R. c. Aouidat, 2019 QCCM 14

Le défendeur subit son procès à l’égard d’une infraction d’avoir eu la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur alors que ses capacités étaient affaiblies par l’alcool et que son taux d’alcoolémie dépassait la limite permise par la loi, commettant ainsi les infractions punissables sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire prévues aux articles 253(1) a) et b) et 255(1) du Code criminel.

La présomption édictée à l’article 258 du Code criminel trouve donc application, de sorte que la principale question qui se pose en l’espèce est celle de déterminer si le défendeur a présenté une preuve établissant qu’il n’occupait pas cette place dans le but de mettre le véhicule en marche.

 

B)      LA GARDE ET CONTRÔLE

[83]   En l’espèce, la preuve non contredite démontre qu’à l’arrivée des policiers à 4 h 37, le défendeur occupe la place du conducteur et que son taux d’alcoolémie dépasse la limite permise par la loi. Ainsi, tel que mentionné précédemment, la présomption de l’article 258(1) a) du Code crimineltrouve application.

[84]   Il s’agit donc de déterminer si le défendeur a repoussé cette présomption.

[85]   La Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Boudreault[12] énonce les éléments essentiels de l’infraction de garde ou contrôle comme suit :

(1) une conduite intentionnelle à l’égard du véhicule; (2) par une personne dont la capacité de conduire est affaiblie ou dont l’alcoolémie dépasse la limite légale; (3) dans des circonstances entraînant un risque réaliste, et non une infime possibilité, de danger pour autrui ou pour un bien.

[86]   Ainsi, bien que l’intention de mettre le véhicule en mouvement ne soit pas un élément essentiel de l’infraction, lorsque la présomption s’applique, il incombe au défendeur de convaincre le Tribunal qu’il n’avait pas l’intention de mettre le véhicule en mouvement[13].

[87]   Le risque de danger doit être réaliste, pas seulement possible en théorie. Il n’a pas à être probable, ni même sérieux ou considérable[14].

[88]   L’existence d’un risque réaliste est une question de fait[15].

[89]   Ainsi, selon la Cour suprême :

[42]      En l’absence d’une intention concomitante de conduire, il peut survenir un risque réaliste de danger d’au moins trois façons. D’abord, une personne ivre qui, initialement, n’a pas l’intention de conduire peut, ultérieurement, alors qu’elle est encore intoxiquée, changer d’idée et prendre le volant. Ensuite, une personne ivre assise à la place du conducteur peut, involontairement, mettre le véhicule en mouvement. Enfin, par suite de négligence ou d’un manque de jugement ou autrement, un véhicule stationnaire ou qui n’est pas en état de fonctionner peut mettre des personnes ou des biens en danger.

(…)

[48]      (…) Pour éviter d’être déclaré coupable, l’accusé devra faire face, sur le plan tactique, à la nécessité de présenter des éléments de preuve crédibles et fiables tendant à prouver qu’il n’y avait pas de risque réaliste de danger dans les circonstances particulières de la cause.

(…)

[50]      L’existence ou non d’un risque réaliste de danger est une conclusion de fait : voir R. c. Lockerby, 1999 NSCA 122 (CanLII), 180 N.S.R. (2d) 115, par. 13; Smits, par. 61.  Pour être en mesure de se prononcer à cet égard, le juge du procès doit examiner tous les éléments de preuve pertinents et peut tenir compte de divers facteurs : voir, p. ex., R. c. Szymanski (2009), 2009 CanLII 45328 (ON SC), 88 M.V.R. (5 th) 182 (C.S.J. Ont.), par. 93 (le juge Durno); R. c. Ross, 2007 ONCJ 59 (CanLII), 44 M.V.R. (5 th) 275, par. 14 (le juge Duncan).

[51]      Un des facteurs particulièrement pertinents en l’espèce tient à ce que l’accusé avait pris soin d’établir ce que certains tribunaux ont appelé un « plan bien arrêté » pour assurer son retour sécuritaire chez lui.

[52]      L’incidence d’un « plan bien arrêté » de ce type sur l’évaluation par la cour du risque de danger dépend de deux considérations. D’abord, le plan était‑il objectivement concret et fiable? Ensuite, allait‑il effectivement être suivi par l’accusé? Il se peut que l’état d’ébriété de l’accusé, son comportement ou ses actions démontrent l’existence d’un risque réaliste que le plan, qui semblait par ailleurs infaillible, allait être abandonné avant même d’être mis à exécution. Si son jugement était affaibli par l’alcool, on ne peut tenir pour acquis à la légère que les actions de la personne ivre, lorsqu’elle était derrière le volant, allaient concorder avec ses intentions ni à ce moment‑là ni ultérieurement.

[90]   En l’espèce, le défendeur prétend qu’à l’arrivée des policiers, il attendait son ami Joseph, qui venait le chercher pour le ramener à la maison et que dans ces circonstances, il n’occupait pas la place du conducteur dans le but de mettre le véhicule en marche. Ainsi, l’avocat de la défense plaide que son client avait un « plan bien arrêté » pour assurer un retour sécuritaire chez lui au sens de l’arrêt Boudreault et qu’il n’existait aucun risque réaliste de danger pour autrui ou pour un bien.

[91]   La question de l’existence ou non d’un plan bien arrêté repose sur la crédibilité de la défense.

[92]   Dans la présente affaire, le Tribunal conclut que la défense a fait la preuve d’un plan objectivement réaliste, concret et fiable, d’un retour sécuritaire à la maison.

[93]   En effet, le témoignage du défendeur à cet égard est crédible, en plus d’être corroboré par celui de son ami Joseph. À cela s’ajoutent les messages textes, lesquels constituent une preuve matérielle éloquente du plan, mais également la mise à exécution de ce plan, puisque Joseph s’est rendu sur les lieux pour chercher le défendeur.

[94]   Joseph, qui travaille à titre d’inspecteur agricole, confirme avoir l’habitude de se coucher au petit matin et faire l’analyse de photos sur son ordinateur, ce qui explique que le défendeur l’ait contacté malgré l’heure tardive la nuit de l’événement.

[95]   La poursuite plaide que la crédibilité des deux témoins est entachée par le fait que le trajet qu’ils ont tous deux évoqué pour se rendre chez le défendeur serait impossible.

[96]   Plus précisément, elle allègue qu’il est impossible d’emprunter la rue Papineau vers le nord sans interruption jusqu’au boulevard Henri-Bourassa puisqu’à la hauteur de la rue Logan, il faut soit tourner à droite pour prendre la bretelle menant sur le pont Jacques-Cartier, soit tourner à gauche pour circuler vers l’ouest. Ainsi, selon elle, comme il s’agit d’un élément central de la défense et que ce scénario est impossible, il y a lieu de rejeter en bloc les deux témoignages.

[97]   L’avocat de la défense plaide quant à lui que le défendeur et son témoin ont simplement utilisé cette manière de s’exprimer puisque la rue Papineau permet de circuler de la rue Sainte-Catherine au boulevard Henri-Bourassa sur presque toute sa longueur.

[98]   La connaissance judiciaire de la carte géographique d’un lieu n’est pas contestée : voir Ville de Baie-Comeau c. D’Astous[16]. Il est ainsi permis au Tribunal de confirmer la description géographique des lieux présentée par l’avocat de la poursuite.

[99]   Cependant, de l’avis du Tribunal, cet état de fait ne suffit pas pour rejeter les versions des témoins de la défense, puisque ni le défendeur ni Joseph n’ont été contre-interrogés à cet égard, de sorte qu’ils n’ont pas eu l’opportunité de s’expliquer. En effet, ce n’est qu’au cours de sa plaidoirie que l’avocat de la poursuite a soulevé cette question.

[100] Or, si la poursuite entendait utiliser cet élément pour miner la crédibilité des témoins, elle se devait de leur donner une opportunité de s’expliquer afin de préserver l’équité du procès. Ceci n’ayant pas été fait, conclure comme elle le demande porterait atteinte à ce principe : Browne c. Dunn[17], réitéré récemment dans Chandroo c. La Reine[18].

[101] En l’espèce, l’avocat de la poursuite, plutôt que d’attirer l’attention des témoins sur ce fait en leur posant des questions lors du contre-interrogatoire, a agi comme s’il acceptait ces éléments comme étant incontestables. Cette façon de faire est inéquitable pour les témoins, alors qu’il leur est impossible de s’expliquer une fois les plaidoiries entamées, ce qu’ils auraient peut-être pu faire si des questions leur avaient été posées.

[102] Dans ces circonstances, le Tribunal ne peut rejeter leurs témoignages pour ce motif, encore moins s’il s’agit d’un élément déterminant de leur témoignage.

[103] Par ailleurs, après avoir réécouté l’enregistrement, le Tribunal note que le défendeur ne décrit pas l’itinéraire de la manière dont le rapporte l’avocat de la poursuite. En effet, il justifie plutôt la non-nécessité de consulter son GPS pour retourner chez lui par le fait qu’il connaît bien le centre-ville puisqu’il habite Montréal depuis 20 ans.

[104] Quant au témoignage de Joseph, celui-ci est crédible et rien ne permet de le rejeter. Le contre-interrogatoire n’a fait ressortir aucune contradiction ni aucune invraisemblance pouvant affecter sa crédibilité. Comme le soulève l’avocat de la défense, le fait qu’il ait dit avoir emprunté la rue Papineau de la rue Sainte-Catherine au boulevard Henri-Bourassa peut être une manière de s’exprimer puisque la configuration géographique des lieux permet de constater qu’il est possible de faire ce trajet sur presque toute la longueur de la rue Papineau.

[105] L’avocat de la poursuite évoque le fait que le défendeur n’avait pas de plan véritable de demander à Joseph de venir le chercher puisque, selon sa version, sa décision à cet effet fut prise dans le bar et qu’il ne fit aucune démarche concrète pour mettre son plan en œuvre dès ce moment-là.

[106] Devant l’ensemble de la preuve présentée, cet élément a peu de poids.

[107] En effet, quant à l’existence du plan lui-même, celle-ci est établie, car même en mettant de côté la version du défendeur, le Tribunal ne peut ignorer le témoignage de Joseph. Or, celui-ci suffit à conclure à l’existence d’un plan réaliste. À cela s’ajoute en outre la preuve matérielle constituée des messages textes.

[108] Le Tribunal n’entretient donc aucun doute tant sur la mise en place du plan que sur son exécution.

[109] Reste à déterminer si, malgré ce plan, un risque réaliste de danger pour autrui ou pour un bien subsistait à l’arrivée des policiers.

[110]  Plus spécifiquement, la question à savoir si le défendeur avait changé d’idée et donc abandonné son plan avant l’arrivée de Joseph se pose. La poursuite invoque à cet égard les nombreux changements de plans survenus tout au long de la soirée, ce qui démontre le manque de fiabilité du plan.

[111] Le défendeur soutient n’avoir jamais abandonné son plan et qu’il n’entendait pas retourner chez lui au volant de son véhicule puisqu’il attendait que Joseph arrive sur les lieux pour le ramener chez lui.

[112]  La question de l’abandon du plan mérite réflexion puisque le défendeur, téléphone en main, admet avoir déclaré aux policiers qu’il « regardait » son chemin pour aller à la maison et qu’il revenait d’une fête chez des amis et qu’il avait bu de l’alcool. Or, comme le souligne la Cour suprême du Canada dans Boudreault, il ne faut pas prendre les actions d’une personne ivre à la légère. Il importe donc d’évaluer la force probante de ces déclarations.

[113] Le défendeur explique avoir menti aux policiers, car il a cru que c’était la meilleure façon de se débarrasser d’eux rapidement.

[114] Pourtant, s’il savait qu’il était dans le pétrin puisqu’il était au volant de son véhicule alors qu’il avait trop bu, il aurait eu avantage à déclarer sur-le-champ qu’il attendait son ami Joseph, d’autant plus qu’il avait en main la preuve de son plan.

[115] De plus, il a témoigné qu’au moment des événements, il ignorait que le fait d’être assis à la place du conducteur sans conduire était un acte criminel. Dans ce cas, raison de plus pour tout de suite aviser les policiers de son plan.

[116] Le défendeur a témoigné avoir informé les policiers de son plan, mais seulement une fois rendu au poste de police. Ceux-ci, cependant, ne se rappellent pas de cette déclaration.

[117] Une chose est certaine, c’est que si c’était le cas, il aurait été facile pour les policiers de valider ses dires puisqu’ils avaient saisi son téléphone. L’auraient-ils fait? Tout cela demeure hypothétique.

[118] Les explications du défendeur pour justifier la déclaration qu’il a faite aux policiers, selon laquelle il regardait son chemin pour aller chez lui, sont incompatibles avec le but recherché.

[119] Par ailleurs, on peut se demander quel était l’intérêt du défendeur de prétendre qu’il revenait d’une fête chez des amis plutôt que d’avouer qu’il était allé dans un bar avec un ami, puisque dans les deux cas il reconnaissait avoir bu.

[120] Le Tribunal estime que dans le contexte où le jugement du défendeur est susceptible d’être perturbé par l’alcool, il doit faire preuve de prudence avant d’accorder une valeur probante à ces déclarations et qu’il doit examiner le tout à la lumière de toute la preuve.

[121]  Sgt Brown témoigne que le défendeur était en train de consulter son téléphone au moment de son intervention à 4 h 37, mais il ne peut confirmer qu’il était alors sur le GPS.

[122]  Or, le défendeur venait tout juste de terminer ses échanges avec Joseph (4 h 36) et la teneur de ses messages textes démontre que malgré son état d’ébriété, non seulement il est alors conscient qu’il ne doit pas prendre le volant, mais il se fait insistant auprès de Joseph pour qu’il vienne le chercher et lui en est reconnaissant.

[123]  Au cours de son témoignage, le défendeur a admis qu’il n’était pas en état de conduire et donc qu’il avait les facultés affaiblies par l’alcool. Toutefois, la preuve des symptômes d’ébriété observables telle que décrite par Sgt Brown se limite à des yeux rouges et une faible odeur d’alcool. S’il est vrai que les taux d’alcoolémie sont élevés, il n’appartient pas au Tribunal de tirer des inférences quant à l’ampleur de l’affaiblissement des facultés du défendeur. Ainsi, même si la preuve de capacités affaiblies est établie hors de tout doute raisonnable, l’acharnement qu’il met à convaincre Joseph de venir le chercher démontre que le défendeur n’était pas ivre au point de ne pas être conscient des conséquences possibles de ses actes, ce qui est compatible avec les symptômes d’ébriété observés par les agents.

[124] À l’inverse, ces éléments sont incompatibles avec la déclaration selon laquelle il regarde son chemin pour retourner chez lui et la conclusion qu’il a changé son plan dans la minute qui a suivi, et, par surcroît, sans même en informer Joseph, son ami de longue date qui est comme un frère pour lui.

[125] À cela s’ajoute le fait que le défendeur connaît bien la ville, où il réside depuis 20 ans, ce qui milite en faveur de sa version selon laquelle il n’était pas sur le GPS de son téléphone à l’arrivée des agents et que s’il avait décidé de conduire pour retourner chez lui, il n’aurait pas eu besoin de consulter son GPS.

[126] De plus, à l’arrivée des policiers, le moteur et les accessoires du véhicule sont toujours éteints et le défendeur ne porte pas la ceinture de sécurité.

[127] De l’avis du Tribunal, tous ces éléments sont suffisamment crédibles et fiables pour permettre de conclure que le défendeur, malgré son état d’intoxication, s’en tenait toujours à son plan à l’arrivée des policiers et dans le contexte de l’affaire, il n’y a pas lieu de tenir pour véridiques les déclarations qu’il leur a faites.

[128] Le Tribunal conclut que l’abandon du plan avant l’arrivée de Joseph demeure une possibilité théorique, sans plus.

[129] L’avocat de la poursuite demande de considérer les nombreux changements de plans du défendeur au cours de la soirée.

[130] Or, ces changements de plans résultent des demandes de son ami, lequel est déprimé ce jour-là. En effet, c’est lui qui invite d’abord le défendeur pour aller prendre un café, mais qui lui propose plutôt d’aller manger, puis c’est également lui qui lui suggère d’aller prendre un verre dans un bar avant de le conduire chez lui. Il appert ainsi que le défendeur s’adapte à l’état d’esprit de son ami. Le seul moment où le défendeur initie un changement de plan, c’est lorsqu’il décide de rester plus longtemps au bar et de ne pas conduire ultérieurement.

[131] Étant donné ce qui précède, le Tribunal conclut que le défendeur a repoussé la présomption.

[132] D’autre part, le Tribunal conclut qu’il n’y avait aucun risque réaliste que le défendeur mette le véhicule en mouvement de manière involontaire. En effet, bien que le véhicule puisse démarrer sans l’aide de la clé, par le biais du bouton-poussoir, il est quand même nécessaire d’appuyer sur le frein simultanément. Ainsi, il est peu vraisemblable que ceci ait pu se faire par l’inadvertance d’une personne, en état d’ébriété ou non, puisque ces deux actions nécessitent une certaine pression en plus de devoir être simultanées. Il en va de même pour démarrer le véhicule à l’aide de la clé, puisque l’action d’insérer la clé dans l’ignition et de la tourner est tout de même requise.

[133] Enfin, rien dans la preuve ne permet non plus de conclure que le véhicule du défendeur, qui était en bon état de fonctionnement, mais stationnaire, pouvait constituer un danger. Le moteur n’était pas en marche et le véhicule n’était pas stationné dans une pente. Aucun élément de preuve n’a été présenté à l’égard d’un quelconque danger potentiel que pouvait représenter le véhicule en soi.

[134] Pour tous ces motifs, le Tribunal conclut que la preuve de l’existence d’un risque réaliste de danger pour autrui ou pour un bien n’a pas été faite hors de tout doute raisonnable.

[135] Le défendeur est donc acquitté des infractions de garde ou contrôle qui lui sont reprochées.