R. c. Anderson, 2014 CSC 41 : voici un résumé.

[29]                          Une autre raison explique pourquoi l’argument avancé par M. Anderson sur le fondement de l’art. 7 doit être rejeté.  Le principe de justice fondamentale que M. Anderson demande à notre Cour de reconnaître — à savoir que les procureurs du ministère public doivent prendre en considération le statut d’Autochtone de l’accusé avant de prendre des décisions qui limitent l’éventail des peines que peut infliger un juge — ne respecte pas le critère qui régit les principes de justice fondamentale.  Comme la juge Abella l’a fait remarquer au nom des juges majoritaires dans D.B., au par. 46, un principe de justice fondamentale doit satisfaire aux conditions suivantes : (1) il doit s’agir d’un principe juridique; (2) il doit exister un consensus sur le fait que cette règle ou ce principe est essentiel au bon fonctionnement du système de justice; (3) il doit être défini avec suffisamment de précision pour constituer une norme fonctionnelle permettant d’évaluer l’atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne.  Voir aussi Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4 (CanLII), 2004 CSC 4, [2004] 1 R.C.S. 76, par. 8.

[30]                          Le principe que propose M. Anderson ne satisfait pas à la deuxième condition selon laquelle il doit exister un consensus sur le fait que ce principe est essentiel au bon fonctionnement du système de justice.  En fait, le principe proposé est contraire à une approche reconnue depuis longtemps et fortement enracinée en ce qui concerne le partage de la responsabilité entre le procureur du ministère public et les tribunaux.

[31]                          Il faut d’abord reconnaître que le principe que propose M. Anderson élargirait énormément la portée du contrôle judiciaire des décisions des poursuivants.  Ce faisant, il met en danger le caractère accusatoire de notre système de justice pénale en entravant les procureurs du ministère public dans l’exécution de leur travail et en ouvrant la porte à la surveillance judiciaire des nombreuses décisions que prennent quotidiennement les procureurs du ministère public.  Comme l’a fait remarquer le ministère public, les situations où les décisions du ministère public peuvent limiter l’éventail des sanctions que peut infliger le juge chargé de la détermination de la peine — et donc sa faculté de prendre en compte l’al. 718.2e) — sont nombreuses : m.a., par. 145.  C’est le cas notamment des décisions suivantes : porter des accusations qui entraînent une peine minimale obligatoire alors que d’autres infractions connexes n’entraînent aucune peine minimale obligatoire (p. ex., invoquer l’art. 95 plutôt que les art. 92 ou 94 du Code); intenter une poursuite par voie de mise en accusation plutôt que par procédure sommaire lorsque des peines minimales obligatoires sont prescrites (p. ex. les infractions prévues aux art. 151, 152 et 271 du Code); intenter une poursuite par voie de mise en accusation, plutôt que par procédure sommaire, lorsque cette décision exclut la possibilité d’une condamnation avec sursis (p. ex. l’infraction prévue à l’al. 267b) du Code).  En outre, plusieurs dispositions du Code et de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19, entraînent l’application d’une peine minimale obligatoire lorsque le ministère public décide de faire la preuve d’une circonstance aggravante — c’est le cas de la preuve qu’une arme à feu a été utilisée dans la perpétration de l’infraction (p. ex. l’art. 334 du Code; les art. 5 et 6 de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances).  À l’instar des autres exemples susmentionnés, la décision de faire la preuve de la circonstance aggravante limite l’éventail des peines que peut infliger le juge.

[32]                          Indépendamment du nombre considérable de décisions qui donneraient ouverture au contrôle judiciaire, la décision du ministère public de demander une peine minimale obligatoire — comme nous le verrons — est une question qui relève du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites.  Il existe depuis longtemps une réticence fortement enracinée à permettre le contrôle judiciaire automatique de l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire.  Comme elle l’a affirmé dans R. c. Beare, 1988 CanLII 126 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 387, à la p. 411, la Cour « a déjà reconnu que le pouvoir discrétionnaire de la poursuite ne porte pas atteinte aux principes de justice fondamentale ».  Et comme la juge L’Heureux‑Dubé l’a fait remarquer au nom des juges majoritaires de la Cour dans R. c. Power, 1994 CanLII 126 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 601, « le ministère public ne peut fonctionner à titre de poursuivant devant le tribunal tout en étant également assujetti à sa surveillance générale.  Pour sa part, le tribunal ne peut à la fois superviser l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la poursuite et agir à titre d’arbitre impartial de l’affaire qui lui est soumise » (p. 627).  L’imposition d’une obligation très générale qui donne ouverture à la révision automatique de toutes les décisions susmentionnées va à l’encontre de nos traditions constitutionnelles.  Il ne peut s’agir là d’un principe considéré comme esentiel au bon fonctionnement de notre système de justice.

[33]                          En résumé, le principe de justice fondamentale que fait valoir M. Anderson doit être rejeté.

B.            La décision du ministère public de produire l’avis à l’égard d’un délinquant autochtone peut‑elle être révisée?

[34]                          Ayant conclu que la Constitution n’oblige pas le ministère public à prendre en considération le statut d’Autochtone de l’accusé lorsqu’il prend une décision qui limite l’éventail des peines que peut infliger un juge, il s’agit maintenant de déterminer si la décision du ministère public de produire l’avis peut être révisée d’une autre façon et, dans l’affirmative, selon quelle norme.

(1)         Contrôle des décisions du ministère public

[35]                          Le contrôle judiciaire des décisions du ministère public peut se faire suivant deux voies distinctes.  L’analyse différera selon qu’il s’agit de contrôler (1) l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, ou (2)  la stratégie ou la conduite devant le tribunal.

[36]                          Toutes les décisions du ministère public sont susceptibles de révision s’il y a eu abus de procédure.  Toutefois, ainsi que je vais l’expliquer, l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites ne peut être révisé qu’en cas d’abus de procédure seulement.  Par contre, la stratégie ou la conduite devant le tribunal peut être l’objet d’un contrôle plus large.  La cour peut exercer sa compétence inhérente en vue de faire respecter sa propre procédure, même en l’absence d’abus de procédure.

(a)         Le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites

[44]                          En vue de clarifier la règle, je crois que nous devons d’abord reconnaître que l’expression « pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites » est une expression large qui renvoie à toutes « les décisions concernant la nature et l’étendue des poursuites ainsi que la participation du procureur général à celles‑ci » (Krieger, par. 47).  Comme notre Cour l’a fait remarquer à maintes reprises, « [l]e pouvoir discrétionnaire [en matière de poursuites] renvoie à la discrétion exercée par le procureur général dans les affaires qui relèvent de sa compétence relativement à la poursuite d’infractions criminelles » (Krieger, par. 44, citant Power, p. 622, citant D. Vanek, « Prosecutorial Discretion » (1988), 30 Crim. L.Q. 219, p. 219 (je souligne)).  Bien qu’il soit sans doute impossible de dresser une liste exhaustive des décisions qui relèvent de la nature et l’étendue des poursuites, nous pouvons ajouter, outre ceux donnés dans Krieger, les exemples suivants : la décision de répudier une entente sur le plaidoyer (comme dans R. c. Nixon, 2011 CSC 34 (CanLII), 2011 CSC 34, [2011] 2 R.C.S. 566); la décision d’introduire une demande de déclaration de délinquant dangereux; la décision de procéder par voie de mise en accusation directe; la décision de porter des accusations alléguant la perpétration de plusieurs infractions; la décision de négocier sur un plaidoyer; la décision de procéder par voie sommaire ou par voie de mise en accusation; la décision d’interjeter appel.  Toutes ces décisions ont trait à la nature et à l’étendue des poursuites.  Comme on peut le voir, plusieurs découlent de dispositions du Code lui‑même, y compris la décision en l’espèce de produire l’avis.

[45]                          En résumé, l’expression « pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites » renvoie à un vaste éventail de décisions que peut prendre un poursuivant.  Cela dit, il faut prendre soin de faire la distinction entre les questions qui relèvent de ce pouvoir et les obligations constitutionnelles.  La distinction entre le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et les obligations constitutionnelles du ministère public a été faite dans Krieger, où était en cause l’obligation du poursuivant de communiquer la preuve pertinente à l’accusé :

                        Dans l’arrêt Stinchcombe, précité, notre Cour a conclu que le ministère public est tenu de communiquer à la défense tous les renseignements pertinents.  Par conséquent, bien que le procureur du ministère public conserve le pouvoir discrétionnaire de ne pas communiquer des renseignements non pertinents, la communication d’éléments de preuve pertinents est affaire non pas de pouvoir discrétionnaire mais plutôt d’obligation de sa part.  [Je souligne; par. 54.]

Manifestement, le ministère public n’a pas le pouvoir discrétionnaire de porter atteinte aux droits que la Charte garantit à un accusé.  Autrement dit, le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites ne protège aucunement le procureur du ministère public qui ne s’est pas acquitté de ses obligations constitutionnelles, par exemple celle de communiquer adéquatement la preuve à la défense.

(i)           La norme de contrôle du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites

[49]                          Dans la jurisprudence portant sur le contrôle du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, le type de comportement de la poursuite qui constitue un abus de procédure a été décrit de diverses façons. Dans Krieger, notre Cour a employé l’expression « conduite répréhensible flagrante » (par. 49).  Dans Nixon, la Cour a estimé que la règle de l’abus de procédure s’applique en présence d’éléments de preuve démontrant que la décision du ministère public « mine l’intégrité du processus judiciaire » ou « rend le procès inéquitable » (par. 64).  La Cour a également fait état, dans son analyse, de « motif illégitime » et de « mauvaise foi » (par. 68).

[50]                          Indépendamment des termes employés, l’abus de procédure s’entend essentiellement d’une conduite du ministère public qui est inacceptable et qui compromet sérieusement l’équité du procès ou l’intégrité du système de justice.  Les décisions du ministère public motivées par des préjugés à l’égard des Autochtones répondraient certainement à ce critère.

[51]                          En résumé, le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites est susceptible de contrôle judiciaire seulement s’il y a eu abus de procédure.  Le critère énoncé dans Gill qu’a appliqué la Cour d’appel de Terre‑Neuve‑et‑Labrador a été élaboré à une époque où, après l’arrêt Krieger, la distinction entre ce qui relève du pouvoir discrétionnaire « essentiel » et ce qui relève du pouvoir « non essentiel » n’allait pas de soi pour les tribunaux.  Avec égards, il n’y a pas lieu de retenir le critère énoncé dans Gill dans la mesure où il laisse entendre qu’une conduite qui ne va pas jusqu’à l’abus de procédure peut justifier le contrôle judiciaire du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites.

(ii)         Le fardeau initial de preuve

[52]                          Il incombe au demandeur de prouver par prépondérance des probabilités qu’il y a eu abus de procédure : Cook, par. 62, R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411, par. 69, la juge L’Heureux‑Dubé; R.c. Jolivet, 2000 CSC 29 (CanLII), 2000 CSC 29, [2000] 1 R.C.S. 751, par. 19.  Toutefois, en raison de la nature unique du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites — notamment le fait que le ministère public sera habituellement (voire toujours) la seule partie qui saura pourquoi une décision donnée a été prise, notre Cour a reconnu dans Nixon que lorsque le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites est contesté, le ministère public peut être tenu de justifier sa décision lorsque le demandeur établit l’existence d’une preuve suffisante : par. 60.

(b)         Stratégie et conduite devant le tribunal

[57]                          Selon l’arrêt Krieger, la deuxième catégorie de décisions du ministère public susceptibles de contrôle judiciaire a trait « à la stratégie ou à la conduite du procureur du ministère public devant le tribunal » : par. 47.  Comme la Cour l’affirme dans Krieger, « [c]es décisions relèvent [. . .] de la compétence inhérente du tribunal de contrôler sa propre procédure une fois que le procureur général a choisi de se présenter devant lui » (par. 47).

[58]                          Une cour supérieure possède la compétence inhérente de veiller au bon fonctionnement des rouages de la cour : R. c. Cunningham, 2010 CSC 10 (CanLII), 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331, par. 18; Ontario c. Criminal Lawyer’s Association of Ontario, 2013 CSC 43 (CanLII), 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. par. 26.  De même, afin d’exercer sa fonction judiciaire, un tribunal d’origine législative possède des pouvoirs inhérents qui découlent du pouvoir de la cour de maîtriser sa propre procédure : Cunningham, par. 18.  Cette compétence comprend le pouvoir de sanctionner les avocats qui font fi des décisions ou des ordonnances, ou qui affichent un comportement inacceptable, par exemple des retards, l’incivilité, le contre‑interrogatoire abusif, un exposé introductif ou une plaidoirie finale inopportuns, ou une entorse au code vestimentaire.  Les sanctions peuvent inclure l’ordonnance de se conformer, l’ajournement, la prorogation de délai, la mise en garde, la condamnation aux dépens, le rejet de demandes et les procédures d’outrage au tribunal.

[59]                          Bien que la déférence ne s’impose pas envers les avocats qui se comportent de façon inopportune dans la salle d’audience, notre système accusatoire fait effectivement preuve d’une grande retenue envers les décisions tactiques des avocats.  Autrement dit, bien que les tribunaux puissent sanctionner la conduite des parties au litige, ils doivent généralement s’abstenir de s’immiscer dans la conduite du litige lui‑même.  Dans R. c. S.G.T., 2010 CSC 20 (CanLII), 2010 CSC 20, [2010] 1 R.C.S. 688, aux par. 36‑37, notre Cour explique pourquoi les juges doivent être très prudents avant de s’immiscer dans des décisions tactiques :

                    Dans un système de justice criminelle accusatoire, les juges instruisant les procès doivent, à moins de circonstances exceptionnelles, déférer aux décisions tactiques des avocats [. . .].  [L]’avocat sera habituellement mieux placé que le juge du procès pour apprécier l’opportunité d’une décision tactique particulière en fonction de sa stratégie globale.  Le juge du procès, lui, doit agir en arbitre impartial du litige dont il est saisi; plus un juge remet en question ou annule les décisions d’un avocat, plus il risque de s’écarter, en apparence ou dans les faits, de son rôle d’arbitre neutre et de devenir l’avocat de l’une des parties. . . .

                    Il en résulte que le juge du procès devrait rarement décider de son propre chef de remettre en question les décisions tactiques d’un avocat, et encore moins être tenu de le faire.  Bien sûr, il doit toujours « s’assure[r] que le procès reste équitable et se déroule conformément aux lois pertinentes et aux principes de justice fondamentale » : Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 61 (CanLII), 2002 CSC 61, [2002] 3 R.C.S, 209, par. 68.

[60]                          Le procureur du ministère public a le droit d’avoir une stratégie de procès et de la modifier en cours de route, pourvu que la modification n’entraîne aucune iniquité pour l’accusé : Jolivet, par. 21.  De même, comme notre Cour l’a affirmé récemment dans R. c. Auclair, 2014 CSC 6 (CanLII), 2014 CSC 6, [2014] 1 R.C.S. 83, un juge peut exceptionnellement passer outre à une décision stratégique du ministère public afin d’empêcher une violation de la Charte.

[61]                          Enfin, comme pour toute prise de décision du ministère public, les stratégies ou la conduite dans la salle d’audience peuvent équivaloir à un abus de procédure, mais l’abus de procédure n’est pas une condition préalable à l’intervention du juge comme c’est le cas pour les décisions qui relèvent du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites.

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