Procureur général du Canada c. Manoukian, 2020 QCCA 1486

La faute du policier peut découler du défaut de se renseigner suffisamment, du fait de s’appuyer sur de simples soupçons pour faire arrêter une personne ou encore, de sa décision d’écarter sans raison valable des éléments de preuve favorables au suspect avant de se porter dénonciateur.

[66] Avant d’étudier ces moyens, je propose de résumer les règles de droit applicables en la matière. La Cour suprême s’est récemment penchée sur la responsabilité civile des policiers en droit civil québécois dans l’affaire Kosoian[7] :

[39] Les policiers sont conséquemment astreints, dans l’exercice de ces pouvoirs, à des règles de conduite exigeantes visant à prévenir l’arbitraire et les restrictions injustifiées aux droits et libertés. Lorsqu’un policier s’écarte de ces règles, il est susceptible d’engager sa responsabilité civile. Il ne bénéficie à cet égard d’aucune immunité de droit public.

[40] En droit québécois, comme tout autre justiciable, le policier est tenu responsable civilement du préjudice qu’il cause à autrui par une faute, conformément à l’art. 1457 du Code civil du Québec (« C.c.Q »). Son employeur est pour sa part tenu de réparer le préjudice dans la mesure où la faute du policier a été commise dans l’exécution de ses fonctions, suivant les articles 1463 et 1464 C.c.Q. En somme, il n’existe aucun régime d’exception applicable aux forces policières.

[41] Pour déterminer si un policier doit être tenu responsable civilement, il faut se reporter aux conditions cumulatives prescrites à l’article 1457 C.c.Q. […]

[45] Il est bien établi que la conduite policière doit être évaluée selon le critère du policier normalement prudent, diligent et compétent placé dans les mêmes circonstances. Les professeurs Baudouin et Fabien expliquent en ces termes la démarche d’un tribunal appelé à se prononcer sur la faute reprochée à un policier :

Le tribunal appelé à juger la conduite du policier doit tout d’abord apprécier les faits in abstracto, par référence au standard idéal et abstrait du policier d’une prudence, diligence et compétence normales. Ce standard n’est pas nécessairement la résultante d’une observation du comportement moyen observé chez les collègues de travail du policier sous examen. En déterminant ce standard, le tribunal peut tenir compte de données empiriques. II n’est cependant pas lié par elles et peut projeter dans ce standard l’idée qu’il se fait de ce qui lui paraît socialement souhaitable. Le « bon père de famille » du Code civil n’est pas une donnée sociologique mais une créature normative.

Le standard de conduite appliqué au policier, pour déterminer s’il a commis une faute, n’en est pas un d’excellence. Il s’agit d’un standard moyen, qui n’est ni le meilleur, ni le plus médiocre.

Il est important ensuite de bien situer le « policier-étalon » dans les mêmes circonstances externes que celles du policier dont on évalue la conduite. Il faut tenir compte des circonstances de lieu : température, visibilité, urgence, etc. et des circonstances de temps.

[46] Ce critère du policier raisonnable reconnaît le caractère largement discrétionnaire du travail policier. À cet égard, les observations de la Cour dans l’arrêt Hill, à propos du délit d’enquête menée de façon négligente, sont pour l’essentiel transposables en droit civil québécois :

Dans l’exercice de ses fonctions à la fois importantes et périlleuses, le policier exerce son pouvoir discrétionnaire et son jugement professionnel selon les normes et les pratiques établies à l’égard de sa profession et il le fait dans le respect des normes élevées de professionnalisme exigé à bon droit par la société.

***

La norme ne commande pas une démarche parfaite, ni même optimale, lorsqu’on considère celle-ci avec le recul. La norme est celle du policier raisonnable au regard de la situation — urgence, données insuffisantes, etc. — au moment de la décision. Le droit de la négligence n’exige pas des professionnels qu’ils soient parfaits ni qu’ils obtiennent les résultats escomptés. [Référence omise; par. 52 et 73.]

[Références omises; Je souligne]

[67] Le rôle du policier enquêteur consiste donc à recueillir la preuve et à la soupeser en fonction des normes et pratiques établies à l’égard de sa profession[8]. Conséquemment, « [l]es policiers doivent évaluer tant les éléments inculpatoires que disculpatoires, les pondérer et rester objectifs quant aux conclusions de leur enquête pour identifier l’existence de motifs raisonnables et probables »[9] de croire qu’une infraction a été commise. En effet, « [q]uand un policier décide de donner suite à une plainte et de signer une dénonciation, il doit s’appuyer sur des motifs raisonnables » de le faire[10]. Le policier n’est cependant pas tenu de se prononcer sur la culpabilité ou sur l’innocence du suspect[11] ni d’être convaincu que la culpabilité de ce dernier puisse être démontrée hors de tout doute raisonnable[12].

[68] La faute du policier peut découler du défaut de se renseigner suffisamment, du fait de s’appuyer sur de simples soupçons pour faire arrêter une personne ou encore, de sa décision d’écarter sans raison valable des éléments de preuve favorables au suspect avant de se porter dénonciateur[13]. Cela étant, le policier n’est pas tenu d’épuiser toutes les avenues possibles. Tout dépend des circonstances propres à chaque cas. Ainsi, selon les circonstances, le policier n’a pas nécessairement l’obligation de prendre la version de tous les témoins potentiels, d’obtenir la version du suspect ou, autrement, d’écarter tous les moyens de défense possibles avant de procéder à l’arrestation[14]. La conduite du policier s’évalue au moment des évènements, au cas par cas, selon les données connues lorsqu’il a pris sa décision[15].

L’obligation du policier d’apprécier la crédibilité d’un témoin et la fiabilité de ses déclarations dépend des circonstances de l’enquête. Dans chaque cas, il s’agit de décider ce que ferait un policier normalement prudent, diligent et compétent placé dans les mêmes circonstances en fonction de la preuve et de l’information recueillies.

[70] L’obligation du policier d’apprécier la crédibilité d’un témoin et la fiabilité de ses déclarations dépend des circonstances de l’enquête. Dans chaque cas, il s’agit de décider ce que ferait un policier normalement prudent, diligent et compétent placé dans les mêmes circonstances en fonction de la preuve et de l’information recueillies.

[71] L’affirmation des appelants selon laquelle un policier n’est « jamais » tenu de vérifier la crédibilité des témoins doit être rejetée. Cette obligation fait partie de toute enquête sérieuse. Les policiers ne sont certes pas tenus d’évaluer la preuve en tenant compte du fardeau applicable en matière criminelle. Les policiers sont toutefois tenus, avant de clore une enquête et de recommander le dépôt d’accusations, de posséder des motifs raisonnables et probables de croire qu’une infraction a été commise. Conséquemment, ils doivent se former une opinion au sujet de la preuve recueillie pour vérifier si celle-ci leur permet de croire à l’existence de motifs raisonnables et probables que l’infraction a été commise. Cela implique nécessairement de soupeser la preuve, d’évaluer tant les éléments inculpatoires que disculpatoires et de les pondérer.

Les attentes envers les policiers demeurent élevées. En cas d’incertitude quant au droit en vigueur, il leur incombe d’effectuer les vérifications raisonnables dans les circonstances, par exemple en suspendant leurs activités afin de consulter un procureur ou encore de relire les dispositions pertinentes et la documentation accessible.

[86] Pour conclure à l’existence de motifs raisonnables et probables de croire à la commission d’une infraction, il est nécessaire d’en connaître les éléments constitutifs.

[87] Lorsque les gendarmes ont fait leur évaluation, les articles visés n’avaient pas encore fait l’objet d’une interprétation jurisprudentielle. Ceux-ci devaient donc faire leur travail en considérant le texte de loi applicable. Selon l’article 279.01 C.cr., l’accusé doit avoir posé certains gestes : « Quiconque recrute, transporte, transfère, reçoit, détient, cache, ou héberge une personne, ou exerce un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une personne » et il doit présenter un état d’esprit : « en vue de l’exploiter ou de faciliter son exploitation ».

[88] L’article 279.04 C.cr. définit l’exploitation dont traitent les articles 279.01 à 279.03 C.cr. Il y a exploitation (1) lorsqu’une personne en amène une autre à travailler ou à offrir de travailler (2) par des agissements dont il est raisonnable de s’attendre […] à ce qu’ils lui fassent croire qu’un refus de sa part mettrait en danger sa sécurité […].

[89] Or, tel qu’il appert du paragraphe 176 du jugement de première instance, les gendarmes ont donné au terme « exploitation » un sens large sans tenir compte de la définition de l’article 279.04 C.cr.

[90] À mon avis, un policier normalement prudent, diligent et compétent, placé dans les mêmes circonstances, aurait lu ces dispositions, conclu qu’elles sont interdépendantes et appliqué la définition énoncée à l’article 279.04 C.cr. J’ajoute que, si après avoir lu cette définition, les gendarmes avaient entretenu un doute au sujet de l’interprétation du terme « exploitation », ils devaient consulter leurs supérieurs, d’autant plus qu’il s’agissait alors de nouvelles dispositions du Code criminel. Dans Kosoian, la juge Coté, s’exprimant pour une Cour unanime, note d’ailleurs qu’en cas d’incertitude de la part du policier quant au droit en vigueur, il lui incombe d’effectuer les vérifications raisonnables :

[63] Cela dit, les attentes envers les policiers demeurent élevées. En cas d’incertitude quant au droit en vigueur, il leur incombe d’effectuer les vérifications raisonnables dans les circonstances, par exemple en suspendant leurs activités afin de consulter un procureur ou encore de relire les dispositions pertinentes et la documentation accessible. En principe, une erreur sera jugée moins sévèrement si elle survient au cours d’une intervention d’urgence, ou dans une situation mettant en jeu la sécurité du public, plutôt que dans le cadre d’une opération savamment planifiée ou encore dans l’application routinière d’un règlement. En d’autres termes, à moins que les circonstances n’exigent une intervention immédiate, il ne convient pas d’agir d’abord, puis de vérifier ensuite. Je précise que — même dans une situation d’urgence — le fait qu’un comportement paraisse dangereux au policier ne lui permet pas de présumer l’existence d’une infraction (voir Baudouin et Fabien, p. 423-424).[17]

[Je souligne]

Un communiqué de presse ou une conférence de presse pour informer le public du dépôt d’accusations criminelles ne doit pas avoir pour objet de faire le procès des accusés dans les médias. Faut-il le rappeler, les policiers recueillent la preuve aux fins d’un procès devant une cour de justice et non devant les médias. Si, malgré cette mise en garde, les policiers décident néanmoins d’étaler devant les médias la preuve recueillie, ils peuvent être tenus civilement responsables s’ils commettent une faute en divulguant notamment des propos erronés ou encore, comme dans le présent cas, des propos mensongers.

[95] Dans leur mémoire d’appel, les appelants écrivent que les propos tenus par les agents de la GRC lors de la conférence de presse et dans le communiqué publié sur le site Internet peuvent manquer de subtilité, mais ils insistent sur le fait que leur obligation n’en était pas une de perfection. Selon eux, ils étaient justifiés d’avoir recours à ces véhicules d’information pour expliquer au public le phénomène de la traite de personnes visé par de nouvelles dispositions du Code criminel.

[96] Voici le communiqué publié sur le site Web de la GRC, tel que reproduit dans le jugement de première instance[19] :

[260] Pour évaluer les arguments de la PGC, il convient ici de reproduire le communiqué intitulé « La GRC arrête deux présumés trafiquants d’êtres humains » :

Nichan Manoukian et sa conjointe, Manoudshag Saryboyajian, propriétaires de la résidence où aurait été exploitée la présumée victime, font face à des accusations de traite de personnes d’en avoir tiré un avantage matériel et de rétention de documents de voyage ou d’identité. Ces accusations en matière de traite des personnes sont une première au Canada à l’échelle internationale.

L’enquête a débuté à la suite de renseignements parvenus au Service de protection des citoyens de Laval voulant qu’une jeune Éthiopienne travaillait comme aide familiale dans une résidence. Cette jeune femme aurait par la suite confirmé, par l’entremise d’une tierce personne, que ses employeurs l’obligeaient à travailler sans arrêt, qu’elle n’avait pas accès à ses papiers d’identité, qu’on ne la laissait pas quitter la résidence seule et qu’il lui était interdit d’utiliser le téléphone. Ses employeurs, qui auraient eu recours à la menace pour l’intimider, lui auraient fait comprendre à plusieurs reprises que si elle parlait de sa situation, les autorités canadiennes la retourneraient dans son pays.

Les enquêteurs de la GRC, en collaboration avec la Section immigration de la Division du renseignement de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), ont démontré que Nichan Manoukian avait effectué une demande de visa de résident temporaire à titre de visiteur pour la jeune femme en 2004. Les demandes de prolongation du visa avaient toutefois été refusées. La jeune femme se trouvait donc dans une situation d’illégalité au Canada. À la suite d’autres preuves recueillies, des accusations ont pu être déposées contre les deux présumés trafiquants d’êtres humains.

Une forme de criminalité croissante

Pour combattre ce type de crime, la GRC travaille étroitement avec l’ASFC et les différents corps policiers. La traite des personnes est une forme de criminalité qui connaît une croissance rapide. Le crime organisé en matière d’immigration comporte deux aspects : le passage d’illégaux et la traite des personnes avec l’intention d’exploiter les victimes. Les migrants clandestins sont généralement libres lorsqu’ils arrivent à destination, tandis que les victimes de la traite des personnes deviennent captives comme dans ce cas-ci.

Du recrutement à l’exploitation des victimes

La traite des personnes repose sur trois étapes : le recrutement, le déplacement puis l’exploitation; elle revêt quatre formes : l’exploitation sexuelle, le travail forcé, l’exploitation des enfants et le prélèvement d’organes.

[Soulignements du Tribunal]

[97] Je note d’abord que le communiqué de presse (et cela est aussi vrai pour la conférence de presse) ne se limite pas à informer la population au sujet du dépôt des accusations contre les Manoukian, à expliquer la nature de celles-ci ou à donner des informations de nature administrative sur leur enquête. De fait, le communiqué de presse et la conférence de presse portent sur la preuve prétendument recueillie lors de l’enquête policière, une preuve qui était manifestement fausse.

[98] Un communiqué de presse ou une conférence de presse pour informer le public du dépôt d’accusations criminelles ne doit pas avoir pour objet de faire le procès des accusés dans les médias. Faut-il le rappeler, les policiers recueillent la preuve aux fins d’un procès devant une cour de justice et non devant les médias. Si, malgré cette mise en garde, les policiers décident néanmoins d’étaler devant les médias la preuve recueillie, ils peuvent être tenus civilement responsables s’ils commettent une faute en divulguant notamment des propos erronés ou encore, comme dans le présent cas, des propos mensongers.