Péloquin c. R., 2023 QCCA 1233
Lorsque les délais anticipés approchent la limite du raisonnable, que celle-ci soit déterminée par les plafonds ou par l’évaluation d’un dépassement raisonnable, un juge peut s’immiscer avec prudence dans les pouvoirs discrétionnaires de la poursuite.
[87] D’emblée, la façon de contrer ce moyen d’appel laisse en partie songeur. À force d’insister sur le caractère répétitif de la preuve proposée, l’intimé semble faire la démonstration que le juge aurait dû la refuser, tout simplement. En fait, j’ai expliqué que le juge y avait songé, mais l’intimé l’avait convaincu que cette preuve était nécessaire. Un juge peut certainement et prudemment prévenir la répétition de la preuve : R. c. Candir, 2009 ONCA 915. Il le peut certainement lorsque les délais sont sur le point de devenir déraisonnables. En effet, lorsque les délais anticipés approchent la limite du raisonnable, que celle-ci soit déterminée par les plafonds ou par l’évaluation d’un dépassement raisonnable, un juge peut s’immiscer avec prudence dans les pouvoirs discrétionnaires de la poursuite : R. c. Auclair, 2014 CSC 6 (CanLII), [2014] 1 R.C.S. 83; R. c. Anderson, 2014 CSC 41 (CanLII), [2014] 2 R.C.S. 167, par. 60.
Les pouvoirs de gestion ne peuvent pas s’exercer au détriment de l’équité et des règles de preuve et devenir la solution privilégiée lorsque le mur des délais s’avance en raison d’une difficulté prévisible pour l’administration de la preuve.
[88] Les paramètres entourant les pouvoirs de gestion des juges sont encore en évolution. L’arrêt Felderhof, généralement approuvé dans l’arrêt R. c. Samaniego, 2022 CSC 9 (par. 22 [j. Moldaver], par. 125-131 [juges Côté et Rowe]), offre toujours une réflexion nuancée sur la question : R. c. Felderhof (2003), 2003 CanLII 37346 (ON CA), 180 C.C.C. (3d) 498 (C.A.O.).
[89] Toutefois, bien après le jugement du juge d’instance et les décisions sur lesquelles il s’appuie, la Cour suprême, a rappelé les limites des pouvoirs de gestion :
[24] Garantir l’efficience ne peut toutefois se faire au détriment des règles de preuve. Monsieur Samaniego soutient que les décisions relatives à la gestion de l’instance et en matière de preuve doivent toujours rester distinctes pour garantir que des décisions erronées en cette dernière matière ne puissent revêtir le vernis de la gestion de l’instance lors d’un examen en appel. Bien que je ne souscrive pas à l’avis selon lequel les décisions relatives à la gestion de l’instance et en matière de preuve doivent toujours rester distinctes, je conviens que la gestion de l’instance ne peut pas servir à légitimer les décisions erronées en matière de preuve.
R. c. Samaniego, 2022 CSC 9, par. 24.
[90] Ces pouvoirs ne peuvent pas s’exercer au détriment de l’équité et des règles de preuve et devenir la solution privilégiée lorsque le mur des délais s’avance en raison d’une difficulté prévisible pour l’administration de la preuve. En ce sens, le juge a raison d’écrire : « [b]ien entendu, les pouvoirs de gestions d’instance ne sont pas illimités. Le juge doit veiller à respecter le canevas de notre système accusatoire et ne pas intervenir indûment dans les débats (R. c. John, 2017 ONCA 622, par. 48-51) » : R. c. Dancause, 2018 QCCS 1565, par. 42.
[91] Dans l’arrêt Rice, et que reprend le juge, la Cour explique que les juges « doivent être novateurs tout en demeurant soucieux de l’équité des procédures » : R. c. Rice, 2018 QCCA 198, par. 62. L’affaire R. c. Charron, 2017 QCCS 688, était alors citée et dans laquelle le juge Cournoyer, maintenant à notre Cour, avait autorisé le ministère public à déposer des déclarations sous serment pour établir des faits périphériques « par rapport aux véritables enjeux du procès si cela ne met pas en jeu le droit à une défense pleine et entière de l’accusé. » : R. c. Charron, précité, par. 66.
[92] Comme la juge L’Heureux-Dubé l’écrivait à propos des réparations constitutionnelles dans l’arrêt O’Connor, les pouvoirs de gestion entre les mains des juges s’apparentent davantage au scalpel qu’à la hache : R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411, par. 69.
[93] La question est encore plus délicate lorsque la preuve vise des déclarations imputées à des accusés, comme en l’espèce, et qui ne porte pas sur des faits périphériques. Cela n’est d’ailleurs pas contesté. Comme c’était le cas dans l’affaire Auclair, j’estime qu’il faut alors des circonstances sérieuses, voire exceptionnelles, pour qu’un juge adopte des mesures qui touchent aux prérogatives des parties ou, comme l’écrit un des appelants, « s’immisce[nt] dans la conduite du procès et de la stratégie des parties ». Cette proposition reprend les propos de la Cour suprême dans R. c. Anderson, 2014 CSC 41 (CanLII), [2014] 2 R.C.S. 167, au par. 59.
Les décisions relatives à la gestion de l’instance […] font appel au pouvoir discrétionnaire du juge. En l’absence d’une erreur de principe ou d’un exercice déraisonnable de ce pouvoir, les décisions qui en sont le fruit commandent la déférence.
[94] Sans contredit, la décision de gestion est hautement discrétionnaire et doit répondre aux particularités de l’affaire. Comme le souligne la Cour suprême, « il importe, en appel, que les décisions relatives à la gestion de l’instance soient examinées dans le contexte du procès dans son ensemble, plutôt que comme des incidents isolés. Les décisions relatives à la gestion de l’instance […] font appel au pouvoir discrétionnaire du juge. En l’absence d’une erreur de principe ou d’un exercice déraisonnable de ce pouvoir, les décisions qui en sont le fruit commandent la déférence » : R. c. Samaniego, 2022 CSC 9, par. 26.
[95] Ce rappel étant fait, je suis d’avis que, même si le juge a soupesé avec minutie les enjeux et qu’il a, en définitive, utilisé le scalpel pour élaborer la solution, il commet une erreur en autorisant la poursuite à introduire en preuve, par le truchement de déclarations sous serment, des déclarations imputées à des accusés. Ces éléments de preuve sont en principe des éléments importants de la preuve incriminante qui sont mieux administrés de vive voix, ce qui permet de contre-interroger les témoins après un témoignage principal non directif.
[96] Cela dit, j’accepte l’argument de l’intimé qu’aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit au sens de 686(1)b)iii) C.cr. Si les préoccupations des appelants évoquées plus haut sont légitimes, leurs griefs demeurent essentiellement théoriques. Ils ne démontrent aucune atteinte à l’équité du procès ou un préjudice à leur droit à une défense pleine et entière.