R. c. A.S., 2019 QCCA 21 

La délinquance sexuelle est une criminalité de l’intime, qui se déroule à l’abri du regard d’autrui et qui ne laisse pas nécessairement de traces

[16]        La juge énonce les principes en matière d’évaluation de la crédibilité du témoignage d’enfants, mais ne les applique pas à l’affaire en cause. Elle évalue plutôt la crédibilité et la fiabilité du témoignage de la jeune plaignante sous le prisme d’un adulte.

[17]        Il faut rappeler que les événements se seraient déroulés alors que la plaignante avait entre 6 et 12 ans. Le 26 janvier 2015, la plaignante, alors âgée de 12 ans, livre un premier témoignage filmé et enregistré par les policiers, qui a été admis en preuve. Elle témoigne également lors du procès, le 25 avril 2017, à l’âge de 15 ans.

[18]        Ce sont donc des souvenirs de jeune enfance que la plaignante relate alors qu’elle est toujours enfant.

[19]        Il est établi que le témoignage d’un enfant ne peut être évalué de la même manière que celui d’un adulte[2]. En particulier, les jeunes enfants peuvent ne pas être en mesure de relater les détails précis sur des événements qui sont survenus[3].

[20]        Dans le même sens, le rapport de la Commission d’enquête sur Cornwall, une enquête publique ontarienne ayant fait une large étude en matière d’abus historiques sur de jeunes personnes, traite de la mémoire descriptive chez les victimes ayant subi de multiples abus sexuels répétés à un jeune âge, qui fait en sorte qu’elles présentent les événements comme un « scénario », en omettant les détails périphériques[4].

[21]        Il faut tenir compte de ces considérations en évaluant la crédibilité et la fiabilité du témoignage d’un enfant.

[22]        La juge reproche à la plaignante de ne pouvoir donner de détails et que la trame était toujours la même.

[23]        Pourtant, la jeune plaignante a offert plusieurs précisions sur les abus qu’elle aurait subis : le tout débute lorsque sa mère quitte la maison; l’intimé entraîne la plaignante dans sa chambre; il la force à le suivre lorsqu’elle ne veut pas s’y rendre; il attend au moins 5 minutes après le départ de sa mère avant de commettre quelque geste que ce soit; dans la chambre, il couche la plaignante sur le lit, lui baisse les culottes, la caresse et la pénètre; dans certains cas, elle ressent de la douleur, qu’elle exprime à l’intimé; ce dernier lui dit que ça va passer; l’intimé « zigne » pendant un moment, puis arrête; elle se trouve alors sur le dos, l’intimé est sur elle; la plaignante décrit la chambre, la douillette avec des fleurs et le drap rouge; après avoir terminé, l’intimé remonte son pantalon, puis va aux toilettes; à une ou deux reprises, les abus se déroulent sur le divan; à une ou deux reprises, l’intimé frotte son pénis sur ses fesses.

[24]        Selon moi, la juge exige un degré de précision auquel on pourrait s’attendre pour le témoignage d’un adulte, surtout que les abus allégués se seraient déroulés essentiellement toujours de la même manière, selon le scénario que la plaignante relate.

[25]        La juge évalue défavorablement la crédibilité et la fiabilité du témoignage de la plaignante fondé sur des détails périphériques[5], tels que l’âge exact auquel son petit frère a commencé à marcher, la maison dans laquelle aurait eu lieu la première agression[6], ainsi que le mécanisme de verrouillage de la porte de la chambre.

[26]        La juge reproche également à la plaignante de ne pouvoir définir le terme « zigner » qu’elle utilise, de n’avoir rien remarqué à la fin du « zignage », de ne pas savoir « s’il y a autre chose que du pipi » lorsqu’elle va aux toilettes, et de ne pas pouvoir décrire la douleur qu’elle a ressentie lors des agressions.

[27]        La juge exige manifestement du témoignage de la plaignante, une jeune enfant, une fiabilité et des connaissances propres au témoignage d’un adulte.

[28]        Il est compréhensible pour un enfant de cet âge de ne pas pouvoir communiquer adéquatement la douleur qu’elle aurait ressentie au niveau des parties génitales lors des pénétrations, de ne pas reconnaître les manifestations biologiques d’une éjaculation masculine, s’il y en a eu, ou de ne pas pouvoir décrire précisément le mouvement de va-et-vient du bassin de l’homme lors d’un acte sexuel.

[29]        Par ailleurs, certains des commentaires de la juge suggèrent une attitude stéréotypée en matière d’agressions sexuelles sur des enfants, particulièrement lorsqu’elle indique que « personne ne s’est aperçu de rien pendant plus de six (6) ans et que l’accusé a commis les actes sans ne jamais être inquiété ».

[30]        Comme le font remarquer les auteures Julie Desrosiers et Geneviève Beausoleil‑Allard, « la délinquance sexuelle est une criminalité de l’intime, qui se déroule à l’abri du regard d’autrui et qui ne laisse pas nécessairement de traces »[7].

[31]        Il est de la nature même des agressions sexuelles sur des enfants qu’elles surviennent dans un contexte de dépendance ou de vulnérabilité face à un adulte. Dans plusieurs cas, les abus sont perpétrés dans le cadre d’une relation de confiance ou d’autorité, impliquant un membre de la famille.

[32]        Compte tenu de leur jeune âge et du contexte de confiance, certaines victimes peuvent même en venir à croire que des comportements sexuels déviants perpétrés par des proches sont normaux ou acceptables, affectant ainsi leur capacité à dénoncer[8].

[33]        D’affirmer que « personne ne s’est aperçu de rien » pour juger de la crédibilité ou de la fiabilité d’une jeune plaignante qui se dit victime d’abus sexuels répétés par son beau-père constitue à mon avis un stéréotype qui ne peut être accepté dans des affaires portant sur des infractions sexuelles sur des enfants.

[34]        En outre, par ce commentaire, la juge laisse entendre que le témoignage de la plaignante n’est pas crédible parce qu’il n’est pas corroboré.

[35]        Or, les dispositions législatives qui exigeaient la corroboration du témoignage d’enfants ont depuis longtemps été abolies, mettant fin à l’hypothèse, autrefois appliquée à tous les témoignages d’enfants, selon laquelle ceux-ci sont toujours moins fiables que les témoignages des adultes[9].

[36]        Par conséquent, j’estime que la juge de première instance commet des erreurs de droit en ce qui concerne l’évaluation du témoignage d’un enfant[10] et en se fondant sur des stéréotypes en matière d’abus sexuels sur des enfants[11]. Ces erreurs de droit ont une incidence significative sur le verdict, qui doit être infirmé[12].

[37]        Je propose donc d’accueillir l’appel et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.