R. c. Reeves, 2018 CSC 56

L’article 8 de la Charte

[2] L’article 8 de la Charte protège tous les Canadiens contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives. Lorsqu’un tribunal est appelé à évaluer s’il y a eu atteinte à des droits garantis par l’art. 8, il se demande si le droit à la vie privée d’un particulier doit céder le pas à l’intérêt de l’État à faire appliquer la loi. La difficulté que pose l’art. 8 se trouve dans le fait que les tribunaux sont généralement appelés à en interpréter la portée dans des cas où, comme en l’espèce, la police a découvert des éléments de preuve selon lesquels la personne qui invoque la Charte s’est livrée à une activité criminelle. Les infractions de pornographie juvénile sont graves et insidieuses, et le public a un intérêt considérable à ce qu’elles fassent l’objet d’enquêtes et de poursuites. Toutefois, pour l’application de l’art. 8, il ne faut pas se demander si cette personne a enfreint la loi, mais bien si la police a outrepassé les limites du pouvoir de l’État. La réponse dans le présent pourvoi a une incidence non seulement sur M. Reeves, mais également sur le droit à la vie privée de tous les Canadiens à l’égard des ordinateurs personnels partagés.

[11] Suivant l’art. 8 de la Charte, « [c]hacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives. » Cette disposition a pour but « de protéger les particuliers contre les intrusions injustifiées de l’État dans leur vie privée » (Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, p. 160). L’analyse fondée sur l’art. 8 tourne autour de la question de savoir « si, dans une situation donnée, le droit du public de ne pas être importuné par le gouvernement doit céder le pas au droit du gouvernement de s’immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins et, notamment, d’assurer l’application de la loi » (p. 159‑160).

[12] L’article 8 de la Charte n’entre en jeu que si la personne qui l’invoque peut s’attendre raisonnablement au respect de sa vie privée relativement à l’endroit ou à l’objet qui est inspecté ou pris par l’État (R. c. Cole, 2012 CSC 53 (CanLII), [2012] 3 R.C.S. 34, par. 34 et 36). Pour juger si cette personne a une attente raisonnable quant au respect de sa vie privée, le tribunal doit examiner « l’ensemble des circonstances » (R. c. Edwards, 1996 CanLII 255 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 128, par. 31 et 45(5)).

[13] De plus, « il y a saisie au sens de l’art. 8 lorsque les autorités prennent quelque chose appartenant à une personne sans son consentement » (R. c. Dyment, 1988 CanLII 10 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 417, p. 431, (je souligne)). En revanche, le consentement valable de la personne qui invoque la Charte entraîne renonciation aux droits que l’art. 8 lui garantit. Dans de tels cas, il n’y a pas de fouille, de perquisition ou de saisie au sens de la Charte, même si cette personne aurait d’ordinaire pu raisonnablement s’attendre au respect de sa vie privée quant à l’objet pris ou inspecté par la police (R. c. Borden, 1994 CanLII 63 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 145, p. 160‑162; R. c. Wills (1992), 1992 CanLII 2780 (ON CA), 12 C.R. (4th) 58 (C.A. Ont.), p. 81).

[18] L’intimée, Sa Majesté la Reine, prétend que le policier n’a pas violé la Charte lorsqu’il est entré dans le domicile et y a pris l’ordinateur. Sous le régime de la Charte, la police peut accéder sans mandat à des lieux communs lorsqu’elle le fait avec le consentement d’une partie qui jouit d’un droit à la vie privée concernant le lieu en question qui vaut et chevauche celui des autres cooccupants. Une fouille, perquisition ou saisie effectuée avec consentement ne constitue pas une « fouille, perquisition ou saisie » visée par la Charte. Il n’est pas raisonnable pour un cooccupant de s’attendre à ce que son droit d’exclure des personnes l’emporte sur le droit d’un autre cooccupant d’en accueillir d’autres. Même si un cooccupant ne peut, par son consentement, renoncer aux droits garantis par la Charte à un autre cooccupant, il est raisonnable de lui reconnaître le droit de donner à la police l’accès au lieu de son propre chef.

Lorsque la personne qui consent n’est pas la personne qui invoque la Charte, l’analyse fondée sur l’art. 8 ne s’intéresse pas à la légitimité du droit à la vie privée de la personne qui consent à l’égard de l’objet de la fouille ou de la saisie, mais bien à l’attente de la personne qui invoque la Charte quant au respect de sa vie privée relativement à cet objet

[49] La Cour reconnaît depuis longtemps que seule la personne qui invoque un droit garanti par l’art. 8 de la Charte peut y renoncer en consentant à une fouille, perquisition ou saisie (Borden, p. 162). Qui plus est, « [l]e consentement donné doit être proportionné à l’effet considérable qu’il produit » (Borden, p. 162, citant Wills, p. 72).

[50] Dans l’arrêt Cole, la Cour s’est demandé si la notion du consentement du premier intéressé devait également s’appliquer aux tiers. Un conseil scolaire avait découvert des fichiers de pornographie juvénile dans l’ordinateur de travail de l’accusé, un enseignant. Le conseil scolaire avait consenti à ce que la police fouille et saisisse l’ordinateur sans mandat. La Couronne a fait valoir que le fait pour la police d’avoir pris l’ordinateur et scruté les données qu’il contenait respectait la Charte, au motif que le conseil scolaire (un tiers) pouvait renoncer aux droits à la vie privée de l’accusé. La Cour a rejeté cet argument, concluant qu’il n’y avait pas lieu d’adopter la notion du consentement d’un tiers au Canada même si elle était acceptée aux États‑Unis. Il est expliqué dans l’arrêt Cole que cette notion serait « incompatible avec la jurisprudence de notre Cour relative au consentement du premier intéressé », suivant lequel le consentement doit être « donné volontairement par le détenteur du droit » et « fondé sur des renseignements suffisants pour lui permettre de faire un choix éclairé » (par. 77 et 78). La Cour a en outre statué que l’adoption de cette notion aux États‑Unis s’appuyait sur le type d’« analyse fondée sur le risque » qui avait été rejeté dans l’arrêt Duarte (Cole, par. 75 et 76). L’approche retenue dans l’arrêt Cole est en adéquation avec l’arrêt Wong, où la Cour a conclu que la surveillance vidéo effectuée dans une chambre d’hôtel violait les droits de l’occupant garantis par l’art. 8 de la Charte, et ce, même si la direction de l’hôtel avait consenti à la surveillance (p. 42 et 52).

[51] La Couronne s’efforce de distinguer la présente affaire de l’arrêt Cole en affirmant que Mme Gravelle n’est pas « réellement » un tiers puisqu’elle jouissait, à l’égard de l’ordinateur, d’un droit à la vie privée qui valait et chevauchait celui de M. Reeves. En revanche, dans l’arrêt Cole, le conseil scolaire était réellement un tiers puisqu’il n’avait aucun droit à la vie privée relativement aux données personnelles que l’accusé avait stockées sur l’ordinateur.

[52] À mon avis, l’arrêt Cole ne peut faire l’objet d’une distinction sur ce fondement. Rien dans cet arrêt ne donne à penser que l’école ne pouvait consentir à la fouille au motif qu’elle ne jouissait pas, à l’égard de l’ordinateur, d’un droit à la vie privée qui valait et chevauchait celui de l’accusé. Même s’il ne fait aucun doute que Mme Gravelle a, relativement à l’ordinateur partagé, un droit constitutionnel à la vie privée, cela ne lui permet pas de renoncer au droit constitutionnel de M. Reeves de ne pas être importuné (Cole, par. 78; voir également Borden, p. 162). La renonciation par un titulaire de droits ne constitue pas une renonciation pour tous les titulaires de droits. La Cour a placé la barre haut pour ce qui est du consentement du premier intéressé en raison de l’effet considérable de la renonciation aux droits garantis par l’art. 8 (Borden, p. 162). La Cour insiste pour que le consentement soit libre et éclairé afin de s’assurer que le titulaire d’un droit garanti par la Charte qui renonce à son droit le fait de plein gré. Permettre au consentement de Mme Gravelle d’entraîner la renonciation aux droits de Reeves est tout à fait incompatible avec cette décision.

[53] Comme l’a très justement fait observer la Clinique d’intérêt public et de politique d’Internet du Canada Samuelson‑Glushko, intervenante, bien que les droits à la vie privée de différents cooccupants ou co‑utilisateurs à l’égard de lieux ou d’objets communs puissent se [traduction] « chevaucher », il ne s’ensuit pas que ces droits sont « de la même portée ». En effet, lorsque la personne qui consent n’est pas la personne qui invoque la Charte, l’analyse fondée sur l’art. 8 ne s’intéresse pas à la légitimité du droit à la vie privée de la personne qui consent à l’égard de l’objet de la fouille ou de la saisie, mais bien à l’attente de la personne qui invoque la Charte quant au respect de sa vie privée relativement à cet objet.

[54] Je conviens que rejeter l’approche préconisée par la Couronne pourrait nuire à des enquêtes criminelles, mais c’est souvent ce que font les droits garantis par la Charte. L’autorisation judiciaire préalable protège les divers droits à la vie privée — à la fois supérieurs et distinctifs — qui existent à l’égard des ordinateurs personnels. Cela dit, lorsque les circonstances le permettent, la police peut exercer d’autres pouvoirs conférés par la common law. Par exemple, dans des situations d’urgence, elle peut procéder à une saisie sans mandat (voir art. 487.11 du Code criminel).

[55] Par ailleurs, retenir l’approche de la Couronne quant aux droits à la vie privée qui se valent et se chevauchent soulèverait des questions d’ordre pratique. Avant de prendre un ordinateur, il pourrait s’avérer difficile, voire impossible, pour la police de savoir si plusieurs personnes jouissent de droits à la vie privée qui se valent et se chevauchent à l’égard des données qu’elle cherche à obtenir et, par conséquent, si le fait de prendre l’ordinateur avec le consentement d’un seul utilisateur respecterait la Charte. Qui plus est, il est difficile de concevoir comment la police pourrait procéder si la cible de son enquête se trouve dans le domicile à leur arrivée et si elle refuse explicitement de consentir à ce que l’on prenne l’ordinateur.

[56] Pour ces motifs, le fait pour le policier d’avoir pris l’ordinateur sans le consentement de M. Reeves a empiété sur l’attente raisonnable de ce dernier quant au respect de sa vie privée et constituait donc une saisie au sens de la Charte (Cole, par. 59). Une saisie effectuée sans mandat est présumée être abusive, et il appartient à la Couronne de réfuter cette présomption (Hunter, p. 161; Monney, par. 29). En effet, puisqu’il est probable que, dans tous les cas, au moins une personne puisse raisonnablement s’attendre au respect de sa vie privée à l’égard d’un ordinateur personnel, prendre un tel ordinateur sans mandat ni consentement valide sera présumé constituer une saisie abusive. La Couronne n’a pas entrepris de réfuter cette présomption en l’espèce, puisqu’elle s’appuie sur le consentement de Mme Gravelle pour établir qu’aucune saisie n’a eu lieu.

[57] De plus, en l’espèce, aucun pouvoir conféré par la loi ou la common law n’aurait pu justifier le fait pour le policier de prendre l’ordinateur. Si la police avait obtenu un mandat pour perquisitionner le domicile, l’arrêt Vu aurait justifié la saisie — mais pas la fouille — de l’ordinateur. Dans cet arrêt, la Cour a conclu que, bien qu’un mandat autorisant la perquisition d’un lieu autorise généralement les policiers à fouiller ce qu’ils trouvent dans ce lieu, il en va autrement pour les ordinateurs (par. 23‑24). Compte tenu des préoccupations distinctives que les ordinateurs soulèvent en matière de respect de la vie privée, l’arrêt Vu énonce ce qui suit :

Si, dans le cours d’une perquisition avec mandat, les policiers trouvent un ordinateur susceptible de contenir des éléments qu’ils sont autorisés à rechercher, et que le mandat dont ils disposent ne les autorise pas de manière expresse et préalable à fouiller des ordinateurs, ils peuvent saisir l’appareil, mais doivent obtenir une autre autorisation avant de le fouiller. [Je souligne; par. 3, voir également par. 49]

Comme la police ne détenait pas de mandat autorisant la perquisition du domicile en l’espèce, l’arrêt Vu ne l’autorisait pas à saisir l’appareil.

[58] Bref, M. Reeves pouvait raisonnablement s’attendre au respect de sa vie privée à l’égard de l’ordinateur partagé et ses droits n’avaient pas fait l’objet d’une renonciation. Par conséquent, le fait pour la police d’avoir pris l’ordinateur constituait une saisie au sens de l’art. 8 de la Charte. Cette saisie sans mandat était abusive puisqu’elle n’avait aucun fondement en droit. Elle a donc violé les droits garantis à M. Reeves par l’art. 8 de la Charte.

Le pouvoir d’entrée dans un domicile que la common law confère aux policiers : critères provisoires

[96] Pour résumer, le pouvoir d’entrée que la common law confère aux policiers et que j’ai provisoirement décrit ci‑dessus comporte cinq critères :

(1) Les policiers doivent offrir à l’occupant qui donne l’autorisation, et à tout autre occupant qui collabore, la possibilité de tenir l’interrogatoire à un autre endroit convenable — s’il en existe un — qui n’est pas susceptible d’empiéter sur les attentes raisonnables en matière de respect de la vie privée des cooccupants du domicile.

(2) Le but de l’entrée doit se limiter à la prise d’une ou de plusieurs déclarations de l’occupant qui donne l’autorisation, ou d’un ou de plusieurs occupants consentants, en rapport avec une enquête criminelle. Les policiers ne peuvent aller plus loin et effectuer une fouille à la recherche d’éléments de preuve, ou saisir des éléments de preuve, que s’ils obtiennent les motifs nécessaires de le faire pendant qu’ils recueillent la ou les déclarations.

(3) Les policiers ne sont autorisés qu’à entrer dans les aires communes du domicile dans lesquelles ils ont été invités.

(4) Les policiers ne peuvent entrer que s’ils ont été invités à le faire par un occupant autorisé à y consentir et ce consentement doit être libre, éclairé et continu.

(5) À moins que les policiers obtiennent les motifs nécessaires pour entreprendre d’autres mesures d’enquête, la durée de l’entrée doit se limiter à la prise de la déclaration ou des déclarations de l’occupant qui donne l’autorisation ou d’un ou de plusieurs occupants consentants.