R. c. Nguyen, 2018 QCCQ 6443

 

La poursuivante reproche à l’accusée d’avoir conduit un véhicule à moteur alors que sa capacité de le faire était affaiblie par l’effet d’une drogue et d’avoir eu en sa possession du cannabis. Au début du procès, l’accusée présente une requête en vertu des articles 8, 9 et 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés(Charte), afin que soit exclue la preuve obtenue en violation de ses droits.

 

L’ANALYSE

  1.          L’AGENT AVAIT-IL DES MOTIFS RAISONNABLES DE CROIRE QUE SA SÉCURITÉ ÉTAIT MENACÉE ?

1.1      Les prétentions des parties

[5]           L’accusée admet que l’agent Voyer avait des motifs raisonnables de soupçonner, ce qui justifiait sa détention aux fins d’enquête. Cependant, elle allègue que l’agent ne pouvait effectuer une fouille de sécurité puisqu’il n’avait aucun motif raisonnable de croire que sa sécurité était menacée. De plus, elle ajoute que la fouille n’a pas été effectuée de manière raisonnable, puisque l’agent lui a ordonné de vider ses poches plutôt que de se limiter à une fouille par palpation.

[6]           L’agent justifie cette fouille par le fait qu’il s’apprêtait à faire monter l’accusée à bord de l’autopatrouille et qu’il intervenait dans un contexte où il avait de bons soupçons que celle-ci était sous l’effet d’une drogue. Or, selon sa formation et son expérience, lorsqu’on embarque quelqu’un en matière de drogue, il a le droit de faire une « très brève » fouille de sécurité, puisque ceux-ci peuvent être instables et posséder des objets dangereux.

1.2      Le droit applicable

[7]           Les policiers, dans certaines situations, possèdent un pouvoir de fouille accessoire à une détention aux fins d’enquête. Toutefois, une telle fouille est strictement limitée à la protection des policiers et du public[3]. En d’autres mots, le policier doit croire, pour des motifs raisonnables, que sa propre sécurité ou celle d’autrui est menacée (« at risk ») et que cette fouille de sécurité est raisonnablement nécessaire pour écarter une menace imminente à la sécurité du public ou des policiers[4].

[8]           Cette fouille n’est pas automatique ni justifiée en tout temps[5]. Malgré que les policiers doivent souvent réagir rapidement, ils doivent néanmoins agir à partir d’inférences raisonnables et précises, fondées sur les faits connus se rapportant à la situation[6]. Une fouille de sécurité ne peut reposer sur l’instinct ou l’intuition du policier ni être basée sur des inquiétudes vagues ou inexistantes[7].

1.3      Application aux faits

[9]           Pour les motifs suivants, le Tribunal conclut que l’agent Voyer n’avait pas de motifs raisonnables de croire que sa sécurité était menacée et qu’il n’existait aucune menace imminente à éliminer.

[10]        En l’instance, les agents n’interviennent pas dans un secteur reconnu pour son taux élevé de criminalité ni à la suite d’un appel concernant une infraction impliquant de la violence ou l’emploi d’une arme. La preuve démontre que l’intervention survient sur le bord de la route alors que l’accusée, qui est seule et calme, est interpelée par deux agents de la paix. D’ailleurs, entre 2 h 50 et 6 h 36, l’accusée ne sera jamais menottée.

[11]        Ensuite, les agents n’ont pas affaire à une prévenue agitée et connue des forces policières, mais à une personne très relaxe, qui collabore avec eux et n’ayant aucun historique particulier. En fait, rien dans son comportement n’indique qu’elle puisse constituer une menace potentielle.

[12]        De plus, jamais l’agent Voyer ne questionne l’accusée concernant la présence d’objets dangereux sur elle ou à sa portée. Il agit plutôt en fonction de vagues inquiétudes générales, qui n’ont rien à voir avec l’intervention en cours. À cet égard, le Tribunal note qu’avant le 9 mai 2016, l’agent Voyer n’avait procédé qu’à une seule arrestation pour conduite avec les capacités affaiblies par l’effet de la drogue, soit en 2014, et rien n’indique qu’à cette occasion sa sécurité avait été menacée.

  1.          L’AGENT VOYER AVAIT-IL DES MOTIFS RAISONNABLES DE CROIRE QUE L’ACCUSÉE AVAIT COMMIS UNE INFRACTION ?

2.1      Les prétentions des parties

[13]        L’accusée soumet que l’agent Voyer ne possédait pas des motifs raisonnables de croire qu’elle avait les capacités affaiblies par une drogue lorsqu’il a procédé à son arrestation. Elle reproche au policier de ne pas l’avoir questionné sur son état de santé ou sur les raisons qui auraient pu expliquer son comportement. De plus, elle ajoute que l’agent aurait dû lui faire subir les épreuves de coordination des mouvements afin de transformer ses soupçons en motifs raisonnables de croire. L’arrestation étant illégale, elle soutient avoir été détenue arbitrairement en contravention de l’article 9 de la Charte.

[14]        La poursuivante répond que lors du transport de l’accusée vers le poste autoroutier de Laval, les forts soupçons initiaux de l’agent Voyer se sont transformés en motifs raisonnables de croire, en raison du comportement et du discours de l’accusée. L’agent n’avait donc pas à lui faire subir des épreuves supplémentaires.

2.2      Le droit applicable

[15]        L’article 495(1) du Code criminel pose le principe général qu’un policier peut arrêter une personne sans mandat lorsqu’il croit, pour des motifs raisonnables, qu’elle a commis un acte criminel. L’article 254(3.1) du Code criminel exige quant à lui que la poursuivante démontre que le policier, avant de procéder à l’arrestation d’un prévenu, à des motifs raisonnables de croire que celui-ci est en train de commettre, ou à commis au cours des trois heures précédentes, une infraction prévue à l’article 253 du Code criminel[8]. Le Tribunal rappelle que la ligne de démarcation entre l’existence et l’inexistence de motifs raisonnables est souvent ténue[9].

[16]        Il est reconnu que les motifs raisonnables de croire comportent une dimension subjective et une dimension objective[10]; c’est-à-dire que le policier doit sincèrement et honnêtement croire à l’existence de motifs raisonnables qu’un suspect a commis l’infraction et que ces motifs sont objectivement justifiables[11].

[17]        De plus, un policier qui procède à une arrestation en vertu de l’article 253 du Code criminel n’a pas à être convaincu hors de tout doute raisonnable de l’état d’ébriété du conducteur ou qu’il est sous l’effet d’une drogue. Toutefois, ses motifs doivent être suffisants pour convaincre une personne raisonnable que le conducteur est susceptible d’avoir commis l’infraction (« more likely than not »). Le seuil à franchir, à l’étape de l’arrestation, est celui du poids des probabilités[12] et non celui d’une preuve prima facie[13]. Il ne s’agit pas d’un fardeau onéreux[14].

[18]        Pour apprécier le caractère raisonnable des motifs, le Tribunal doit se limiter aux faits connus du policier ou qu’il lui était possible de connaître[15]. En d’autres termes, le Tribunal doit se placer au moment de l’arrestation[16]. De plus, le Tribunal ne doit pas spéculer ou morceler la preuve pour analyser chaque symptôme isolément, mais plutôt considérer l’effet cumulatif de tous les éléments mis en preuve[17]. Par ailleurs, l’expérience du policier doit être prise en compte[18]. Finalement, l’obligation imposée aux policiers de prendre en compte l’ensemble des circonstances ne les contraint pas à pousser leur enquête pour trouver des facteurs disculpatoires ou pour écarter des explications possiblement innocentes[19]. En outre, l’exigence de motifs raisonnable de croire n’impose pas aux policiers d’avoir toujours raison[20].

2.3         Application aux faits  

[19]        Pour les motifs suivants, le Tribunal est d’avis qu’une personne sensée, raisonnable et bien renseignée, qui observerait la situation de façon réaliste et pratique, ne pourrait conclure autrement que l’ensemble des symptômes notés établissent des motifs raisonnables de croire que l’accusée était en train de conduire un véhicule automobile avec les facultés affaiblies par une drogue[21]. En conséquence, le Tribunal conclut que l’agent Voyer avait des motifs raisonnables de croire lui permettant de procéder à l’arrestation de l’accusée, et ce, même en faisant abstraction de la pipe rose et du cannabis saisi.

[20]        Il est reconnu que la détermination d’une conduite sous l’effet d’une drogue n’est pas spontanée et découle, la plupart du temps, de l’accumulation d’indices qui s’obtiennent tout au long d’une intervention[22]. C’est ce qui est arrivé en l’instance.

[21]        Alors qu’il est en patrouille, l’agent Voyer est informé par la répartition qu’un citoyen suit un véhicule Toyota RAV4, sur l’autoroute 15 Nord, ayant une conduite erratique. Le véhicule louvoie dans les quatre voies de circulation de telle sorte que les autres usagers de la route doivent se tasser pour éviter une collision. Bien qu’il soit  2 h 43, le véhicule circule les phares éteints.

[22]        L’agent Voyer aperçoit le véhicule fautif sur l’autoroute 15 Nord à la hauteur de l’autoroute 440. À ce moment, le véhicule circule à une vitesse plus basse que la moyenne des autres véhicules. Alors qu’il s’assure qu’il s’agit du bon véhicule suspect, il aperçoit celui-ci louvoyer dans sa propre voie.

[23]        Après l’interception du véhicule, il rencontre le témoin pour valider l’information transmise sur les ondes policières. Par la suite, son interaction avec l’accusée lui permet d’observer les éléments suivants : elle a les yeux très ouverts, mais il ne remarque aucune rougeur; malgré la situation, elle est très relaxe dans sa manière de parler et d’être; elle a une démarche très chancelante comme si elle avait un pied pesant; elle ne marche pas normalement, d’une manière droite; elle est désorientée géographiquement puisqu’elle lui mentionne être partie de l’Université Concordia pour se rendre à Châteauguay; elle porte une chemise boutonnée à la partie supérieure, mais dont la partie inférieure est ouverte, laissant voir la peau de son ventre. L’agent précise qu’il n’a pas senti d’odeur d’alcool.

[24]        Ayant des forts soupçons raisonnables, il décide de conduire l’accusée au poste autoroutier de Laval pour lui faire subir les épreuves de coordination des mouvements dans un endroit sécuritaire, plutôt qu’en bordure d’une autoroute. Or, durant le transport, l’accusée lui demande sans arrêt où sont ses clés de véhicule et à quel endroit ils se dirigent, et ce, malgré des explications répétées. En fait, elle ne semble pas comprendre ce qu’il lui dit. De plus, à un certain moment, l’accusée croit qu’ils sont rendus dans la ville de St-Léonard alors qu’ils sont à Laval. Également, il précise que l’accusée a un langage lent et que sa mâchoire inférieure semble molle. Fort de ces nouveaux éléments, l’agent Voyer conclut, avec raison, qu’il possède des motifs raisonnables de croire lui permettant d’arrêter l’accusée.

[25]        Le Tribunal souligne qu’en mai 2016, l’agent Voyer possède cinq ans d’expérience à titre de patrouilleur, qu’il a reçu la formation pour effectuer les épreuves de coordination des mouvements et qu’il a déjà procédé à plus de 40 arrestations en matière de conduite avec les capacités affaiblies par l’alcool. Par ailleurs, rien dans la preuve présentée n’appuie l’hypothèse que le comportement de l’accusée ou ses propos, suite à son interception et lors de son transport, pourrait résulter d’une condition médicale préalable nécessitant une investigation plus poussée. Les policiers ne sont tenus qu’à effectuer une enquête raisonnable selon les circonstances[23]. Le Tribunal fait siens les propos suivants énoncés dans l’arrêt R. v. Notaro :

[34]   The reasonable and probable grounds test is not about the quality of the investigation or the range of the questions the officer asks herself. It turns on whether an arresting officer’s honest, subjective belief that an offence has been committed is supported by the objective facts that the officer was aware of: R. v. Bush, 2010 ONCA 554 (CanLII), 101 O.R. (3d) 641, at paras. 71-72. As Durno J. (sitting ad hoc) noted in Bush, at para. 70, “the issue is not whether the officer could have conducted a more thorough investigation. The issue is whether, when the officer made the breath demand, he subjectively and objectively had reasonable and probable grounds to do so.”[24]

  1.          L’ÉVALUATION A-T-ELLE ÉTÉ FAITE DANS LES MEILLEURS DÉLAIS ?

3.1         Les prétentions des parties

[26]        La preuve démontre que l’accusée est arrêtée à 3 h 08 et que l’AERD débute son évaluation à 4 h 36, soit un délai de 1 h 28. En conséquence, l’accusée soumet que son évaluation n’a pas été tenue dans les meilleurs délais, tel que prescrit par le Code criminel. Selon elle, l’État doit veiller à ce qu’un nombre adéquat AERD soient disponibles sur l’ensemble du territoire québécois, afin de s’assurer que les tests en évaluation de drogues respectent les exigences de la loi. De plus, elle ajoute qu’en obéissant, sans questionnement, au Protocole administratif mis en place par la Sureté du Québec et en ne vérifiant pas la disponibilité d’un AERD auprès des autres corps policiers se trouvant à proximité du territoire de Laval, les policiers ont agi déraisonnablement et failli à leur obligation légale.

[27]        La poursuivante soumet que le délai entre l’arrestation de l’accusée à Laval et le départ vers Joliette, pour rejoindre l’AERD, est raisonnable et expliqué. En effet, durant cette période, les policiers ont procédé à la lecture de l’ordre et ont informé l’accusée de ses droits constitutionnels. D’ailleurs, l’accusée s’est entretenue avec un avocat pendant neuf minutes. Il en est de même du délai entre leur arriver à Joliette (4 h 21) et le début de l’évaluation.

[28]        Pour la poursuivante le délai litigieux n’est que d’une heure, soit le délai requis pour le transport de l’accusée vers Joliette. Elle admet qu’il s’agit d’un délai peu commun, mais qu’il n’est pas inexpliqué.

3.2      Le droit applicable

[29]        Un policier qui acquiert les motifs raisonnables de croire qu’une personne à commis l’infraction prévue à l’alinéa 253(1)a) du Code criminel peut soumettre cette dernière à une évaluation effectuée par un AERD. Toutefois, le paragraphe 254(3.1) du Code criminel prescrit que cette évaluation doit être effectuée dans les meilleurs délais (« as soon as practicable »).

[30]        Depuis l’arrêt Vanderbruggen[25], il est établi qu’il ne s’agit pas d’une course contre la montre[26] et que cette expression ne signifie pas « dès que possible »[27], ni « le plus vite ou le plus tôt possible »[28]. Par ailleurs, la poursuivante n’est pas tenue de prouver minute par minute l’intervention policière[29]. Cette exigence, d’agir dans les meilleurs délais, n’impose pas aux forces policières d’avoir en tout temps un agent évaluateur de présent ou disponible pour chaque poste de police[30].

[31]        L’évaluation devant simplement être réalisée dans un temps approprié et sans retard inutile; la question ultime est de savoir si les policiers ont agi raisonnablement compte tenu des circonstances et des droits garantis par la Charte[31].

[32]        L’exigence que l’évaluation soit faite dans les meilleurs délais doit être appliquée avec raison et discernement. Ce n’est pas tant la longueur du délai qui importe, mais plutôt les motifs qui le justifient[32]. Il s’agit essentiellement d’une question de fait[33]. L’analyse du délai exige une approche flexible, ancrée dans le sens commun[34] et appliquée avec discernement[35]. Pour ce faire, le Tribunal doit considérer la totalité des circonstances[36] survenues à l’intérieur de la chaîne complète des évènements[37].

[33]        En outre, à moins que la preuve y donne ouverture, le Tribunal n’a pas à tenir compte de tous les scénarios alternatifs ou imaginables qui auraient pu réduire le délai[38]. Également, le Tribunal peut tenir compte de l’expérience de travail des policiers et de leur connaissance du milieu pour apprécier tant les démarches entreprises que celles qui n’ont pas été faites[39].

[34]        De plus, l’analyse du délai comprend la considération de l’organisation du service de police[40], bien que la poursuivante n’est généralement pas obligée de présenter une preuve en lien avec les choix organisationnels des corps policiers ou le déploiement de leurs effectifs[41]. Toutefois, il ne s’agit pas d’une règle absolue[42]. Ainsi, lorsque la preuve indique qu’un délai déraisonnable est créé, notamment, par une politique policière[43] ou une organisation déraisonnable[44], la poursuivante doit fournir des explications.

3.3      Application aux faits

[35]        Le Tribunal est d’accord que le délai litigieux en l’instance est celui requis pour effectuer le transport de l’accusée jusqu’à Joliette. Cependant, le Tribunal souligne que ce n’est pas parce qu’un délai est expliqué qu’il est nécessairement raisonnable[45]. Pour les motifs suivants, le Tribunal conclut que l’évaluation de l’accusée n’a pas été faite dans les meilleurs délais.

3.3.1      Un déploiement déraisonnable des AERD

[36]        Les parties reconnaissent que la grande région de Montréal est composée d’environ quatre millions de personnes. En outre, il est de connaissance judiciaire que Laval a une population de plus de 400 000 habitants[46] et qu’elle possède un réseau d’autoroutes achalandées. Malgré ses chiffres, la preuve démontre que la Sûreté du Québec ne déploie qu’un seul AERD dans la région nord immédiate de Montréal, mais aucun à Laval. En mai 2016, la couronne Nord ne comptait que trois AERD : un dans la MRC de Montcalm; un dans la MRC de Joliette et un à Mascouche, ce dernier ne travaillant jamais de nuit.

[37]        Une telle situation a de quoi surprendre. D’abord, lorsqu’on considère que le niveau de services policiers requis est directement proportionnel au nombre d’habitants à desservir[47]. Ensuite, les dispositions du Code criminel concernant les AERD étant en vigueur depuis 2008, la Sûreté du Québec ne peut prétendre être dans une période de transition.

[38]        Avec la légalisation prochaine du cannabis à des fins non médicales, il y a encore plus lieu d’être dubitatif quant à la raisonnabilité de ce déploiement des AERD dans la région de Laval.

[39]        Par ailleurs, aucune preuve n’a été faite pour démontrer que ce nombre de trois AERD répond habituellement aux demandes d’évaluation annuelle pour la région nord immédiate de Montréal[48] et que ce n’est qu’en raison d’une nuit particulièrement occupée ou d’appels en attente[49] que ceux-ci n’ont pu faire l’évaluation plus rapidement. Le Tribunal souligne, à titre informatif uniquement, que selon le Centre canadien de lutte contre les toxicomanies, l’expérience américaine atteste que le nombre optimal d’AERD est de 6 par tranche de 100 000 habitants[50].

[40]        La Sûreté du Québec, un corps policier national[51], en déployant ainsi ses AERD crée des délais inutiles. Un tel déploiement des effectifs est déficient[52] et déraisonnable, tout en risquant de compromettre la qualité des analyses effectuées. En effet, l’agent Guèvremont précise que les policiers ont avantage à procéder rapidement aux évaluations, puisque certaines drogues n’affectent l’organisme que pendant une courte période. Ainsi, plus vite débute l’évaluation, meilleurs seront les résultats.

[41]        Le Tribunal rappelle que dans la réalisation de sa mission, la Sûreté du Québec doit notamment, s’assurer de sauvegarder les droits et libertés des prévenus[53]. Or, ce déploiement des AERD a fait en sorte de prolonger la détention de l’accusée, non seulement au début du processus, mais également à la fin de celui-ci[54]. En effet, une fois l’évaluation terminée, l’accusée se retrouvait loin de sa résidence et un délai supplémentaire d’une heure a été nécessaire pour la ramener chez elle.

[42]        Cela dit, aucune explication n’a été offerte pour expliquer pourquoi l’AERD de Joliette ne pouvait, lui, se rendre à Laval pour effectuer son évaluation. À cet égard, le témoignage de l’agent Voyer est nébuleux concernant tant l’heure de départ vers Joliette, que le temps requis et la vitesse atteinte pour effectuer ce voyage. Ainsi, selon l’une des options possibles, la distance de 80 kilomètres séparant le poste de Laval et celui de Joliette a été parcourue en 30 minutes seulement. Ceci est surprenant, lorsqu’on considère que l’agent Voyer affirme avoir respecté les limites de vitesse et avoir emprunté l’autoroute 25 et la route 158 pour se rendre à destination. Le Tribunal ne peut qu’inférer que le transport de l’accusée s’est effectué à très bonne vitesse.

3.3.2        Un protocole irrationnel

[43]        La preuve démontre que le 9 mai 2016, les agents Breton et Voyer n’avaient pas le choix de passer par le superviseur du centre de répartition pour trouver un AERD. Informés de se rendre à Joliette, ils n’ont pas remis en cause ce choix de destination.

[44]        Pourtant, le poste autoroutier de Laval ne se trouve pas dans une région éloignée ou dans un milieu rural[55]. Plusieurs  autres corps policiers possédant des AERD qualifiés sont situés à proximité. En fait, sans compter ceux des services de police de Montréal et de Longueuil, en mai 2016, un bassin possible de 11 AERD se trouvait à proximité : Laval (2), Blainville (1), Régie intermunicipale de Blainville (1), Saint-Eustache (1), Saint-Jérôme (2), Repentigny (2), L’Assomption (1) et Deux-Montagnes (1). La Sûreté du Québec ne peut donc pas invoquer l’excuse d’un nombre insuffisant d’AERD dans la région de Laval[56]. Ce défaut des agents de s’enquérir de la disponibilité d’un AERD auprès de leurs collègues municipaux est déraisonnable.

[45]        Par ailleurs, les AERD, nonobstant les corps policiers auxquels ils appartiennent, possèdent la même formation, doivent répondre aux mêmes exigences de qualifications et utilisent les mêmes instruments. Est-il utile de rappeler que les policiers sont agents de la paix sur tout le territoire du Québec[57] et que les corps de police doivent travailler en collaboration dans l’exercice de leur compétence respective[58]. Une telle façon d’agir est difficilement compréhensible à l’ère des équipes policières mixtes et alors qu’on souligne l’importance de la collaboration entre les divers participants au système de justice criminelle[59].

[46]        De plus, la preuve démontre que la Sûreté du Québec travaille déjà de concert avec les corps policiers municipaux, en permettant à ses AERD d’effectuer des évaluations pour ceux-ci. Or, rien dans le témoignage de l’agent Guèvremont ne permet d’inférer que cette interopérabilité doit être à sens unique ou qu’elle soit irréalisable. Également, rien n’indique qu’une demande d’aide auprès des corps policiers municipaux aurait généré un délai important ou entrainer des complexités opérationnelles laborieuses. Le Tribunal doit donc conclure que ce n’est que pour un motif de commodité administrative que les policiers ont agi comme ils l’ont fait.

[47]        Cela dit, le respect aveugle du protocole entraîne des résultats absurdes et totalement déraisonnables pour la protection de la société, et ce, surtout lorsqu’on tient compte du fléau que représente la conduite d’un véhicule avec les capacités affaiblies par l’alcool ou une drogue. En effet, la preuve démontre que lorsqu’aucun AERD de la Sûreté du Québec n’est disponible pour procéder à une évaluation, les policiers qui détiennent un prévenu pour lequel ils possèdent pourtant des motifs raisonnables de croire qu’il a conduit sous l’effet d’une drogue, sont invités à simplement le « libérer », sans aucune mise en accusation[60]. Pourtant, tous les corps de police ont pour mission de prévenir et de réprimer le crime, et d’en rechercher les auteurs[61].

[48]        En conclusion, le respect du protocole par les agents ne saurait excuser le délai entre l’arrestation de l’accusée et le début de son évaluation[62].

[…]

4.2      Le droit applicable  

[51]        L’exclusion d’éléments de preuve obtenus suite à une violation de la Charte n’est pas automatique[63]. Ceux-ci ne seront exclus que si leur admissibilité en preuve déconsidère l’administration de la justice.

4.2.1      La gravité de la conduite attentatoire de l’État

[52]        À cette étape, le Tribunal doit examiner la conduite des policiers. Plus les gestes ayant entraîné la violation des droits seront graves ou délibérés, plus il sera nécessaire pour le Tribunal de s’en dissocier en excluant les éléments qui en découlent, afin de préserver la confiance du public envers le principe de la primauté du droit[64]. De plus, la bonne foi des policiers n’est pas déterminante dans l’application de l’article 24(2) de la Charte[65].

[53]        En l’espèce, le Tribunal est d’avis que l’on ne peut parler de bonne foi de la part des policiers lors de la fouille de sécurité. L’agent Voyer est expérimenté et connait l’exigence d’avoir des motifs raisonnables avant de procéder à une telle fouille. Or, il agit sur la base de soupçons et par automatisme, et ce, simplement parce qu’il s’apprête à placer l’accusée à l’intérieur de l’autopatrouille. Sa vague explication à l’effet que les personnes agitées et arrêtées pour des infractions de drogues puissent posséder des objets dangereux ne correspond nullement à la réalité à laquelle il faisait face. En somme, il s’agit d’une violation commise en toute connaissance de cause et pour laquelle le Tribunal se doit de se dissocier. Le Tribunal est d’avis qu’il est impératif de ne pas récompenser ou d’encourager l’ignorance des règles établies[66].

[54]        Par ailleurs, comme l’indique la décision Zadrozny c. Reine :

[31]   L’inclusion de l’expression « dans les meilleurs délais » dans les dispositions indique clairement que le législateur voulait limiter la durée de la détention d’une personne dans ces circonstances et qu’elle soit limitée à ce qui est raisonnable, selon le contexte.[67]

[55]        En l’espèce, les tests exécutés par les AERD sont prévus au Code criminel depuis 2008. Or, huit ans plus tard, le déploiement des AERD mis en place par la Sûreté du Québec et le protocole que ses agents doivent respecter, ont prolongé inutilement la détention de l’accusée. Il s’agit d’un délai lié à une organisation des ressources déficientes. Selon le Tribunal, la Sûreté du Québec doit s’assurer que le déploiement de ses troupes et la mise en place de ses protocoles n’ont pas comme conséquence d’augmenter le temps de détention des prévenus. En l’instance, en l’absence de justification, le Tribunal ne peut que conclure que l’organisation des services mis en place avait peu d’égards pour le respect des droits garantis par la Charte.

[56]        Ce critère milite en faveur de l’exclusion.

4.2.2      L’incidence de la violation sur les droits de l’accusée

[57]        Ce critère porte sur la gravité de la violation du point de vue de l’accusée[68]. L’exercice consiste à évaluer la portée réelle de l’atteinte aux intérêts protégés par le droit en cause[69]. Plus l’effet de la violation sur le droit protégé est important, plus l’utilisation de l’élément de preuve risque d’entraîner chez les citoyens, la perception que les droits garantis par la Charte ne revêtent aucune utilité réelle[70].

[58]        En l’instance, l’accusée a été interceptée légalement et l’on ne peut affirmer que le prélèvement de l’échantillon d’urine soit une procédure très envahissante[71]. Toutefois, l’accusée a subi une détention prolongée, soit entre 2 h 50 et 7 h 15. On ne peut minimiser l’impact de cette détention sur une jeune femme de 20 ans pendant une aussi longue période lorsque les circonstances ne justifient aucunement ce délai. En outre, elle a été menottée de 6 h 36 jusqu’à 7 h 15, lors du voyage de retour vers Montréal. De plus, sa fouille et le prélèvement d’un échantillon d’urine ont eu une incidence sur son droit à la liberté et à sa vie privée.

[59]        Ce facteur milite en faveur de l’exclusion.

4.2.3      L’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond

[60]        Ici, le Tribunal doit se demander si la fonction de recherche de la vérité que remplit le procès criminel est mieux servie par l’utilisation ou par l’exclusion d’éléments de preuve[72]. Il s’agit donc de se pencher sur la fiabilité des éléments et sur leur rôle dans la preuve exigée de la poursuivante[73].

[61]        En l’instance, les accusations portées contre l’accusée sont importantes. La société a tout intérêt à ce que les routes soient exemptes de conducteurs ayant les capacités affaiblies par la drogue. L’exclusion d’éléments de preuve d’une grande fiabilité peut être dommageable pour la considération dont jouit l’administration de la justice si, en réalité, cette mesure est fatale pour la poursuite[74]. Par ailleurs, le cannabis constitue une preuve matérielle et la détention de l’accusée n’affecte pas la fiabilité des analyses.

[62]        Toutefois, le public a également intérêt à ce que le fonctionnement du système de justice demeure irréprochable au regard des individus accusés[75]. Le Tribunal fait siens les propos suivants de la juge Lemoine dans la décision Plourde c. La Reine :

[113]     La société a intérêt à ce que l’État qui veut lutter contre l’alcool et la drogue au volant mette en place les ressources institutionnelles pour y parvenir et que le citoyen ait une évaluation dans un délai raisonnable après son interception. Ainsi, la démarche de recherche de la vérité serait mieux servie.[76]

[63]        Ce facteur est mitigé quant à l’inclusion de la preuve.

4.2.4      La pondération de l’ensemble des critères

[64]        À cette étape, le Tribunal doit déterminer, compte tenu de l’ensemble des circonstances, si l’utilisation des éléments de preuve obtenue en violation de la Charte déconsidère l’administration de la justice. Pour ce faire, une mise en balance de chacun des trois critères est nécessaire.

[65]        Cet exercice est de nature qualitative et non quantitative[77].

[66]        En l’instance, le Tribunal est d’avis que l’inclusion de la preuve obtenue déconsidèrerait l’administration de la justice.

POUR TOUS CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

ACCUEILLE la requête en exclusion de la preuve;

DÉCLARE que les droits de l’accusée garantis aux articles 8 et 9 de la Charte ont été enfreints.

DÉCLARE inadmissibles en preuve la pipe et le cannabis, ainsi que l’évaluation réalisée par l’AERD, ses conclusions et les résultats de l’analyse de l’échantillon d’urine saisi;

ORDONNE l’exclusion de ces éléments de preuve.