C’est la proportionnalité des peines qui est le facteur essentiel au maintien de la confiance du public en l’administration de la justice.
[36] Il ne fait aucun doute que la violence familiale fait partie des maux sociaux insidieux, persistants et impliquent la victimisation de personnes vulnérables. Puisque la juge fait référence à l’arrêt Guerrero Silva, je rappelle que cette Cour y a réaffirmé avec raison que ce type de criminalité est « un facteur aggravant à toute infraction criminelle [et] doit recevoir une réponse conséquente de la part des tribunaux » : R. c. Guerrero Silva, 2015 QCCA 1334, par. 61. Sont alors citées des affaires remontant à 2005, 20 ans maintenant, et la jurisprudence récente maintient le cap : voir notamment R. c. Davidson, 2021 QCCA 545, par. 32; R. c. Laguerre, 2021 QCCA 1537. La Cour y rappelle également l’arrêt R. c. Laurendeau, 2007 QCCA 1593, et que l’objectif de dénonciation et la réponse du système de justice face au crime perpétré dans un contexte familial participent à la confiance du public : Guerrero Silva, par. 72. Il demeure que c’est la proportionnalité des peines qui est le facteur essentiel au maintien de cette confiance : R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23, par. 50.
[37] Cela dit, l’expérience québécoise ne démontre pas que la réponse judiciaire façonnée par la Cour est inadéquate en la matière. Plus particulièrement, aussi imparfait en soi que puisse être l’exercice d’harmonisation des peines et, à cet égard, on relira le paragraphe 63 de l’arrêt R. c. Roy, 2010 QCCA 16, les efforts déployés dans cet arrêt pour y parvenir sont corrects et ne demandent pas d’être revus.
Les juges sont toujours affectés par les drames humains causés par la criminalité et particulièrement par les violences familiales et sexuelles. Une fois cela dit, les tribunaux doivent recentrer leur rôle. La justice est un équilibre. Il doit être recherché et les tribunaux existent pour cette raison.
[38] Pour les juges de toute juridiction, confrontés aux crimes de tout acabit, certains drames familiaux choquent plus que d’autres, mais tous choquent toujours. Des mots forts sont parfois employés. Le crime en général, la violence familiale en particulier, et sa persistance secouent notre indignation collective et individuelle. Les juges sont toujours affectés par les drames humains causés par la criminalité et particulièrement par les violences familiales et sexuelles. Une fois cela dit, les tribunaux doivent recentrer leur rôle. La justice est un équilibre. Il doit être recherché et les tribunaux existent pour cette raison. « Seul l’équilibre mène à une peine juste » : R. c. Harbour, 2017 QCCA 204, par. 84.
Les tribunaux ne sont avant tout qu’un maillon de la chaîne des interventions destinées à protéger la société.
[40] Le rôle attribué aux tribunaux par le législateur, expliqué dans la partie XXIII du Code criminel adoptée en 1995, est repris à l’article 718. Il précise que « le prononcé des peines a pour objectif essentiel de protéger la société et de contribuer, parallèlement à d’autres initiatives de prévention du crime, au respect de la loi et au maintien d’une société juste, paisible et sûre par l’infliction de sanctions justes visant un ou plusieurs des objectifs » pénologiques connus : R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6 (CanLII), [2010] 1 R.C.S. 206, par. 39 (je souligne).
[41] Ainsi, il est douteux que le rôle des tribunaux soit d’éradiquer quelque comportement criminel que ce soit, comme le suggère la juge de la peine à deux reprises dans sa décision. En l’espèce, dans son raisonnement sur la détermination de la peine, elle leur attribue ce rôle. Tel n’est pas le cas. Fixer un objectif irréaliste et inatteignable ne peut que miner la confiance du public dans l’administration de la justice. Il faut rappeler que les tribunaux ne sont avant tout qu’un maillon de la chaîne des interventions destinées à protéger la société. Encore une fois, ceux-ci participent, parallèlement à d’autres initiatives de prévention du crime, à maintenir une société juste, paisible et sûre. Leur rôle, s’il faut l’identifier, est l’infliction de sanctions justes.
[42] Dans ses motifs concordants de l’arrêt Parranto, le juge Rowe rappelle que « [l]e juge chargé de déterminer la peine doit trancher une question profondément contextuelle : «… Pour cette infraction, commise par ce délinquant, ayant causé du tort à cette victime, dans cettecommunauté, quelle est la sanction appropriée au regard du Code criminel? » (R. c. Gladue, 1999 CanLII 679 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 688, par. 80 (souligné dans l’original)) » : R. c. Parranto, 2021 CSC 46, par. 113.
[43] Il s’agit d’un exercice difficile, exigeant, individualisé, qui doit tenir compte de toutes les circonstances : R. c. M.(C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 92; R. c. Suter, 2018 CSC 34 (CanLII), [2018] 2 R.C.S. 496; R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23, par. 49.
L’erreur de la juge de la peine est d’avoir déterminé celle-ci en plaçant au premier plan l’éradication du crime et en donnant ainsi à la peine un objectif étranger à sa mission intrinsèque qui est de déterminer une réponse juste et individualisée au crime et au délinquant fondée sur le principe de la proportionnalité
[47] À mon avis, l’erreur de la juge de la peine est d’avoir déterminé celle-ci en plaçant au premier plan l’éradication du crime et en donnant ainsi à la peine un objectif étranger à sa mission intrinsèque qui est de déterminer une réponse juste et individualisée au crime et au délinquant fondée sur le principe de la proportionnalité. Avec égards, la juge insiste de façon indue sur la gravité objective du crime, de sorte qu’elle punit essentiellement le crime plutôt que le délinquant qui l’a commis, dans les circonstances révélées par la preuve, qui sont très graves, j’en conviens. La réponse que je propose ne l’est pas moins.
[48] Comme le rappelait la Cour suprême dans l’arrêt Friesen, le corridor d’intervention est certes étroit, mais néanmoins :
[26] Comme l’a confirmé notre Cour dans Lacasse, la cour d’appel ne peut intervenir pour modifier une peine que si (1) elle n’est manifestement pas indiquée (par. 41) ou (2) le juge de la peine a commis une erreur de principe qui a eu une incidence sur la détermination de la peine (par. 44). Parmi les erreurs de principe, mentionnons l’erreur de droit, l’omission de tenir compte d’un facteur pertinent ou encore la considération erronée d’un facteur aggravant ou atténuant. La manière dont le juge de première instance a soupesé ou mis en balance des facteurs peut constituer une erreur de principe seulement s’il a [traduction] « exercé son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable, en insistant trop sur un facteur ou en omettant d’accorder suffisamment d’importance à un autre » (R. c. McKnight (1999), 1999 CanLII 3717 (ON CA), 135 C.C.C. (3d) 41 (C.A. Ont.), par. 35, cité dans Lacasse, par. 49). Ce ne sont pas toutes les erreurs de principe qui sont importantes : la cour d’appel ne peut intervenir que lorsqu’il ressort des motifs du juge de première instance que l’erreur a eu une incidence sur la détermination de la peine (Lacasse, par. 44). Si une erreur de principe n’a eu aucun effet sur la peine, cela met un terme à l’analyse de cette erreur et l’intervention de la cour d’appel ne se justifie que si la peine n’est manifestement pas indiquée.
[27] Si la peine n’est manifestement pas indiquée ou si le juge de la peine a commis une erreur de principe qui a eu une incidence sur la détermination de la peine, la cour d’appel doit effectuer sa propre analyse pour fixer une peine juste (Lacasse, par. 43). Elle appliquera de nouveau les principes de la détermination de la peine aux faits sans faire preuve de déférence envers la peine existante même si celle-ci se situe dans la fourchette applicable. En conséquence, lorsque la cour d’appel conclut qu’une erreur de principe a eu un effet sur la peine, cela suffit pour qu’elle intervienne et fixe une peine juste. Dans un tel cas, le fait que la peine existante ne soit manifestement pas indiquée ou qu’elle se situe à l’extérieur de la fourchette des peines infligées auparavant ne constitue pas une condition préalable supplémentaire requise pour justifier l’intervention de la cour d’appel.
R. c. Friesen, 2020 CSC 9 (CanLII), [2020] 1 R.C.S. 424, par. 26 et 27 (je souligne).
[49] La peine ne peut pas être déterminée dans une perspective en vase clos, mais doit s’appuyer sur le principe d’harmonisation, lui-même dicté par l’expérience judiciaire et les peines imposées pour ce type de crime. En l’espèce, en insistant de manière inappropriée sur la gravité des crimes de cette nature, la juge de la peine s’autorise à passer outre à la proportionnalité de la peine.
[50] Ce constat est exacerbé par les références que fait la juge à différents documents administratifs du gouvernement du Québec en matière de violence conjugale.
[51] D’une part, les parties n’ont manifestement pas eu l’occasion de commenter cette documentation; aucune discussion ne se trouve dans les notes sténographiques. Cela constitue en soi une entorse au processus contradictoire. À ce sujet, voir le développement éclairant du juge Cournoyer, pour la Cour, dans l’arrêt R. c. Baptiste, 2021 QCCA 1064.
[52] D’autre part, et plus troublant, est l’allusion de la juge au fait que cette documentation invite les « différentes instances gouvernementales à reconnaître non seulement l’importance et la gravité de cette forme de violence, mais aussi leur responsabilité par rapport à son élimination » et qu’elle affirme ensuite que « les Tribunaux se doivent donc d’être des acteurs importants dans l’effort collectif d’enrayer la violence conjugale » (je souligne) créant un flou, involontaire sans doute, entre les instances gouvernementales et les tribunaux, qui n’en sont évidemment pas.
[53] Le système de justice criminelle, dont les tribunaux ne sont qu’une composante, est justement cela, un système. Dans l’accomplissement de sa mission, les composantes du système, organismes gouvernementaux ou initiatives communautaires, collaborent dans leurs interventions sur les problèmes sociaux qui parfois, et malheureusement, se transforment en drames plus graves, trop graves. Chaque composante participe à sa manière à l’effort collectif pour agir, notamment, sur les comportements délinquants et sur l’aide apportée aux victimes. Il a été observé, avec raison selon moi, que l’orientation des tribunaux de juridiction criminelle semblent fondamentalement peu équipés pour intervenir efficacement à l’égard de ce dernier volet : voir Anne-Marie Boisvert, La création d’un tribunal spécialisé en matière de violences sexuelles et de violence conjugale au Québec : vers une meilleure justice?, (2021) 26 Rev. Can. D.P. 269.
[54] Dans l’arrêt Lacelle Bélec, la Cour rappelait qu’il « est évident que le procès criminel et le processus de détermination de la peine ne parviendront jamais à soulager entièrement certaines victimes des souffrances qu’elles ont subies et qu’elles subissent parfois toujours » et « de là l’importance de l’accompagnement et de l’aide mis en place par l’État ou les groupes communautaires qui se réalisent dans un autre contexte qu’une salle de cour » : R. c. Lacelle Belec, 2019 QCCA 711, par. 70-71.
La certitude d’être accusé s’avère beaucoup plus dissuasive que la sévérité de la peine elle-même.
[55] Cela étant dit, la criminalisation d’un comportement, la mise en accusation de la personne délinquante, sa condamnation et l’attribution d’un casier judiciaire participent à la dénonciation et à la dissuasion. Il ne faut pas sous-estimer ces éléments. La punition n’est qu’un des maillons.
[56] La certitude d’être accusé s’avère beaucoup plus dissuasive que la sévérité de la peine elle-même : R. c. Hills, 2023 CSC 2, par. 137. La science sociale ne peut être ignorée à cet égard : R. c. Paré, 2011 QCCA 2047, par. 53 ; R. c. Brais, 2016 QCCA 356, par. 19-23.
[57] Comme le souligne l’auteure et professeure Anne-Marie Boisvert : « L’infliction de souffrance pour apaiser la souffrance n’est pas nécessairement une stratégie gagnante. Elle est même en contradiction avec elle-même. » : Anne-Marie Boisvert, La création d’un tribunal spécialisé en matière de violences sexuelles et de violence conjugale au Québec : vers une meilleure justice? (2021) 26 Rev. Can. D.P. 269, p. 286 (références omises).
L’action et la réponse du système pénal participent à la confiance du public, mais la criminalisation et la mise en accusation sont déjà des signaux importants que la société juge un comportement inacceptable. Le procès et la condamnation sont également des messages importants.
[58] J’ajoute que la juge de la peine saisit mal le propos de la Cour dans l’arrêt Laurendeau. La Cour explique qu’en matière de peine pour des crimes commis dans un contexte de violence conjugale, la peine « doit dénoncer le caractère inacceptable et criminel de la violence conjugale et celui d’accroître la confiance des victimes et du public dans l’administration de la justice » : R. c. Laurendeau, 2007 QCCA 1593, par. 19.
[59] D’abord, comme je l’ai mentionné, il est vrai que l’action et la réponse du système pénal participent à la confiance du public, mais la criminalisation et la mise en accusation sont déjà des signaux importants que la société juge un comportement inacceptable. Le procès et la condamnation sont également des messages importants. Ensuite, il faut replacer ces propos dans le contexte où une absolution conditionnelle était demandée pour Laurendeau. La Cour explique que « si l’absolution conditionnelle n’est pas exclue en principe, elle ne sera indiquée que dans certains cas dont le présent ne fait pas partie » et elle convient plutôt que les circonstances particulières de l’affaire militaient en faveur d’une peine d’emprisonnement : Laurendeau, par. 18-20.
L’exercice de la détermination de la peine exige du juge qu’il fasse des distinctions devant des tragédies humaines, un exercice de comparaison difficile et bien imparfait, mais nécessaire.
[66] La comparaison des composantes de drames humains épouvantables est toujours extrêmement délicate et difficile. Dans une autre affaire, la Cour rappelait qu’« [u]ne infraction générique définit des comportements qui se produisent dans des circonstances diverses, leur attribuant des caractéristiques qui les rendent plus ou moins graves. L’exercice de la détermination de la peine exige du juge qu’il fasse des distinctions devant des tragédies humaines, un exercice de comparaison difficile et bien imparfait, mais nécessaire » : R. c. Lamoureux, 2022 QCCA 1531, par. 31.