Par Me Félix-Antoine T. Doyon

En février dernier, la Cour suprême a rendu une décision importante en ce qui concerne le droit à la sécurité nationale (art. 38 de la Loi sur la preuve).

Contexte

En juin 2006, 18 personnes ont été arrêtées dans la région du Grand Toronto (Toronto 18) parce qu’on les soupçonnait de comploter des attaques terroristes. On reprochait aux suspects d’avoir organisé des camps d’entrainement terroristes en Ontario, d’avoir accumulé des armes et d’avoir planifié de prendre d’assaut le Parlement, où ils projetaient de décapiter des politiciens et de faire exploser des camions piégés à différents endroits.

Parmi les personnes arrêtées, dix d’entre elles devaient subir un procès pour des infractions liées au terrorisme devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario. Avant l’enquête préliminaire, il y a eu divulgation d’une quantité considérable de documents aux accusés qui étaient cependant caviardés par suite d’objections soulevées en vertu de l’art. 38 de la Loi sur la Preuve (ci-après LPC), c’est-à-dire pour des raisons relatives à la protection de la sécurité nationale. Ne pouvant bénéficier notamment d’un procès juste et équitable, les accusés ont ensuite déposé une demande visant à contester la constitutionnalité de l’art. 38. La Cour supérieure de justice de l’Ontario a déclaré le régime de l’art. 38 inconstitutionnel, ce qui a mené la Cour suprême à se prononcer sur la question en 2011 par l’entremise de la décision R. c. Ahmad, 2011 CSC 6.

Le régime de l’art. 38 de la LPC[1]

En résumé, l’art. 38 oblige tous les participants à une instance, ainsi que les fonctionnaires non participants, à aviser le procureur général du Canada de la possibilité que des renseignements sensibles ou potentiellement préjudiciables soient divulgués (38.01). Dans les dix jours suivant la réception de l’avis, le procureur général doit prendre une décision relative à la divulgation (38.03(3)). Le procureur général peut autoriser la divulgation inconditionnellement ou conditionnellement (38.03(1)). Dans le cas où celui-ci n’a pas autorisé inconditionnellement la divulgation des renseignements et où aucun accord de divulgation n’a été conclu, la question de la divulgation peut-être soumise à la Cour fédérale notamment par le procureur général, la Couronne ou l’accusé, si ce dernier en est informé (38.04).

Un juge désigné de la Cour fédérale décide ensuite s’il est nécessaire de tenir une audience et, dans l’affirmative, spécifie les personnes qui devraient en être avisées (38.04(5)). Le juge désigné doit d’abord déterminer si la divulgation des renseignements porterait préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales. S’il conclut que la divulgation n’y porterait pas préjudice, il peut l’autoriser (38.06(1)). Dans le cas contraire, il peut ordonner la divulgation seulement s’il détermine que les raisons d’intérêt public qui justifient la non-divulgation (38.06(2)). La partie qui souhaite contester l’ordonnance de la Cour fédérale peut interjeter appel devant la Cour d’appel fédérale et, éventuellement, devant la Cour suprême (38.09).

Cependant, deux facettes du régime soulèvent les débats. D’une part, il donne au procureur général le pouvoir de délivrer un certificat interdisant même la divulgation de renseignements dont la divulgation a été autorisée par le juge de la Cour fédérale (38.13). En d’autres termes, cette procédure extraordinaire n’offre aucun mécanisme judiciaire efficace permettant de contester ou de corriger une décision discutable prise par le procureur général quant à la recherche du juste équilibre entre les considérations d’intérêt général justifiant la non-divulgation des renseignements en question et les raisons d’intérêt public et privé justifiant leur divulgation. D’autre part, une disposition renforce davantage le pouvoir du procureur général en matière de poursuites, en ce qu’il autorise ce dernier à délivrer un fiat établissant sa compétence exclusive à l’égard de toute poursuite dans laquelle des privilégiés peuvent être divulgué (38.15(1)).

Questions en litige

Compte tenu des deux facettes litigieuses qui précèdent, la Cour suprême s’est prononcée sur la question à savoir si le régime de l’art. 38 de la LPC est constitutionnel eu égard d’une part, à l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 (1) et d’autre part, à l’art. 7 de la Charte (2).

La décision

(1)        Adéquatement interprété, l’art. 38 ne viole pas l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867

Le juge de la Cour supérieure de l’Ontario a retenu l’argument selon lequel le régime de l’art. 38 entrave la capacité des juges des cours supérieures d’« appliquer la constitution » et de protéger les droits garantis aux accusés par l’art. 7 de la Charte. Ainsi, il porte atteinte à l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 en transférant illégitimement ces responsabilités à la Cour fédérale, tribunal dont la création ne relève pas de l’art. 96, et empiétant sur la « compétence fondamentale » des cours supérieures[2].

La Cour suprême est d’avis contraire. En interprétant l’art. 38, notamment selon un point de vue historique, la Cour suprême conclue qu’à l’époque de l’adoption de l’art. 96, les cours supérieures n’exerçaient aucun pouvoir de contrôle en ce qui concerne à la divulgation de renseignements sensibles. Depuis 1867, telle divulgation relève d’une prérogative de l’exécutif[3]. La contestation qui est fondée sur le pouvoir relatif à la divulgation de renseignements sensibles « n’empêche pas en soi un tribunal d’exercer son pouvoir de remédier aux abus de procédures »[4]. Autrement dit, le régime de viole donc pas l’art. 96 en ce qu’il ne transfère en aucun cas à la Cour fédérale des responsabilités qui relèvent essentiellement des cours supérieures. Effectivement, même s’il est vrai que les dispositions du régime en cause privent le juge du procès de la possibilité d’ordonner la divulgation de renseignements privilégiés et parfois de la possibilité de les examiner personnellement, il n’en conserve pas moins – malgré l’absence d’accès à ces renseignements – la possibilité d’ordonner, en vertu de la Charte et de l’art. 38.14, toute mesure nécessaire pour protéger le droit de l’accusé à un procès équitable[5]. En adoptant l’art. 38, le législateur savait que, en limitant le pouvoir du juge du procès d’ordonner la divulgation, il ouvrait la voie à l’imposition d’une mesure plus draconienne que ce qui pourrait autrement être justifié. Il a choisi, à l’art. 38.14 de la LPC, d’accepter cette possibilité en prévoyant expressément, en pareilles circonstances, l’arrêt des procédures.

De résumé la Cour suprême :

L’essentiel, sur le plan constitutionnel, c’est que les cours criminelles conservent la faculté de s’assurer que chaque personne qui comparaît devant elles pour répondre à des accusations criminelles jouisse d’un procès fondamentalement équitable. Ce qui est reconnu à la fois au par. 24(10 de la Charte et à l’art. 38.14 de la LPC, c’est que parfois la seule façon d’éviter un procès « [in]équitable » est qu’il n’y ait pas de procès du tout. Comme nous l’avons expliqué, le juge d’une cour criminelle dispose, grâce à l’art. 38.14 et à la Charte, des moyens de protéger le droit de l’accusé à un procès équitable[6].

Ainsi, le régime établi par l’art. 38 préserve pleinement l’indépendance et les pouvoirs du juge présidant le procès criminel d’assurer la justice entre les parties, y compris son pouvoir d’ordonner l’arrêt des procédures, lorsqu’il estime une telle mesure nécessaire. Il respecte ainsi l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867.

(2)        Le partage des responsabilités entre les tribunaux ne porte pas atteinte à l’art. 7 de la Charte

Encore une fois, le juge de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que le retrait aux cours criminelles, en faveur de la Cour fédérale, du pouvoir de statuer sur la question de la divulgation, ainsi que l’impossibilité pour lui d’examiner les renseignements visés par l’interdiction de divulgation ont pour effet de l’empêcher de protéger et faire respecter les droits de l’accusé en matière de divulgation et de défense pleine et entière.

Pour des raisons analogues à celles invoquées précédemment, la Cour suprême a rejeté la constatation fondée sur l’art. 7 de la Charte. En effet, sous le régime de l’art. 38, l’unique souci du juge de la Cour fédérale consiste à protéger l’intérêt du public à l’égard des renseignements sensibles. Les cours criminelles conservent leur pouvoir d’intervention lorsque l’art. 7 entre en jeu, et ce, au détriment ultimement du procureur général.

Conclusion

Cette affaire soulève le conflit potentiel entre deux obligations fondamentales de l’État : premièrement, protéger la société en empêchant la divulgation de renseignements susceptibles de mettre en péril la sécurité nationale; deuxièmement le respect des droits des individus poursuivis. Bien que certains sont d’avis que le régime de l’art. 38 constitue un juste équilibre entre la nécessité de protéger les secrets d’État et la protection des droits individuels, plusieurs autres prétendent, tel qu’il en ressort du rapport récemment publié de l’affaire Air India, que le régime dualiste appliqué actuellement pour statuer sur les demandes fondées sur l’art. 38 est incompatible avec les régimes en vigueur dans d’autres démocraties, et que l’échec de ce régime est manifeste. Quoi qu’il en soit, la Cour suprême a pris soin de préciser que la décision actuelle n’avait pas pour objectif de se prononcer sur la sagesse du législateur, mais bien de vérifier la constitutionnalité du régime de l’art. 38 de la LPC.

 


[1] Pour un résumé plus exhaustif, voir R. c. Ahmad, 2011 CSC 6, aux para. 16-26.

[2] Ibid, au para. 55.

[3] Ibid, au para. 60.

[4] Ibid, au para. 64.

[5] Ibid, au para. 68.

[6]Ibid, au para. 65.