R. c. Rayo, 2018 QCCA 824 

La méthode qui sert à déterminer si des peines pour infractions multiples doivent être concurrentes ou consécutives

[51]        Je prends bonne note que la requérante reproche au juge d’avoir commis une erreur fondamentale dans la méthode qui sert à déterminer si des peines pour infractions multiples doivent être concurrentes ou consécutives. Avant de regarder les moyens d’appel plus en détail, j’estime utile de revoir la marche à suivre proposée par la jurisprudence, tant au Québec[13] qu’ailleurs au Canada[14], pour cet exercice.

[52]        Dans Guerrero Silva[15], mon collège le juge Vauclair explique la méthode à privilégier lorsque le juge chargé de la détermination de la peine est en présence d’infractions multiples. En principe, il est préférable tout d’abord de fixer les peines applicables pour chacune des infractions, vues isolément, et sans égard à la peine globale qui peut en résulter. Ensuite, le juge chargé de la détermination de la peine doit décider si les peines doivent être concurrentes ou consécutives entre elles. Dans ce dernier cas seulement, il se demande si la peine globale est excessive, du point de vue de sa nature ou de sa durée[16]. Dans tous les cas, le juge décide si la peine globale demeure proportionnelle à la gravité des infractions commises et au degré de responsabilité du délinquant[17]. C’est lors des deux dernières étapes que le juge peut réduire le quantum de la peine s’il estime qu’elle est excessive ou disproportionnée par rapport au degré de responsabilité du délinquant.

[53]        Dans l’arrêt Desjardins[18], mon collègue le juge Mainville reprend cette démarche, en soulignant qu’un problème de distorsion inopportune de la peine imposée peut survenir si le juge applique le principe de totalité sans explications suffisantes[19]. À titre d’exemple, si une peine globale est imposée sans ventilation préalable, infraction par infraction, il devient difficile de mesurer la justesse de la peine globale dans le cas où une des condamnations est cassée en appel ou si la peine pour une des infractions est modifiée.

[54]        Je m’empresse de dire que, en lui-même, le choix de s’écarter de cette trame ne constitue pas nécessairement une erreur révisable. Comme le dit le juge Vauclair, bien qu’il soit souhaitable de procéder en sens inverse, un juge peut légitimement d’abord déterminer la peine totale, pour ensuite la répartir entre les différentes infractions[20]. Dans ce même esprit, le juge Mainville rappelle que si la démarche proposée par la Cour est préférable, elle n’est pas un carcan : face à cet aspect de la détermination de la peine, il faut se garder d’adopter une approche formaliste qui ferait perdre de vue l’importance du pouvoir discrétionnaire dans cet exercice[21].

Une préséance relative doit être donnée à la dénonciation et à la dissuasion dans la pondération discrétionnaire des objectifs menée par le tribunal, sans pour autant exclure les autres objectifs du processus de détermination de la peine

[108]     Quelle balise l’article 718.01 impose-t-il au pouvoir discrétionnaire? À mon avis, le sens partagé des deux versions linguistiques de l’article renferme l’idée qu’une préséance relative doit être donnée à la dénonciation et à la dissuasion dans la pondération discrétionnaire des objectifs menée par le tribunal, sans pour autant exclure les autres objectifs du processus de détermination de la peine[49]. Autrement dit, le juge doit donner « substantial weight »[50], ou « primary importance »[51], aux objectifs de dénonciation et dissuasion, sans que cela écarte la considération des autres objectifs, dont le potentiel de réhabilitation[52]. La préséance relative de ces objectifs conditionne la mise en équilibre des principes, en plaçant d’autres objectifs, dont la réhabilitation, quelque peu en retrait.

[109]     Je note que le juge Moldaver, alors de la Cour d’appel de l’Ontario, insiste dans Woodward[53] sur le fait qu’en pareille matière, le bien-être des enfants doit avoir préséance sur d’autres considérations, dont la réhabilitation, sans les écarter, dans la détermination de la peine, y compris pour l’infraction de leurre.

[110]     Dans notre dossier, la requérante ne m’a pas convaincu que le juge a omis de donner à la dénonciation et à la dissuasion la préséance relative qu’exige l’article 718.01. Avec égards pour l’opinion contraire – et en reconnaissant que les arguments de la requérante ne sont pas sans pertinence – j’estime qu’il n’y a pas ici matière à intervention compte tenu de la norme de déférence en appel dans l’application du standard énoncé à l’article 718.01.

[111]     Le juge cite non seulement les objectifs de dénonciation et de dissuasion à « cibler », mais aussi l’importance de la réparation des torts causés aux victimes ainsi que l’importance de susciter la conscience chez l’intimé de sa responsabilité. L’intimé a raison de noter que le juge mentionne l’impact de ces évènements sur la victime, dont les épisodes d’automutilation et les pensées suicidaires. Il fait état explicitement, aux paragraphes [46] et [61] de ses motifs, de l’impact du crime sur la victime immédiate – l’enfant – et sur sa mère. Le juge pouvait légitimement prendre en compte les perspectives de réhabilitation de l’intimé. La clémence de la peine, en elle-même, ne démontre pas que le juge a erronément placé l’objectif de la réhabilitation au premier plan. Par ailleurs, l’article 718.01 n’empêchait pas le juge, dans sa mise en équilibre discrétionnaire des objectifs de la peine, de tenir compte de certains facteurs qui sont favorables à l’intimé, dont sa situation maritale stable, le fait qu’il a le même emploi depuis plusieurs années et l’absence d’antécédents judiciaires.

[112]     Certes, les motifs sur ce volet de sa détermination doivent faire plus que mentionner les objectifs pertinents, comme notre Cour le décide dans l’arrêt R. c. Bergeron[54]. En effet, l’article 718.01 est pertinent à l’obligation du tribunal, exposée à l’article 726.2 C.cr., de donner des motifs justifiant la peine : on s’attend à ce que la sentence fasse voir comment la préséance relative des objectifs trouve expression dans la sanction imposée. Je conviens qu’il n’est pas aisé de comprendre pourquoi la dissuasion spécifique n’entraîne pas une peine plus importante que la peine minimale pour leurre. Mais, à la lecture du jugement dans son ensemble, on relève plusieurs signes explicites démontrant que le juge tient compte de la préséance relative à donner aux objectifs nommés à l’article 718.01. J’estime que la motivation est adéquate selon les normes applicables[55].

[113]     J’ajouterai que, comme les juges majoritaires le rappellent dans Lacasse, la déférence due par la Cour tient en partie au fait que le juge a eu l’avantage d’entendre et de voir l’intimé lors de l’audience sur la peine[56]. C’est là où l’intimé déclare qu’il n’a pas de problème de pédophilie, déclaration à laquelle le juge donne foi. La Cour est mal placée pour intervenir à cet égard. Je ne décèle pas, ici, une erreur commise et encore moins une erreur qui a eu « une incidence sur la détermination de la peine » comme l’exige l’arrêt Lacasse[57]. Une cour d’appel ne peut intervenir simplement parce qu’elle aurait donné un poids différent aux objectifs pertinents, ou encore parce qu’elle aurait exprimé différemment comment, dans un cas comme ici, les objectifs de dissuasion et de dénonciation doivent avoir une préséance relative dans la détermination de la peine.

La pertinence du facteur de connaissance de la victime dans le cadre d’une accusation pour leurre

[82]        Avec égards pour le juge, je vois son traitement de l’absence de faux profil, et du fait que l’intimé et la victime se connaissaient, comme une erreur.

[83]        Le juge retient que « [c]’est l’accusé qui lui a envoyé une invitation sur le réseau Facebook qu’elle a accepté parce qu’elle le connait depuis l’âge de cinq ans » (paragr. [13], jugement sur le verdict). À ce moment, écrit le juge, « [l]’accusé et la victime se connaissent pour faire partie de la petite communauté colombienne de « Ville A ». Ils se croisent à l’occasion à divers endroits, dont à l’église » (paragr. [5], jugement sur la peine). L’enfant sait que l’intimé connaît sa mère. Quant à l’intimé, il sait que la victime vit seule avec sa mère, qu’il n’y a pas de présence paternelle et que, par moments, l’enfant est à la maison sans gardienne en soirée. Rappelons que le juge rejette la version que l’intimé donne au procès selon laquelle il ne connaissait pas vraiment l’enfant avant les évènements[29].

[84]        Le lien de connaissance a non seulement facilité le contact avec la victime, mais il a en plus permis à l’intimé d’aborder plus aisément des sujets se rapportant à la sexualité. Voilà ce que le juge retient, dans le jugement sur le verdict, quant au caractère sexuel des échanges entre l’intimé et la victime :

[23]   Comme elle n’était pas à l’aise de discuter de ces sujets avec sa mère, elle s’est sentie en confiance avec l’accusé qu’elle voyait un peu comme le père qu’elle n’a pas eu, quelqu’un à qui elle peut se confier.

[85]        En effet, le juge parle d’un « abus de confiance » compte tenu de l’image paternelle qu’il projetait à la jeune fille (paragr. [46], jugement sur la peine).

[86]        Ajoutons que ce lien préexistant de connaissance a permis, selon le juge, aux contacts de se poursuivre dans le temps. Dans le jugement sur le verdict, il écrit :

[43]   La victime ne voulait pas dénoncer parce qu’elle craignait que la communauté colombienne de la région en soit informée. Cela affecterait son image et éclabousserait celle de sa mère, pour qui la réputation de sa fille est très importante.

[87]        Non seulement la connaissance a-t-elle facilité la commission du crime, mais dans les circonstances, elle a au surplus aggravé les conséquences du comportement délictuel. Dans le jugement sur la peine, le juge mentionne à plusieurs reprises que le fait qu’ils étaient membres de la même communauté a entraîné un plus grand préjudice pour la victime et pour sa mère (voir, par ex., les paragr. [26] et [27], [35] à [38] et [46], jugement sur la peine). Enfin, la lecture de la déclaration de la victime permet de constater qu’une partie des impacts psychologiques qu’elle a vécus sont liés directement aux réactions de certains membres de leur communauté. Le juge relève que l’enfant a été humiliée, ostracisée même.

[88]        Respectueusement dit, le fait de voir la connaissance de la victime comme un facteur atténuant reflète une erreur de principe.

[89]        Ce n’est pas l’anonymat ou un faux profil qui rend blâmable le comportement d’un accusé pour le leurre, mais bien la manipulation psychologique d’un enfant par communication électronique qui relève de l’essence de l’infraction commise. Dans la mesure où cette manipulation est facilitée – comme dans le cas présent – par un lien de connaissance établi et par l’utilisation par le prédateur de sa vraie identité, ces faits ne rendent pas la faute moins grave, au contraire[30].

[90]        Dans les circonstances de la présente affaire, tout porte à croire que la connaissance antérieure de l’enfant par l’intimé et l’utilisation de son vrai profil sur Facebook lui ont permis de mieux la manipuler. Ces faits indiquent, aussi, un degré de préméditation chez l’intimé, ce qui accentue la gravité subjective de son comportement. Cette enfant n’a pas été rencontrée au hasard en naviguant sur Internet et le crime n’a pas été commis dans un moment d’égarement. L’enfant a été ciblée par l’intimé qui, la connaissant et connaissant son milieu, savait qu’elle était vulnérable en raison de son âge et de sa situation familiale. L’utilisation de son vrai profil a fait de l’enfant une proie plus facile pour la perpétration des infractions qu’il avait à l’esprit.

[91]        Il est vrai que, dans bien des cas de leurre, le prédateur sexuel se sert d’Internet en dissimulant son identité. Dans Alicandro[31], par exemple, le juge Doherty de la Cour d’appel de l’Ontario explique qu’Internet permet souvent aux adultes d’entrer en contact avec des enfants de façon anonyme ou en taisant leur véritable identité. De façon imagée, le juge Fish écrit dans Levigne que le profil fictif en ligne dans le cadre du leurre sert le prédateur, « qui l’utilise comme bouclier […] »[32].

[92]        Même si le fait de cacher sciemment son identité peut aggraver la culpabilité morale d’un délinquant, il ne s’ensuit pas que celui qui utilise son vrai nom avec un enfant commet un acte moins grave. On peut même aller plus loin : si un prédateur table sur sa vraie identité pour mieux manipuler un enfant, ce fait peut même être un facteur aggravant.

[93]        S’il est facile de cacher son identité sur Internet, l’anonymat n’est certes pas de l’essence du comportement que le législateur cherche à sanctionner à l’article 172.1 C.cr. On peut certainement gagner la confiance d’un enfant vulnérable en mentant sur son identité, mais on peut le faire aussi en exploitant un lien de confiance déjà établi[33]. Dans un cas comme dans l’autre, on cherche, par un moyen technologique, à « manipuler psychologiquement » une jeune personne vulnérable à des fins sexuelles[34].

[94]        Dire que ce facteur est neutre, ou encore pis, que la connaissance est un facteur atténuant, n’est pas une simple erreur de pondération des faits pertinents. À mon avis, cela reflète une méprise quant à l’objectif de la loi. C’est la manipulation de l’enfant à travers le moyen de communication que le législateur veut réprimer, avec ou sans l’utilisation d’un faux profil[35].

[95]        En fait, la jurisprudence regorge d’exemples où la confiance établie – entre victime et professeur, ou victime et entraîneur, ou victime et ministre du culte, ou victime et proche parent – est renforcée par les contacts par voie d’ordinateur, ceux-ci permettant au prédateur d’exploiter un tel lien, « de confidence en confidence », et où le « grooming for sex » se fait par leurre[36]. Je reconnais que l’intimé, ici, n’était pas dans une relation formelle d’autorité à l’égard de l’enfant mais, selon la détermination factuelle du juge, il profitait de son image paternelle auprès de sa victime pour susciter l’expression de confidences à caractère sexuel de sa part.

[96]        Loin d’atténuer la gravité du crime, la connaissance a facilité l’infraction et est venue, après coup, rendre le comportement de l’intimé plus blâmable encore.

[97]        Avant de mesurer l’impact qu’a eu cette erreur sur la peine imposée, j’estime utile de traiter du deuxième argument à l’appui du moyen portant sur le quantum.