En effet, la publicité de la justice civile exige de ceux qui s’adressent aux tribunaux une renonciation partielle à la protection de leur vie privée : Lac d’Amiante, par. 42. Mais cette renonciation est temporaire. En plaidant que toute demande d’accès à des pièces retirées d’un dossier devrait être tranchée dans le cadre du test Dagenais/Mentuck, même lorsque les pièces en question ont été retirées depuis plusieurs années, MédiaQMI tend plutôt à lui donner un caractère permanent[2]. Elle imposerait un fardeau aussi lourd qu’injustifié à ceux qui ont été parties à un litige désormais terminé, et qui souhaiteraient préserver la confidentialité des pièces dont ils ont repris possession. Si d’aventure un journaliste ou un membre du public formulait une demande d’accès à ces pièces, il leur incomberait en effet de démontrer que la confidentialité est « nécessaire pour écarter un risque sérieux pour la bonne administration de la justice, vu l’absence d’autres mesures raisonnables pouvant écarter ce risque », et — car les deux volets du test sont cumulatifs — que les effets bénéfiques de la confidentialité surpassent ses effets préjudiciables sur la liberté d’expression et l’intérêt du public dans la publicité des débats : Mentuck, par. 32; voir aussi Dagenais, p. 878.

[53] Cette position est incompatible avec l’intention législative qui se dégage de l’art. 11 C.p.c., avec l’économie générale du Code de procédure civile et avec l’objectif de favoriser le règlement des différends. Elle me paraît aussi impraticable au regard de la situation envisagée par l’art. 108 al. 2 C.p.c. où le greffier peut détruire les pièces qui ne sont pas récupérées après un an. Le principe de la publicité aurait alors une portée variable, selon que les pièces ont été détruites ou non.

[54] À mon avis, la position avancée par MédiaQMI doit être rejetée. Le droit de prendre connaissance des dossiers judiciaires énoncé à l’art. 11 C.p.c. n’a pas pour vocation de pérenniser l’accès à des pièces qui ont à un certain moment transité par le dossier d’un tribunal. La transparence, telle que le conçoit le Code de procédure civile, n’est pas relative aux parties et aux pièces privées au moyen desquelles elles entendent faire la preuve de leurs prétentions. C’est d’abord et avant tout une garantie du « respect des formes, de l’impartialité des juges et de la conduite régulière des débats » : R. Perrot, Institutions judiciaires (1978), p. 366, cité dans N. Fricero, « Audience et débats », dans JurisClasseur France — Procédure civile, par P. Carillon et R. Perrot, dir., 2020, fasc. 800‑50, no 17 (disponible sur Lexis/Nexis). À cet égard, elle est intimement liée à la responsabilité judiciaire : Procureur général de la Nouvelle-Écosse c. MacIntyre, 1982 CanLII 14 (CSC), [1982] 1 R.C.S. 175, p. 183-184.

Il est juste de reconnaître que le principe de la publicité ne s’impose pas de façon évidente à toutes les phases du procès. Lorsque, par exemple, les parties rédigent leur demande ou encore lorsque les juges délibèrent, on ne voit pas la garantie que pourrait offrir une large publicité. On en arrive même à penser qu’à certains moments du procès, le secret est de loin préférable si l’on veut que la justice y gagne en sérénité. Sur ce point, tout le monde est bien d’accord pour admettre que, dans ses différentes phases, la justice peut s’accommoder d’une certaine absence de publicité et comporter même une part de secret.

[55] Certes, avec l’avènement de la Charte canadienne, la jurisprudence a donné à la publicité des débats une nouvelle dimension liée à l’accès du public à l’information détenue par les tribunaux, par le biais de la liberté d’expression et de la liberté de la presse : Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), 1996 CanLII 184 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 480, par. 18-26; Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 R.C.S. 522, par. 36 et 52; S. Menétrey, « L’évolution des fondements de la publicité des procédures judiciaires internes et son impact sur certaines procédures arbitrales internationales » (2008), 40 R.D. Ottawa 117, p. 130-139. Mais quelle que soit son étendue, le principe de la publicité des débats judiciaires a des limites. Notre Cour a reconnu, par exemple, le caractère confidentiel des interrogatoires préalables à l’instruction (Lac d’Amiante, par. 75-77), ainsi que la constitutionnalité des limites à la prise d’images dans les palais de justice et à l’usage des enregistrements sonores des débats judiciaires : Société Radio-Canada c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 2, [2011] 1 R.C.S. 19. De même, le secret des délibérations judiciaires est acquis : Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Provincial Court Judges’ Association of British Columbia, 2020 CSC 20, par. 66; Tremblay c. Québec (Commission des affaires sociales), 1992 CanLII 1135 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 952, p. 966. Comme l’écrivent trois auteurs :

Il est juste de reconnaître que le principe de la publicité ne s’impose pas de façon évidente à toutes les phases du procès. Lorsque, par exemple, les parties rédigent leur demande ou encore lorsque les juges délibèrent, on ne voit pas la garantie que pourrait offrir une large publicité. On en arrive même à penser qu’à certains moments du procès, le secret est de loin préférable si l’on veut que la justice y gagne en sérénité. Sur ce point, tout le monde est bien d’accord pour admettre que, dans ses différentes phases, la justice peut s’accommoder d’une certaine absence de publicité et comporter même une part de secret.

(R. Perrot, B. Beignier et L. Miniato, Institutions judiciaires (18e éd. 2020), p. 442)

Si la loi fixe la portée d’application du principe de publicité sans attribuer de discrétion au juge, la recherche d’un juste équilibre entre des droits et intérêts opposés qui respecterait les limites prescrites par la Charte canadienne n’a aucune raison d’être.

[57] Les art. 11 et 108 C.p.c. ne font intervenir aucune discrétion judiciaire. C’est pourquoi il n’y a pas lieu d’appliquer le test Dagenais/Mentuck pour trancher une demande fondée sur l’art. 11 C.p.c. Ce test a été élaboré dans un contexte fort différent de celui dont il est question ici, où le législateur a encadré le principe de la publicité dans un régime complet. L’arrêt Dagenais établit que le pouvoir discrétionnaire de rendre une ordonnance limitant la publicité des débats doit être exercé dans les limites prescrites par la Charte canadienne : p. 875. Pour déterminer le juste équilibre entre les droits constitutionnels opposés que met en jeu ce type d’ordonnance — il s’agissait en l’occurrence des al. 2b) et 11d) de la Charte canadienne —, il propose un test en deux volets conçu pour refléter l’essence du test de l’arrêt R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103 : Dagenais, p. 878. La jurisprudence subséquente a développé ce test sans pour autant changer le contexte dans lequel celui-ci trouve application, à savoir lorsqu’un pouvoir discrétionnaire doit être exercé et que le tribunal doit rechercher un juste équilibre entre des droits et des intérêts qui militent dans des directions opposées : Mentuck; Sierra Club; Globe and Mail c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 41, [2010] 2 R.C.S. 592. En l’absence d’un tel pouvoir discrétionnaire, le test ne s’applique tout simplement pas : Personne désignée c. Vancouver Sun, 2007 CSC 43, [2007] 3 R.C.S. 253, par. 35-36; Société Radio-Canada c. La Reine, 2011 CSC 3, [2011] 1 R.C.S. 65, par. 13. En effet, si la loi fixe la portée d’application du principe de publicité sans attribuer de discrétion au juge, la recherche d’un juste équilibre entre des droits et intérêts opposés qui respecterait les limites prescrites par la Charte canadienne n’a aucune raison d’être. La constitutionnalité des art. 11 et 108 C.p.c. n’ayant pas été remise en question, il n’est pas nécessaire de s’étendre davantage sur le sujet.

[58] Cela dit, j’ajoute que la préoccupation exprimée par le juge Schrager me paraît tout à fait légitime : motifs de la C.A., par. 43-44. Je suis d’avis que si une requête, appuyée par une preuve convaincante, mettait directement en cause l’intégrité même du processus judiciaire dans un contexte où des pièces ont été retirées d’un dossier, une conclusion différente pourrait s’imposer à l’égard de l’application du test Dagenais/Mentuck. Mais une telle requête ne saurait s’appuyer uniquement sur l’art. 11 C.p.c.; elle devrait se fonder sur des dispositions attributives de discrétion comme celles relatives aux pouvoirs inhérents du tribunal : art. 25 et 49 C.p.c.; Lac d’Amiante, par. 37. Comme cette question ne se soulève pas en l’espèce, je m’abstiendrai cependant d’y apporter une réponse définitive. Qu’il suffise de rappeler que la procédure civile est « souple » : Bisaillon c. Université Concordia, 2006 CSC 19, [2006] 1 R.C.S. 666, par. 63. Elle n’est pas donc sans ressources face à des situations qui heurtent les principes fondamentaux de notre système de justice.