Charbonneau c. R., 2018 QCCQ 7962

On reproche à l’accusé d’avoir conduit, le 24 juin 2016, un véhicule à moteur alors qu’il a consommé une quantité d’alcool telle que son alcoolémie dépassait 80 milligrammes d’alcool par 100 millilitres de sang et d’avoir le même jour, conduit un véhicule à moteur alors que sa capacité de conduire ce véhicule était affaiblie par l’effet de l’alcool ou d’une drogue.

Le jour du procès, il présente une requête en exclusion de la preuve, car le droit de consulter l’avocat de son choix n’a pas été respecté contrairement à l’obligation constitutionnelle prévue à l’article 10 b) de la Charte canadienne des droits et libertés.

ANALYSE ET DÉCISION

[53]        Dans le présent dossier, il ne fait aucun doute que le requérant souhaitait communiquer avec Me Raphaël Lescop. Il possédait 2 numéros pour le rejoindre à son bureau ainsi que son numéro de téléphone cellulaire.

[54]        La preuve démontre que le requérant et Me Lescop ont une longue relation professionnelle, se connaissent bien et peuvent mutuellement se joindre en tout temps.

[55]        Le droit constitutionnel canadien reconnait le droit de la personne détenue de consulter un avocat qui a sa confiance et non uniquement, n’importe quel avocat.

[56]        La nature éminemment personnelle de la confiance que porte le client à son avocat exige aussi que ce choix soit respecté par l’État. Ainsi, l’État ne doit pas s’ingérer dans l’exercice de ce choix ni dans la relation de confiance entre le client et son avocat.

[57]        Dans le présent cas, les efforts de l’agent Laflamme pour joindre Me Lescop ont été minimalistes. Il ne se passe que 9 minutes entre le premier appel effectué à Me Lescop et le moment où l’agent mentionne au requérant qu’il ne peut attendre indéfiniment et qu’il peut contacter un autre avocat.

[58]        Il importe de rappeler que le choix de son avocat n’est pas un caprice, mais repose sur la nécessité de favoriser une apparence de justice et d’éviter toute apparence de conflit du système judiciaire vis-à-vis un accusé.

[59]        De plus, la relation de confiance avec un avocat commande implicitement que le choix de l’avocat consulté appartienne à la personne qui désire s’en prévaloir.

[60]        Dans l’arrêt Mcrimmon, 2010 CSC 36 (CanLII), [2010] 2 R.C.S 402, la Cour Suprême réitère que lorsqu’une personne détenue manifeste le désir de parler avec un avocat en particulier, un délai raisonnable doit être donné afin de le rejoindre et d’attendre le retour d’appel de celui-ci.

[61]        Les policiers ne peuvent donc se décharger de leur obligation en incitant la personne détenue à consulter un avocat de l’aide juridique ou un avocat de garde.

[62]        Et l’opportunité de communiquer avec un avocat autre que celui de son choix n’empêche pas une violation de l’article 10b) de la Charte.

[63]        Dans l’arrêt Tremblay, [1996] A.Q.1627, la Cour précise :

… je ne vois pas comment l’officier peut de façon arbitraire décider que le détenu fasse affaires avec le service de garde.

Il ne faut pas oublier que le régime des services de garde a été établi non pas pour supplanter le droit à l’avocat de son choix, mais plutôt pour suppléer à l’exercice du droit à l’assistance d’un avocat lorsque les détenus ne connaissent pas d’avocat ou encore n’ont pas les moyens financiers d’en contacter un.

[64]        L’agent Laflamme témoigne qu’il a suggéré l’appel à l’avocat à l’aide juridique, car il ne pouvait pas attendre indéfiniment, mais rien dans la preuve n’établit l’urgence de le faire.

[65]        Dans l’arrêt Prosper, 1994 CanLII 65 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 236, la Cour Suprême souligne que l’existence d’une présomption en matière de preuve dans les affaires de conduite avec les facultés affaiblies ne s’avère pas nécessairement une circonstance urgente.

[66]        La Cour Suprême ajoute :

Le droit à l’assistance d’un avocat que la Charte garantit à toute personne détenue doit avoir préséance sur le droit d’origine législative qui permet au ministère public de se fonder sur une présomption en matière de preuve pour établir le degré d’alcoolémie qui aurait été décelé par l’alcootest si celui-ci avait été administré au moment de la garde et du contrôle du véhicule.

[67]        De plus, dans le présent cas, le requérant a été libéré après avoir passé les tests de l’alcootest avant même l’expiration du délai de 2 heures à compter de son arrestation.

[68]        La procureure de l’intimée soutient que le requérant a pu parler avec une avocate et ne s’est pas plaint de quoi que ce soit en regard des conseils qui ont été obtenus.

[69]        Dans l’arrêt Kumps, [2014] Q.C.C.Q. 2945, la Cour s’exprime comme suit :

On ne peut s’attendre à ce qu’un citoyen respectueux de l’autorité qui coopère poliment et pleinement avec les policiers, se retrouvant pour une des premières fois de sa vie détenu à 4 h 00 du matin, commence à revendiquer ses droits haut et fort relativement à son insatisfaction face aux services juridiques qu’il vient de recevoir.

[70]        La preuve démontre que le requérant était arrêté pour la première fois de sa vie et a été coopératif avec les agents tout au long de l’intervention.

[71]        Dans l’arrêt Todd, Q.C. Beauharnois 760-01-072311-142, le juge St-Arnaud qui avait à décider du sort d’une requête en vertu de la Charte dans un contexte où un seul appel fut fait pour rejoindre l’avocat de l’accusé et où après 7 minutes, celui-ci fut mis en contact avec l’aide juridique décida que :

À partir du moment où ils (les policiers) prennent en charge le processus visant à contacter un avocat – notamment en signalant eux-mêmes le numéro de téléphone -, les policiers doivent agir comme la personne détenue le ferait elle-même, par exemple en faisant des tentatives raisonnables et répétées pour rejoindre l’avocat choisi. Ils deviennent en quelque sorte le prolongement de l’accusé dans l’exercice de son droit fondamental.

[72]        Dans le présent cas, la preuve démontre que l’agent Laflamme n’a pas utilisé tous les numéros se trouvant dans le téléphone cellulaire du requérant et n’a pas permis à celui-ci de réessayer de contacter Me Lescop.

[73]        Il y a une similitude évidente entre les faits de la présente cause et celle de l’arrêt Todd.

[74]        La procureure de l’intimée a également soulevé dans sa plaidoirie que Me Lescop n’est pas un avocat criminaliste et qu’en conséquence, celui-ci n’aurait pu fournir l’aide nécessaire au requérant.

[75]        Le Tribunal n’abonde pas dans ce sens. En effet, le Barreau du Québec ne reconnait pas de spécialisation aux avocats et tout avocat a le droit d’agir dans tous les domaines de la justice. De plus, la formation de base en droit criminel fait partie des critères d’admissibilité au Barreau du Québec.

[76]        De plus, les policiers n’ont pas à juger ou à se questionner sur la qualité des services professionnels pouvant être rendus par un avocat et ne peuvent obtenir quelque information que ce soit en fonction de la conversation qui se doit de demeurer confidentielle.

[77]        Dans l’arrêt Bartle, 1994 CanLII 64 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 173, la Cour Suprême du Canada a eu l’occasion d’énoncer que le Tribunal n’a pas à conjecturer sur la nature des conseils juridiques qu’un accusé aurait pu obtenir de l’avocat de son choix et de leur influence sur l’issue de la cause.

[78]        Il ressort donc de la preuve que les agents ont fait preuve d’un empressement indu et injustifié, lequel a eu comme conséquence de porter atteinte au droit constitutionnel du requérant prévu à l’article 10b) de la Charte.

[79]        En conséquence de cette violation en vertu de l’article 24(2) de la Charte, le requérant demande l’exclusion des preuves obtenues par la suite soit les résultats de de l’alcootest.

[80]        Dans l’arrêt Grant, 2009 CSC 32 (CanLII), [2009] 2 R.C.S. 353, la Cour Suprême a relevé le cadre d’analyse devant être utilisé pour trancher cette question.

[81]        Elle y écrit :

Le tribunal saisi d’une demande d’exclusion fondée sur le par. 24(2) doit évaluer et mettre en balance l’effet de l’utilisation des éléments de preuve sur la confiance de la société envers le système de justice en tenant compte de : (1) la gravité de la conduite attentatoire de l’État (l’utilisation peut donner à penser que le système de justice tolère les inconduites graves de la part de l’État), (2) l’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte (l’utilisation peut donner à penser que les droits individuels ont peu de poids) et (3) l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond. …

Le rôle du tribunal appelé à trancher une demande fondée sur le par. 24(2) consiste à procéder à une mise en balance de chacune de ces questions pour déterminer si, eu égard aux circonstances, l’utilisation d’éléments de preuve serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

[82]        Reprenons ici chacun des 3 facteurs à considérer en les appliquant au présent dossier.

La gravité de la conduite ostentatoire de l’État

[83]        Dans le présent dossier, le Tribunal a constaté la violation du droit à l’assistance d’un avocat, soit un droit constitutionnel au cœur de notre système de justice criminel.

[84]        Certes, l’agent Laflamme n’a probablement pas agi de mauvaise foi.

[85]        Mais, les policiers doivent comprendre que le droit à l’assistance d’un avocat n’est pas une formalité que l’on se dépêche à accomplir, peu importe la façon pour ensuite passer à autre chose.

[86]        Les policiers doivent donner à tout citoyen une possibilité raisonnable de communiquer avec l’avocat de son choix en cas d’arrestation.

[87]        Cela est d’autant plus vrai lorsqu’il n’y a pas d’urgence comme en l’espèce.

[88]        De l’avis du Tribunal lorsqu’on regarde l’ensemble de la preuve présentée à la lumière des enseignements de la Cour Suprême, nous ne sommes pas présence d’une violation mineure.

[89]        Il s’agit d’une violation grave et un écart important par rapport à la conduite attendue des forces policières eu égard à l’exercice du droit à l’assistance d’un avocat, droit clairement reconnu depuis 3 décennies.

[90]        Et l’absence de mauvaise foi ne diminue pas la gravité de la conduite attentatoire, car il est du devoir du policier de bien connaître les normes qui lui permettent de mettre en était d’arrestation, de détenir et d’ordonner à un citoyen de fournir un échantillon d’haleine.

[91]        À plusieurs reprises, la Cour Suprême a mentionné que la bonne foi ne peut être invoquée si une violation de la Charte est déterminée sur la base de l’erreur ou de l’ignorance déraisonnable d’un agent de la paix quant à la portée de son autorité.

L’incidence de la violation sur le droit du requérant

[92]        À cette étape, afin de juger de la gravité de la violation dans la perspective de l’accusé, le Tribunal doit examiner les intérêts protégés par le droit transgressé puis évaluer l’ampleur des conséquences de la violation sur les intérêts. Dans le présent cas, le requérant et Me Lescop ont une relation professionnelle et un lien de confiance important depuis plusieurs années et ce, sur une base très régulière.

[93]        Considérant qu’il s’agissait de la première arrestation de la vie du requérant, la possibilité de parler à Me Lescop apparait essentielle au requérant aux yeux du Tribunal.

[94]        Dans les circonstances, ce facteur milite en faveur de l’exclusion de la preuve.

L’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond

[95]        Quant à l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond, bien qu’il est vrai que les échantillons d’haleine recueillis sont fiables et surtout essentiels à la poursuite dans un procès, comme en l’espèce, la Cour Suprême dans l’affaire Taylor, [2014] C.S.C 50, rappelait que :

Il va sans dire que le public a intérêt à ce qu’une affaire soit jugée au fond dans les cas où, comme en l’espèce, la preuve dont on demande l’exclusion est fiable et déterminante pour l’issue de l’affaire. Or, comme l’a affirmé de façon constante notre Cour, tout récemment au par. 80 de l’arrêt R. c. Spencer, 2014 CSC 43 (CanLII), [2014] 2 R.C.S. 212, le public a également intérêt à ce que le fonctionnement du système de justice demeure irréprochable au regard des individus accusés de ces infractions graves.

La mise en balance

[96]        Ceci étant dit, après avoir examiné et mis en balance ces 3 facteurs, le Tribunal doit décider si, tout compte fait, l’utilisation des éléments de preuve obtenus en violation de la Charte déconsidérerait l’administration de la justice.

[97]        Il importe de se rappeler à cet égard, comme le dit la juge Bourque de la Cour Supérieure du Québec dans Gaétani, [2015] Q.C.C.S. 4226 que :

En effet, le courant fortement majoritaire de la jurisprudence veut qu’en cas de violation de l’art. 10 b) de la Charte dans des circonstances semblables à celle de la présente affaire, la preuve auto-incriminante obtenue en violation du droit constitutionnel de l’accusé soit exclue.

[98]        La violation de l’article 10b) de la Charte constitue en effet une violation grave dont les Tribunaux ont tendance à se dissocier.

[99]        Le Tribunal ne peut donc tolérer cette atteinte grave et inconstitutionnelle, et ce, afin de préserver la confiance du public envers le principe de la primauté du droit et envers les processus qui le mettent en œuvre.

[100]     L’utilisation de la preuve ainsi obtenue pourrait donner à penser que le système de justice tolère les inconduites graves de l’État. Cela déconsidèrerait davantage l’administration de la justice, notamment à long terme.

[101]     Le respect par l’État des droits prévus par la Charte l’emporte sur le prix à payer par la société pour un acquittement, et ce, malgré la fiabilité de la preuve exclue.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

ACCUEILLE la requête;

 CONSTATE la violation de l’article 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés;

 ORDONNE l’exclusion des éléments de preuve obtenus en violation des droits constitutionnels du requérant soit les échantillons d’haleine et les résultats obtenus par l’alcootest.