R. c. K.J.M., 2019 CSC 55

L’alinéa 11b) de la Charte prévoit que « [t]out inculpé a le droit [. . .] d’être jugé dans un délai raisonnable ». Ce droit est important tant pour les individus que pour la société dans son ensemble.

[38] L’alinéa 11b) de la Charte prévoit que « [t]out inculpé a le droit [. . .] d’être jugé dans un délai raisonnable ». Ce droit est important tant pour les individus que pour la société dans son ensemble (voir Jordan, par. 19‑28). À l’échelle de l’individu, il protège « [la] liberté [de l’accusé], en ce qui touche sa détention avant procès ou ses conditions de mise en liberté sous caution; la sécurité de sa personne, c’est‑à‑dire ne pas avoir à subir le stress et le climat de suspicion que suscite une accusation criminelle; et le droit de présenter une défense pleine et entière, dans la mesure où les délais écoulés peuvent compromettre sa capacité de présenter des éléments de preuve, de contre‑interroger les témoins ou de se défendre autrement » (R. c. Godin, 2009 CSC 26, [2009] 2 R.C.S. 3, par. 30, voir également Morin, p. 801‑803, et Jordan, par. 20). À l’échelle de la société, « les procès instruits dans un délai raisonnable permettent aux victimes et aux témoins d’apporter la meilleure contribution possible au procès et minimisent “[l’]angoiss[e] et [la] frustration [qu’ils ressentent] jusqu’au témoignage lui‑même” » et leur permettent de tourner la page (voir Jordan, par. 23‑24, citant Askov, p. 1220). La société a aussi un intérêt à ce que les citoyens accusés de crimes soient traités de façon humaine et équitable (voir Morin, p. 786), et les procès instruits rapidement aident à préserver la confiance du public envers l’administration de la justice, qui est « essentielle à la survie du système lui‑même » (Jordan, par. 25‑26). « Bref, les procès instruits en temps utile servent l’administration de la justice » (ibid., par. 28).

Dans le but de « faire en sorte que l’analyse d’une demande fondée sur l’al. 11b) se concentre sur les questions qui importent et [d’]inciter tous les participants au système de justice criminelle à collaborer pour que l’administration de la justice soit raisonnablement prompte » (par. 5), l’arrêt Jordan a introduit un nouveau cadre d’analyse des demandes fondées sur l’al. 11b).

[44] Dans le but de « faire en sorte que l’analyse d’une demande fondée sur l’al. 11b) se concentre sur les questions qui importent et [d’]inciter tous les participants au système de justice criminelle à collaborer pour que l’administration de la justice soit raisonnablement prompte » (par. 5), l’arrêt Jordan a introduit un nouveau cadre d’analyse des demandes fondées sur l’al. 11b) . Au cœur de ce cadre d’analyse se trouvent deux plafonds présumés au‑delà desquels le délai est présumé déraisonnable : (1) un plafond de 18 mois pour les affaires simples instruites devant une cour provinciale; et (2) un plafond de 30 mois pour celles instruites devant une cour supérieure (par. 49).

[45] Lorsqu’elle a établi ces plafonds, la Cour a tenu compte de nombreux facteurs, y compris des lignes directrices administratives relatives aux délais institutionnels établis dans l’arrêt Morin, de la complexité accrue des affaires criminelles depuis cet arrêt, du concept de préjudice et de la nécessité d’assurer la confiance du public envers l’administration de la justice (voir par. 52‑55).

[46] En intégrant le concept de préjudice aux plafonds présumés, l’arrêt Jordan a éliminé le préjudice en tant que « facteur dans l’analyse » (voir par. 54, 109‑110). Par conséquent, l’existence d’un préjudice est aujourd’hui présumée de manière irréfutable une fois que le plafond est dépassé, ce qui signifie que « le fait que l’accusé n’ait pas réellement subi de préjudice ne saurait transformer le délai déraisonnable en délai raisonnable » (par. 54). Le préjudice a également un lien solide avec la notion d’initiative de la défense, car on peut s’attendre à ce que l’accusé subissant un préjudice accru en raison du délai soit plus proactif pour faire avancer son dossier (voir par. 109). En somme, « le concept de préjudice sous‑tend l’ensemble du cadre d’analyse » (par. 109).

Bien que tout inculpé ait le droit d’être jugé dans un délai raisonnable aux termes de l’al. 11b) de la Charte , ce droit revêt une [traduction] « importance particulière » pour les adolescents.

[50] Bien que tout inculpé ait le droit d’être jugé dans un délai raisonnable aux termes de l’al. 11b) de la Charte , ce droit revêt une [traduction] « importance particulière » pour les adolescents (N. Bala et S. Anand, Youth Criminal Justice Law, (3e éd. 2012), p. 439). Il en est ainsi pour au moins cinq raisons.

[51] Renforcer le lien entre les actes et leurs conséquences. Premièrement, comme les adolescents ont [traduction] « une perception différente du temps et une mémoire moins bien développée que les adultes » (Bala et Anand, p. 144), leur capacité d’évaluer le lien entre les actes et leurs conséquences est amoindrie. Tandis que les délais prolongés peuvent nuire à ce lien et [traduction] « [diluer] l’efficacité des mesures prises », une intervention rapide le renforce (P. Harris et al., « Working “In the Trenches” with the YCJA » (2004), 46 RCCJP 367, p. 369). Elle permet aux adolescents d’apprendre de leurs expériences, ce qui favorise ensuite leur réadaptation et leur développement social en général. On dit donc que [traduction] « [l]’efficacité du processus de justice pour adolescents dépend, au moins en partie, de sa rapidité » (J. A. Butts, G. R. Cusick et B. Adams, Delays in Youth Justice (2009), p. 8).

[52] Réduire l’incidence psychologique. Deuxièmement, en gardant à l’esprit que le temps passé à attendre le procès représente une plus grande proportion de la vie d’un adolescent que de celle d’un adulte et que les adolescents perçoivent le temps différemment, un délai peut avoir une plus grande incidence psychologique sur eux. Comme la Cour l’a déclaré dans l’arrêt Catholic Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto c. M. (C.), [1994] 2 R.C.S. 165, « [q]uelques mois dans la vie d’un enfant, contrairement à celle d’un adulte, peuvent avoir une grande importance » (p. 206). Le même délai peut ainsi peser plus lourdement sur un adolescent que sur un adulte, ce qui peut ensuite accroître le stress, l’anxiété et (le cas échéant) la perte de liberté associée à ce délai. Afin de réduire au minimum cette incidence, les affaires mettant en cause des adolescents devraient, en général, être traitées rapidement.

[53] Préserver le droit de présenter une défense pleine et entière. Troisièmement, les souvenirs ont tendance à s’estomper plus rapidement chez les adolescents que chez les adultes (voir N. Bala, « Youth as Victims and Offenders in the Criminal Justice System: A Charter Analysis — Recognizing Vulnerability » (2008), 40 S.C.L.R. (2d) 595, p. 616, citant C.J. Brainerd, « Children’s Forgetting with Implication for Memory Suggestibility » dans Memory for Everyday and Emotional Events, N.L. Stein et al., éd. (1997), p. 213‑217). La rapidité accrue avec laquelle les souvenirs des adolescents s’estompent peut faire en sorte qu’il soit plus difficile pour eux de se souvenir de situations passées, ce qui peut ensuite nuire à leur capacité de présenter une défense pleine et entière, un droit qui est protégé par l’art. 7 de la Charte (voir Dersch c. Canada (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1505, p. 1514; R. c. Khelawon, 2006 CSC 57, [2006] 2 R.C.S. 787, par. 47; R. c. Bjelland, 2009 CSC 38, [2009] 2 R.C.S. 651, par. 20). En outre, il a été avancé que parce que [traduction] « les adolescents ont une capacité moindre à tenir compte des conséquences à long terme et sont plus enclins à prendre des décisions à court terme », ils peuvent avoir plus de difficulté à participer à leur défense au fur et à mesure que le délai se prolonge, car « il se peut que leur but premier soit que le procès se termine, peu importe son issue » (Butts, Cusick et Adams, p. 10). En conséquence, afin de préserver leur droit de présenter une défense pleine et entière, il est essentiel de juger les adolescents rapidement.

[54] Éviter une éventuelle iniquité. Quatrièmement, l’adolescence est une période de développement cérébral, cognitif et psychologique rapide (voir L. Steinberg, « Adolescent Development and Juvenile Justice » (2009), 5 Annu. Rev. Clin. Psychol. 459, p. 465‑471; T. Grisso, « Adolescents’ Decision Making: A Developmental Perspective on Constitutional Provisions in Delinquency Cases » (2006), 32 New Eng. J. on Crim. & Civ. Confinement 3, p. 7‑9; M. Levick et al., « The Eighth Amendment Evolves: Defining Cruel and Unusual Punishment through the Lens of Childhood and Adolescence » (2012), 15 U. Pa. J.L. & Soc. Change 285, p. 293‑299). Lorsqu’un long délai sépare la commission de l’infraction de la peine correspondante, l’adolescent peut avoir un sentiment d’injustice, car, entre temps, sa vision des choses et ses comportements peuvent avoir considérablement changé. Afin d’éviter de punir des adolescents pour « ce qu’ils étaient dans le passé », les délais devraient donc être minimisés.

[55] Promouvoir les intérêts de la société. Cinquièmement, le traitement rapide des dossiers mettant en cause des adolescents favorise l’intérêt de la société. En effet, celle‑ci a un intérêt à voir les adolescents réadaptés et réinsérés dans la société le plus rapidement possible. C’est ainsi qu’elle s’enrichit, et nous en profitons tous. De plus, certaines études avancent qu’une intervention diligente dans les affaires mettant en cause des adolescents peut réduire la probabilité de récidive, ce qui favorise l’intérêt de la société à l’égard de la prévention de la criminalité (voir Butts, Cusick et Adams, p. 9). Par ailleurs, puisque les adolescents ont été décrits comme [traduction] « les membres les plus vulnérables de notre communauté » (R. c. Alicandro, 2009 ONCA 133, 95 O.R. (3d) 173, par. 36, citant G. J. Fitch, c.r., « Child Luring » dans Les règles de fond du droit criminel, l’art de plaider et l’administration de la justice, vol. 1, article présenté au Colloque national sur le droit criminel (2007)), il semble évident que la société a un intérêt particulièrement fort à veiller à ce qu’ils ne subissent pas de délais prolongés.

[56] La nécessité accrue de traiter rapidement les affaires mettant en cause des adolescents est reflétée dans la jurisprudence. Dans l’arrêt M. (G.C.), le juge Osborne a précisé qu’il était [traduction] « particulièrement nécessaire de conclure les instances devant les tribunaux pour adolescents dans des délais raisonnables » (p. 230). Il a ajouté que même si les adolescents ne jouissent pas « d’une garantie constitutionnelle spéciale [d’être jugés] dans un délai raisonnable substantiellement différente de celle dont jouissent les adultes », ils devraient néanmoins, « de façon générale » (ibid.), être jugés plus rapidement que ceux‑ci. Par conséquent, « un délai qui est raisonnable dans le système de justice pénale pour les adultes peut ne pas l’être devant les tribunaux pour adolescents » (ibid.). Ces opinions ont été exprimées par d’autres cours d’appel canadiennes (voir, par. ex., R. c. H.R., 2006 BCCA 211, 225 B.C.A.C. 127, par. 21; R. c. R.R., 2011 NSCA 86, 307 N.S.R. (2d) 319, par. 8; R. c. P.R., 2018 SKCA 27, 365 C.C.C. (3d) 120, par. 85). Le juge Osborne a également proposé quelques « lignes directrices générales » concernant les délais dans les affaires mettant en cause des adolescents : ces affaires devraient généralement « être menées à procès dans les cinq à six mois suivant la période neutre requise pour retenir les services d’un avocat, obtenir la communication de la preuve », et ainsi de suite (p. 236; voir également R. c. R. (T.) (2005), 75 O.R. (3d) 645 (C.A.), par. 40).

[57] Peu après l’arrêt M. (G.C.), la Cour a confirmé, dans l’arrêt R. c. D. (S.), [1992] 2 R.C.S. 161, que même si l’intérêt de la société, reconnu dans l’arrêt Askov et confirmé dans l’arrêt Morin, « exige que l’on prenne en considération le fait que les accusations portées contre des jeunes contrevenants doivent être instruites promptement, ce n’est là qu’un seul des facteurs qu’il faut soupeser avec d’autres » (p. 162). Ce faisant, la Cour s’est gardée de créer des lignes directrices ou des seuils constitutionnels distincts pour les délais dans les affaires mettant en cause des adolescents. Plus particulièrement, elle n’a formulé aucun commentaire sur les lignes directrices administratives de cinq à six mois proposées dans l’arrêt M. (G.C.).

[58] Plus récemment, la Cour d’appel de l’Ontario a répété qu’il [traduction] « est attendu que les procès devant les tribunaux pour adolescents progressent plus rapidement que les procès criminels mettant en cause des adultes » (R. c. L.B., 2014 ONCA 748, 325 O.A.C. 371, par. 14, citant M. (G.C.), p. 230).

[59] La nécessité accrue de traiter rapidement les affaires mettant en cause des adolescents est aussi énoncée dans la loi. En effet, le paragraphe 3(1) de la LSJPA contient une déclaration de principes qui sous‑tend le système de justice pénale pour adolescents du Canada. L’alinéa 3(1) b) est particulièrement pertinent et prévoit ce qui suit :

b) le système de justice pénale pour les adolescents doit être distinct de celui pour les adultes, être fondé sur le principe de culpabilité morale moins élevée et mettre l’accent sur :

(i) leur réadaptation et leur réinsertion sociale,

(ii) une responsabilité juste et proportionnelle, compatible avec leur état de dépendance et leur degré de maturité,

(iii) la prise de mesures procédurales supplémentaires pour leur assurer un traitement équitable et la protection de leurs droits, notamment en ce qui touche leur vie privée,

(iv) la prise de mesures opportunes qui établissent clairement le lien entre le comportement délictueux et ses conséquences,

(v) la diligence et la célérité avec lesquelles doivent intervenir les personnes chargées de l’application de la présente loi, compte tenu du sens qu’a le temps dans la vie des adolescents;

[60] Ces principes sont en grande partie une codification de la jurisprudence relative à l’ancienne Loi sur les jeunes contrevenants, L.R.C. 1985, c. Y‑1 (voir R. (T.), par. 29 et 34; H.R., par. 31‑32; R.R., par. 14; R. c. M. (K.), 2017 ONCJ 8, 373 C.R.R. (2d) 234, par. 38). Les sous-alinéas 3(1) b)(iv) et (v), en particulier, [traduction] « visent à rappeler aux administrateurs judiciaires, aux juges, aux avocats et aux autres intervenants la nécessité d’accorder la priorité au règlement rapide des affaires mettant en cause des adolescents » (Bala et Anand, p. 145).

Tant qu’il n’aura pas été démontré que l’arrêt Jordan ne sert pas adéquatement les intérêts généraux des adolescents du Canada et de sa société à l’égard du traitement rapide des affaires mettant en cause des adolescents, il n’est pas nécessaire d’envisager, et encore moins de mettre en place, un plafond constitutionnel moins élevé pour ce type d’affaires.

[64] Bref, à mon humble avis, les juges Abella et Brown réagissent à un supposé problème concernant le système de justice pénale pour les adolescents dont on n’a pas démontré l’existence, et dont la survenance est peu probable, puisque, comme je l’expliquerai, le cadre d’analyse existant établi dans l’arrêt Jordan permet de répondre à la nécessité accrue d’agir rapidement dans les affaires mettant en cause des adolescents. Selon moi, il s’ensuit que tant qu’il n’aura pas été démontré que l’arrêt Jordan ne sert pas adéquatement les intérêts généraux des adolescents du Canada et de sa société à l’égard du traitement rapide des affaires mettant en cause des adolescents, il n’est pas nécessaire d’envisager, et encore moins de mettre en place, un plafond constitutionnel moins élevé pour ce type d’affaires.

[65] Ensuite, l’arrêt Jordan a établi un ensemble uniforme de plafonds qui s’appliquent, peu importe les divers degrés de préjudice subi par différents groupes et individus. Fixer de nouveaux plafonds en s’appuyant sur l’idée que certains groupes — comme les adolescents — subissent un préjudice accru en raison des délais saperait cette uniformité et pourrait entraîner une multiplication des plafonds, chacun variant selon le degré unique de préjudice subi par une catégorie ou sous‑catégorie particulière de personnes. Les adolescents en détention, les adolescents en liberté, les adultes en détention, les adultes en liberté, les personnes dont le statut de détention change, les personnes à qui l’on a imposé des conditions strictes de mise en liberté sous caution, les personnes à qui l’ont a imposé des conditions minimes de mise en liberté sous caution, les personnes sujettes à des pertes de mémoire plus prononcées, et d’autres personnes, pourraient toutes revendiquer leur propre plafond distinct. Même à l’intérieur de la catégorie des adolescents, cela pourrait se traduire par l’établissement de plafonds distincts pour différents groupes d’âge : un pour les personnes âgées de 17 ans, un pour celles âgées de 14 ans et ainsi de suite. Cela deviendrait rapidement impraticable. Qui plus est, le résultat serait incompatible avec l’approche du plafond uniforme adopté dans l’arrêt Jordan et entraverait la réalisation de l’objectif de cet arrêt, soit simplifier et rationaliser le cadre d’analyse des demandes fondées sur l’al. 11b) .

[66] Il me semble également impossible de justifier l’existence d’un plafond distinct pour les affaires mettant en cause des adolescents au motif que le législateur a instauré un système distinct de justice pénale pour eux régi par la LSJPA . Les normes constitutionnelles existent indépendamment du cadre légal mis en place par le législateur. Le simple fait que ce dernier ait décidé de créer et de maintenir un système distinct de justice pénale pour les adolescents n’est pas en soi une raison valable d’établir un plafond distinct pour les affaires les mettant en cause. S’il en était autrement, le législateur aurait la faculté de transformer les normes constitutionnelles au moyen de modifications législatives ordinaires, par exemple en fusionnant les systèmes de justice pour les adultes et pour les adolescents. Pareil résultat serait incompatible avec le concept de norme constitutionnelle.

La nécessité accrue d’agir rapidement dans les affaires mettant en cause des adolescents peut et devrait être prise en considération au moment de déterminer si un délai inférieur au plafond présumé est déraisonnable.

[72] À mon avis, la nécessité accrue d’agir rapidement dans les dossiers mettant en cause des adolescents ne peut être réduite à un « rabais fixe pour adolescents », et son poids dépend des circonstances. Elle requiert néanmoins, en règle générale, que les dossiers mettant en cause des adolescents procèdent rapidement, et le ministère public ainsi que le système de justice doivent faire leur part pour assurer la réalisation de cet objectif. Cette règle générale, de même que l’obligation correspondante du ministère public et du système de justice de faire leur part, se traduit déjà dans la pratique, car les dossiers mettant en cause des adolescents reçoivent habituellement un traitement prioritaire et sont menés à bien plus rondement que les dossiers d’adultes. Reconnaître la nécessité accrue d’agir rapidement dans les dossiers mettant en cause des adolescents en tant que facteur à prendre en considération pour juger des délais raisonnables dans un cas en particulier donne donc simplement effet à ce qui se passe déjà sur le terrain.

[73] Conformément à cette approche au cas par cas, lorsqu’un adolescent, en prenant des mesures significatives et soutenues pour accélérer le procès, porte des préoccupations particulières eu égard au délai à l’attention du ministère public et du tribunal, il y a lieu de tenir compte, en outre, de ces préoccupations et de la mesure dans laquelle le ministère public et le système de justice y répondent. Par exemple, si l’accusé parvient à démontrer qu’il éprouve des difficultés dans ses études en raison de l’anxiété que lui causent les accusations qui pèsent contre lui, et que le ministère public et le système de justice ne prennent pas de mesures raisonnables pour accélérer le processus afin de répondre à cette préoccupation, cela peut être un facteur important lorsqu’il s’agit de décider si le procès a été nettement plus long qu’il aurait dû raisonnablement l’être. Inversement, si le ministère public et le système de justice prennent des mesures raisonnables pour répondre à cette préoccupation et font leur part pour que le dossier procède rapidement, « il est improbable que le délai raisonnable nécessaire de l’instance ait été dépassé de manière manifeste » (Jordan, par. 90).

[74] En fin de compte, à l’instar des autres facteurs énoncés dans Jordan, la nécessité accrue d’agir rapidement dans les dossiers mettant en cause des adolescents est tout simplement un « facteur propre à l’espèce » dont il faut tenir compte au moment de décider si un procès a été nettement plus long qu’il aurait dû raisonnablement l’être (ou qu’il est prévu qu’il le soit).

L’arrêt Jordan n’a pas ignoré la nécessité de tenir compte du contexte : La Cour a souligné que « “le juge devra [. . .] examiner les circonstances du cas qui lui est soumis” pour juger du caractère raisonnable d’un délai ».

[75] Cette approche reconnaît que même si le plafond présumé demeure le même que l’accusé soit un adolescent ou un adulte, la tolérance envers les délais diffère. Ce qui est raisonnable dans le dossier d’une personne de 45 ans peut ne pas l’être dans le dossier d’un adolescent de 17 ans — de même, ce qui est raisonnable dans le dossier d’un adolescent de 17 ans peut ne pas l’être dans celui d’un autre de 12 ans. En permettant un examen souple et au cas par cas des dossiers dont le délai est inférieur au plafond, le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Jordan reconnaît que le fait de traiter simplement tout le monde de la même façon n’est pas la solution. Le contexte importe. Tandis que le plafond présumé fourni un filet de sécurité solide qui offre certitude, prévisibilité et simplicité, le test pour déterminer s’il y a lieu de prononcer un arrêt des procédures lorsque le délai est inférieur au plafond offre la souplesse nécessaire pour veiller à ce que les caractéristiques propres au cas en cause — comme l’âge de l’accusé — soient prises en compte dans l’analyse. En effet, l’arrêt Jordan n’a pas ignoré la nécessité de tenir compte du contexte. La Cour a souligné que « “le juge devra [. . .] examiner les circonstances du cas qui lui est soumis” pour juger du caractère raisonnable d’un délai » (par. 58, citant Jordan, par. 301, le juge Cromwell (souscrivant au résultat)). Elle a également déclaré ce qui suit :

Bien que le plafond présumé accroisse la simplicité de l’analyse et favorise les mesures incitatives constructives, il ne marque pas la fin de l’exercice : [. . .] les facteurs déterminants et propres à l’affaire demeurent pertinents pour apprécier le caractère raisonnable tant du délai supérieur au plafond que de celui inférieur à ce dernier. Évidemment, un nombre à lui seul ne peut définir le caractère raisonnable d’un délai. C’est pourquoi le nouveau cadre d’analyse n’est pas fondé strictement sur une question de temps. [par. 51]

[76] Même si les juges Abella et Brown suggèrent le contraire, le cadre d’analyse établi dans Jordan, lorsqu’il est appliqué correctement, n’offre pas moins de protection aux adolescents que l’ancien cadre d’analyse, qui était imprévisible, difficile à saisir et complexe (voir Jordan, par. 38). En fait, il y a toutes les raisons de nous attendre à ce que les adolescents bénéficient d’une meilleure protection contre les délais prolongés qu’avant l’arrêt Jordan. À cette fin, j’aimerais aborder deux préoccupations importantes qui ont été soulevées concernant l’adoption d’une « approche fondée sur un plafond » dans les cas mettant en cause des adolescents.

L’arrêt Jordan ne remplira sa promesse — pour les adolescents comme pour les adultes — que si tous les participants au système de justice pénale travaillent ensemble et adoptent une approche proactive dès le début de l’instance.

[80] Cela étant dit, l’arrêt Jordan ne remplira sa promesse — pour les adolescents comme pour les adultes — que si tous les participants au système de justice pénale travaillent ensemble et adoptent une approche proactive dès le début de l’instance (voir Jordan, par. 5, 108, 112 et 117; R. c. Cody, 2017 CSC 31, [2017] 1 R.C.S. 659, par. 36). Comme je l’expliquerai, cela s’applique tant au ministère public qu’à la défense, entre autres.

[81] Les procureurs ne peuvent pas se contenter d’attendre que le plafond de 18 mois se rapproche avant d’accélérer le pas. Il s’agit précisément du type de complaisance normalisée vis‑à‑vis les délais qui a donné lieu à l’arrêt Jordan. Ils doivent plutôt prendre des mesures proactives dès le départ pour s’assurer que l’affaire soit réglée diligemment, même si le plafond présumé est encore loin. L’omission de prendre des mesures raisonnables pour accélérer l’instance est un indicateur que la cause a peut‑être pris un temps nettement plus long qu’il aurait dû raisonnablement prendre (voir Jordan, par. 87). C’est particulièrement le cas dans les affaires mettant en cause des adolescents, puisque la tolérance envers les délais dans ce contexte a toujours été — et sera toujours — moins grande que dans les instances mettant en cause des adultes.

[82] Lorsqu’ils adoptent cette approche proactive, les procureurs doivent garder à l’esprit que le plafond présumé n’est « pas un objectif ambitieux ». Des délais de 18 ou de 30 mois sont quand même « de longs délais pour que justice soit rendue », et la plupart des affaires peuvent et devraient être réglées en moins de temps (Jordan, par. 56‑57). Cela est particulièrement le cas en ce qui concerne les adolescents, pour les raisons qui ont déjà été expliquées. Il vaut également la peine de réitérer que les procureurs sont fortement incités à agir de manière proactive : lorsque le délai est inférieur au plafond, « la présence au dossier d’un représentant du ministère public diligent et proactif est une indication forte que la cause n’a pas pris plus longtemps de manière manifeste que ce qu’il était raisonnable qu’elle prenne » (ibid., par. 112). Inversement, lorsque le ministère public ne se montre pas proactif — surtout dans le contexte d’un procès pour adolescent —, cela est un facteur à prendre en compte lorsqu’il s’agit de décider si un dossier a été nettement plus long qu’il aurait dû raisonnablement l’être.

[83] De même, la défense a l’obligation d’agir de manière proactive ainsi qu’un intérêt à le faire. Lorsqu’un accusé souhaite procéder le plus rapidement possible, la défense doit, pour satisfaire au test applicable lorsque le délai est inférieur au plafond et obtenir un arrêt des procédures, prendre « des mesures utiles qui font la preuve d’un effort soutenu pour accélérer l’instance » (Jordan, par. 48). Elle ne peut clairement pas se contenter d’attendre et de regarder les délais s’empiler. Elle ne peut pas non plus déployer uniquement des « efforts symboliques » comme de simplement faire consigner au dossier qu’elle voulait une date de procès plus hâtive (voir ibid., par. 85). La défense doit plutôt prendre des mesures « utiles et soutenues » — comme tenter d’obtenir les dates les plus rapprochées possible pour la tenue de l’audience, collaborer avec le ministère public et le tribunal et répondre à leurs efforts, aviser le ministère public en temps opportun quand le délai commence à poser problème, mener toutes les demandes de manière raisonnable et expéditive et ainsi de suite (voir ibid.). Bref, si la défense espère satisfaire au critère des « mesures utiles » établi dans l’arrêt Jordan, elle doit agir de manière proactive durant toute l’instance et démontrer que l’accusé est résolu à faire instruire son procès aussi rapidement que possible. L’acquiescement résigné ne suffit pas.

[84] Bref, si nous voulons faire de la culture de complaisance vis‑à‑vis des délais mentionnée dans l’arrêt Jordan une chose du passé, tous les participants au système de justice pénale doivent adopter une approche proactive et coopérative afin de réaliser les objectifs importants visés par l’al. 11b) (voir Jordan, par. 5). S’il est vrai que ce principe s’applique certainement aux affaires mettant en cause des adultes, il s’applique encore plus à celles mettant en cause des adolescents.

Tout délai découlant de tentatives infructueuses d’appliquer des sanctions extrajudiciaires devrait être traité au cas par cas. Cela dit, s’il est possible en théorie que ces délais soient, dans de rares cas, inclus dans le calcul effectué selon l’arrêt Jordan, on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’ils soient déduits à titre de délai imputable à la défense. Des raisons de principe valables le justifient.

[89] À mon avis, tout délai découlant de tentatives infructueuses d’appliquer des sanctions extrajudiciaires devrait être traité au cas par cas. Cela dit, s’il est possible en théorie que ces délais soient, dans de rares cas, inclus dans le calcul effectué selon l’arrêt Jordan, on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’ils soient déduits à titre de délai imputable à la défense. Des raisons de principe valables le justifient. Le fait de déduire ce délai du calcul effectué selon l’arrêt Jordan réduit le risque que les autorités s’abstiennent d’avoir recours en premier lieu aux sanctions extrajudiciaires de crainte d’augmenter la probabilité qu’un arrêt des procédures soit prononcé advenant l’échec de ces mesures. L’élimination des facteurs de dissuasion à l’égard des sanctions extrajudiciaires est un objectif de principe important étant donné le rôle central que joue ce type de mesures dans le système de justice pénale pour les adolescents. De plus, cette approche est logique du point de vue conceptuel. Lorsqu’on tente d’appliquer des sanctions extrajudiciaires dans une affaire, celle‑ci est essentiellement retirée du système judiciaire et suit une autre voie. Il est donc logique d’« arrêter le compteur » et de le remettre en marche uniquement au moment où l’affaire reprend son cours dans le système judiciaire, le cas échéant.