Par Me Félix-Antoine T. Doyon

La Cour suprême a rendu vendredi dernier une décision partagée (8 contre 1) concernant l’affaire Armande Côté. Bien que controversée, cette décision réaffirme le devoir des policiers d’agir de bonne foi, et conformément à certains principes de justice fondamentale.

Le contexte

Le 22 juillet 2006, André Hogue est abattu par un projectile d’arme à feu à Pierreville, près de Sorel-Tracy. Sa conjointe, Armande Côté, est accusée de meurtre au deuxième degré. Le juge de 1ière instance conclut que ses droits constitutionnels, soit son droit d’être informée des motifs de son arrestation, de son droit à l’avocat, son droit à la protection contre les fouilles et perquisitions abusives et son droit de garder le silence ont été violés. Le juge de 1ière instance conclut également que ces violations sont si graves qu’il n’a d’autre choix que de rejeter la preuve obtenue par les policiers lors des perquisitions. Considérant donc l’absence de preuve, Mme Côté est acquittée.

Le débat

L’attitude des policiers dans cette affaire ne fait aucunement l’objet d’un débat; tous les juges ayant examiné l’affaire ont conclu que les policiers avaient bafoué de façon notoire les droits de l’accusée. Cependant, la Cour d’appel du Québec a considéré, contrairement au juge de première instance, qu’une partie de la preuve ne devait pas être rejetée aux motifs que l’exclusion de celle-ci « déconsidérerait l’administration de la justice ». Cette dernière expression provient du para. 24(2) de la Charte :

24. (1)    Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

24. (2)    Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

Ainsi, le débat en Cour suprême est celui de déterminer si le fait d’exclure la preuve qui incrimine fortement Mme Côté du meurtre de son conjoint, déconsidérerait l’administration de la justice. Cette expression a récemment fait l’objet d’une clarification dans l’arrêt Grant, qu’il convient d’abord d’examiner.

Le test du para. 24(2) de la Charte (R. c. Grant, 2009 CSC 3)

Le tribunal saisi d’une demande d’exclusion fondée sur le para. 24(2) de la Charte doit évaluer et mettre en balance l’effet de l’utilisation des éléments de preuve sur la confiance de la société envers le système de justice en tenant compte de trois éléments :

(1)       La gravité de la conduite de l’État

Lorsqu’il se penche sur le cadre du premier volet, le tribunal examine la nature de la conduite de la police qui a porté atteinte aux droits protégés par la Charte et mené à la découverte des éléments de preuve. Plus les gestes ayant entraîné la violation de la Charte par l’État sont graves ou délibérés, plus il est nécessaire que les tribunaux s’en dissocient en excluant les éléments de preuve ainsi acquis, afin de préserver la confiance du public envers le principe de la primauté du droit et de faire en sorte que l’État s’y conforme

(2)       L’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte :

Le deuxième volet de l’examen impose d’évaluer la portée réelle de l’atteinte aux intérêts protégés par le droit en cause. Le risque que l’utilisation des éléments de preuve déconsidère l’administration de la justice augmente en fonction de la gravité de l’empiètement sur ces intérêts.

(3)       L’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond

Dans le cadre du troisième volet, la cour se demande si la fonction de recherche de la vérité que remplit le procès criminel est mieux servie par l’utilisation ou par l’exclusion d’éléments de preuve. À ce stade, le tribunal prend en compte les facteurs, telles la fiabilité des éléments de preuve et leur importance pour la preuve du ministère public, ainsi que la gravité du crime reprochée.

Dans l’affaire Armande Côté, la Cour suprême devait donc soupeser et mettre en balance ces questions.

La décision

Dans un premier temps, en 2007, la Cour d’appel a infirmé la décision du juge de première instance aux motifs que les policiers n’avaient pas délibérément agi de manière abusive et que le crime était grave. Or, la Cour suprême considère que la Cour d’appel n’aurait pas dû substituer simplement son appréciation de ces considérations à celle du juge du procès, qui les a clairement examinées en fonction des bons principes juridiques[1]. Effectivement, l’arrêt Grant enseigne que « [l]orsque le juge du procès a examiné les bons facteurs, les cours d’appel devraient faire preuve d’une retenue considérable à l’égard de la décision rendue »[2].

Dans un deuxième temps, la Cour d’appel est intervenue principalement sur le fondement de la possibilité de découvrir la preuve.

La possibilité de découvrir la preuve :       Le fait que la preuve aurait pu être découverte sans la participation de l’accusé – en d’autres termes, la possibilité de sa découverte – a été jugé pertinent et souvent déterminant aux fins de l’analyse que requiert le par. 24(2) parce qu’il atténue l’incidence des mesures inconstitutionnelles sur le droit de l’accusé à la protection contre l’auto-incrimination et son droit à un procès équitable.

En l’espèce, la Cour suprême est elle aussi d’accord que la preuve matérielle (carabine de calibre 22) aurait pu être découverte en dépit des agissements des policiers, et que cela constitue un facteur militant en faveur de la non-exclusion de la preuve. Elle considère néanmoins que la gravité de la violation des droits de l’accusée supplante le fait d’avoir pu découvrir la preuve :

À mon humble avis, la Cour d’appel a tort de conclure que le juge du procès a mal apprécié la gravité de l’incidence de la violation sur les droits de l’accusée protégés par la Charte. Même si les perquisitions auraient pu être effectuées légalement, le deuxième volet de la grille d’analyse de l’arrêt Grant continue de militer en faveur de l’exclusion, vu les nombreux autres éléments qui font ressortir la grande incidence de l’atteinte sur les droits à la vie privée et à la dignité de l’appelante.

Par conséquent, la Cour d’appel a tort d’accorder beaucoup d’importance au fait que la preuve pouvait être découverte puisqu’elle aurait pu être obtenue légalement. J’estime que l’appréciation du juge du procès n’est pas entachée d’une erreur de droit qui joue sans sa conclusion finale ni viciée par une conclusion de fait déraisonnable. La Cour d’appel n’avait donc aucune raison de revenir sur les différentes considérations examinées en première instance[3].

Par conséquent, la Cour suprême est d’accord avec le juge de première instance que la conduite répréhensible des policiers et son incidence sur les droits de l’accusée garantis par la Charte sont graves, et ce, malgré la possibilité de découvrir la preuve matérielle. Les violations ont été continues, délibérées et flagrantes  de telle sorte que la preuve doit être exclue conformément au test du para. 24(2) de la Charte. Mme Côté est donc – compte tenu de l’absence de preuve – acquittée.

 

Il faut rappeler ici que la Cour suprême est liée par les constatations factuelles faites par la Cour de première instance. Ainsi, étant donné que le juge des faits, en 2006, n’a commis aucune erreur manifeste et déterminante, la Cour suprême n’a d’autres choix que de respecter son opinion, car elle n’a pas à apprécier les faits (ici le droit d’appel du Procureur général est restreint à une question de droit seulement).

Mon commentaire

On ne peut qu’être surpris lorsqu’on entend dire qu’une personne accusée de meurtre au second degré est acquittée pour une raison de procédure! En effet, la gravité d’une telle accusation est, dans presque tous les cas, jugée sur le fond (voir l’opinion de Me Jean-Claude Hébert, criminaliste). Bien qu’une seine administration de la justice transcende l’idée que les crimes les plus graves soient jugés sur le fond, elle sous-tend aussi l’idée que l’État doive se comporter, à tous le moins, de façon minimalement diligente, tel qu’il en ressort des propos tenus par la Cour suprême :

[L]a gravité de l’infraction et la fiabilité de la preuve ne doivent pas pouvoir « supplanter » l’analyse fondée sur le par. 24(2), car une telle supplantation « priverait les personnes accusées de crimes graves de la protection des libertés individuelles garantis par la Charte à tous les Canadiens et, en fait, attesterait que dans l’administration du droit pénal ʺla fin justifie les moyensʺ »[4]. […]

La société a certes grandement intérêt à ce qu’une affaire de crime grave soit jugée au fond, mais elle a un intérêt tout aussi important à ce que le système de justice demeure à l’abri de tout reproche, particulièrement lorsque l’accusé encourt de lourdes conséquences pénales[5].

Bref, l’expression « déconsidérer l’administration de la justice » doit être prise dans l’optique du long terme de l’intégrité du système de justice et de la confiance à son égard. Certes, l’exclusion d’éléments de preuve qui aboutit à un acquittement peut provoquer des critiques sur le coup. Il n’en demeure pas moins que les réactions immédiates, dans des cas particuliers, ne sont pas visées par l’objet du para. 24(2). Cette disposition concerne plutôt l’appréciation de l’effet à long terme de l’utilisation d’éléments de preuve sur la considération globale dont jouit le système de justice[6].

À la lumière de tout ce que j’ai pu lire sur la question, je crois encore une fois qu’avant de prendre position, il faut aller au fond des choses. Une telle façon de faire évite très souvent une explication simpliste d’une décision donnée. Même si les policiers, au contraire des juristes, sont confrontés à des situations dans lesquelles ils doivent réagir souvent en une fraction de seconde, il n’en demeure pas moins que leurs comportements doivent refléter un minimum de respect aux droits fondamentaux; tel a été le message envoyé par la Cour suprême du Canada.

 

 

 

 

 


[1] R. c. Côté, 2011 CSC 46 au para. 56.

[2] Voir R. c. Grant, 2009 CSC 3 aux para. 71-72.

[3] Supra note 1 aux para. 86-87.

[4]Supra note 1 au para 48.

[5] Supra note 1 au para 53.

[6] Voir l’arrêt Grant, précité.