R. c. Parranto, 2021 CSC 46

La proportionnalité est un principe distinct qui est inscrit sous une rubrique intitulée « Principe fondamental » (art. 718.1). Par conséquent, « [t]oute détermination de la peine part du principe que la peine doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant » (R. c. Friesen, 2020 CSC 9, par. 30). Bien qu’importants, les principes de parité et d’individualisation sont secondaires.

[10] Le but est d’infliger dans chaque cas une sanction équitable, juste et fondée sur des principes. La proportionnalité est le principe directeur qui permet d’atteindre cet objectif. À la différence des autres principes de détermination de la peine qui sont énoncés dans le Code criminel, la proportionnalité est un principe distinct qui est inscrit sous une rubrique intitulée « Principe fondamental » (art. 718.1). Par conséquent, « [t]oute détermination de la peine part du principe que la peine doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant » (R. c. Friesen, 2020 CSC 9, par. 30). Bien qu’importants, les principes de parité et d’individualisation sont secondaires.

[11] Malgré ce qui pourrait sembler être une tension inhérente entre ces principes en matière de détermination de la peine, notre Cour a expliqué, dans l’arrêt Friesen, que la parité et la proportionnalité ne s’opposent pas l’une à l’autre. Le fait d’imposer la même peine dans des cas différents ne permet d’atteindre ni la parité ni la proportionnalité, tandis que l’application cohérente de la proportionnalité entraîne la parité (par. 32). La raison en est que la parité, en tant que manifestation de la proportionnalité, aide les tribunaux à déterminer une peine proportionnée (par. 32). Les tribunaux ne peuvent déterminer une peine proportionnée en se fondant uniquement sur des principes de base, mais doivent plutôt « calibre[r] les exigences de la proportionnalité en regard des peines infligées dans d’autres cas » (par. 33).

[12] En ce qui concerne le rapport entre, d’une part, l’individualisation et, d’autre part, la proportionnalité et la parité, notre Cour a fait remarquer avec justesse ce qui suit dans l’arrêt Lacasse :

La proportionnalité se détermine à la fois sur une base individuelle, c’est‑à‑dire à l’égard de l’accusé lui‑même et de l’infraction qu’il a commise, ainsi que sur une base comparative des peines infligées pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables. [par. 53]

L’individualisation est au cœur de l’évaluation de la proportionnalité. Alors que la gravité d’une infraction particulière peut être relativement constante, chaque crime « est commis dans des circonstances uniques, par un délinquant au profil unique » (par. 58). C’est la raison pour laquelle la proportionnalité exige parfois de prononcer une peine qui n’a jamais été infligée dans le passé pour une infraction similaire. Il s’agit toujours de savoir si la peine correspond à la gravité de l’infraction, au degré de responsabilité du délinquant et aux circonstances particulières de chaque cas (par. 58).

Parfois, une cour d’appel doit aussi établir une nouvelle orientation afin d’harmoniser le droit avec la nouvelle conception que se fait la société de la gravité de certaines infractions ou du degré de responsabilité de certains délinquants.

[22] Parfois, cependant,

la cour d’appel doit aussi établir une nouvelle orientation afin d’harmoniser le droit avec la nouvelle conception que se fait la société de la gravité de certaines infractions ou du degré de responsabilité de certains délinquants (R. c. Stone, 1999 CanLII 688 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 290, par. 239). [. . .] [E]n règle générale, les cours d’appel doivent faire preuve d’initiative en pareilles circonstances et donner aux juges qui prononcent les peines les outils voulus pour s’écarter des précédents et établir des peines appropriées. [Nous soulignons.]

(Friesen, par. 35)

Ces propos illustrent le fait que [traduction] « les tribunaux ont pour pratique courante d’ajuster à la hausse ou à la baisse les peines afin de tenir compte de l’évolution des connaissances et des attitudes de la société et des juges relativement à certaines infractions » (R. c. Smith, 2017 BCCA 112, par. 36 (CanLII) (soulignement omis), citant R. c. Nur, 2011 ONSC 4874, 275 C.C.C. (3d) 330, par. 49).

[23] Il en va de même pour les points de départ. Bien que, dans certains de ses arrêts, la Cour d’appel de l’Alberta laisse entendre que les points de départ sont établis à la suite d’une analyse indépendante solidement ancrée dans des politiques d’intérêt général plutôt qu’à la lumière des précédents (par ex., Arcand, par. 104), une cour d’appel peut s’inspirer en tout ou en partie des points de départ fixés dans des décisions déjà rendues en matière de détermination de la peine. Elle peut également décider de s’écarter des tendances antérieures pour recadrer la pondération de la gravité de l’infraction dans son analyse de la proportionnalité. Comme les fourchettes de peines déjà établies, les points de départ peuvent donc refléter [traduction] « l’expérience collective des tribunaux » en s’inspirant de la jurisprudence relative à un éventail de peines infligées, mais elles peuvent également marquer une nouvelle ligne directrice fondée sur [traduction] « un consensus quant à [l’ensemble] des valeurs de la société et des considérations de principe relatives à la catégorie de crime en question » (Arcand, par. 104).

[24] Bien que chaque province ou territoire ait tendance à préférer l’une ou l’autre méthode, les qualifier de façon absolue de « ressorts préconisant la méthode des fourchettes de peines » ou de « ressorts préconisant la méthode des points de départ » ne rend pas pleinement compte des lignes directrices données par les cours d’appel. Contrairement à ce que prétendent bon nombre des parties au présent pourvoi dans leurs observations, on ne peut scinder systématiquement ou de façon dichotomique les divers territoires et provinces en « ressorts préconisant la méthode des fourchettes de peines » et en « ressorts préconisant la méthode des points de départ ». Même dans les soi‑disant « ressorts préconisant la méthode des points de départ », les cours d’appel n’ont établi des points de départ que pour un nombre restreint d’infractions et ont donné d’autres types de directives — y compris pour les fourchettes de peines établies et les fourchettes de peines modulées — afin de déterminer une peine proportionnée pour d’autres infractions. Cette souplesse dans les modalités de la détermination de la peine s’applique aussi aux « ressorts préconisant la méthode des fourchettes de peines ». En pratique, les tribunaux qui ont rejeté l’approche fondée sur les points de départ ou qui [traduction] « n’y ont pas totalement adhéré » ont en fait adopté une méthode qui s’apparente à celle des points de départ, soit en établissant des fourchettes de peines non assorties de peines maximales (Smith (2017)), soit en tenant compte dans la fourchette de peines de circonstances atténuantes telles que les antécédents de bonne moralité, une approche habituellement associée à la méthode des points de départ (R. c. H. (C.N.) (2002), 2002 CanLII 7751 (ON CA), 62 O.R. (3d) 564 (C.A.), par. 52; R. c. Voong, 2015 BCCA 285, 374 B.C.A.C. 166; R. c. Cunningham (1996), 1996 CanLII 1311 (ON CA), 27 O.R. (3d) 786 (C.A.), p. 790; voir aussi P. Moreau, « In Defence of Starting Point Sentencing » (2016), 63 Crim. L.Q. 345, p. 356 et 365‑366).

[25] Cette souplesse dans les modalités de la détermination de la peine reflète l’objectif premier de la détermination de la peine : infliger une peine juste. À notre avis, indépendamment de la méthode privilégiée pour déterminer la peine, ces modalités visent à aider les juges chargés de déterminer la peine à respecter les objectifs et les principes de la détermination de la peine, au premier chef la proportionnalité. Les fourchettes de peines et les points de départ ne sont que des moyens différents de parvenir au même résultat : infliger une peine proportionnée. Les cours d’appel ont le pouvoir discrétionnaire de choisir la forme de lignes directrices qu’elles trouvent la plus utile et adaptée aux besoins perçus de leur province ou territoire, lesquels peuvent varier partout au pays. Tant que cette ligne directrice se conforme aux principes et aux objectifs de la détermination de la peine énoncés dans le Code, notre Cour devrait respecter les choix des cours d’appel. Lorsqu’ils sont correctement appliqués et assujettis à la bonne norme de contrôle en appel, les fourchettes de peines et les points de départ respectent le Code. Il n’appartient pas à notre Cour de décider quelle forme d’orientation est meilleure, et il ne serait pas non plus souhaitable d’obliger les cours d’appel à s’en tenir à l’une ou l’autre forme d’orientation fondée sur une appréciation quantitative.

Les « fourchettes » ne sont pas immuables. Comme elles ne sont que des lignes directrices, je ne les considère pas comme des règles de droit fixes au même titre que les principes juridiquement contraignants. Les tribunaux peuvent, après mûre réflexion, les modifier délibérément.

[26] Un dernier point dont il convient de traiter est la façon dont on modifie une fourchette de peines ou un point de départ une fois qu’ils ont été établis. La Cour d’appel de l’Ontario explique comment on procède pour modifier une fourchette de peines :

[traduction] Les « fourchettes » ne sont pas immuables. Comme elles ne sont que des lignes directrices, je ne les considère pas comme des règles de droit fixes au même titre que les principes juridiquement contraignants. Les tribunaux peuvent, après mûre réflexion, les modifier délibérément. Ou bien, elles peuvent se trouver effectivement modifiées par suite d’une série de décisions rendues par les tribunaux en ce sens. Si une fourchette de peines est modifiée par suite de l’application de décisions individuelles au fil du temps, il n’est pas nécessaire de déclarer inapplicable la fourchette qui était à la mode auparavant; il suffit de reconnaître que les tribunaux se sont adaptés et que les lignes directrices ont changé.

(R. c. Wright (2006), 2006 CanLII 40975 (ON CA), 83 O.R. (3d) 427 (C.A.), par. 22)

Les cours d’appel ne peuvent considérer l’écart par rapport à une fourchette de peines ou à un point de départ ou l’omission de mentionner une fourchette de peines ou un point de départ comme une erreur de principe.

Les cours d’appel doivent se garder d’accorder une trop grande importance à la méthode qu’a retenue le juge qui a prononcé la peine, au risque de ne pas respecter la norme de contrôle applicable.

[33] Bien que nous soyons d’accord que les propos tenus par la Cour d’appel dans l’arrêt Arcand reflètent fidèlement les balises fournies par notre Cour dans l’arrêt Lacasse, il existe une différence marquée entre l’arrêt Arcand et la jurisprudence de notre Cour en matière de détermination de la peine. Notre Cour a déclaré dans les termes les plus nets que « [l]es cours d’appel ne peuvent considérer l’écart par rapport à une fourchette de peines ou à un point de départ ou l’omission de mentionner une fourchette de peines ou un point de départ comme une erreur de principe » (Friesen, par. 37 (nous soulignons)). Dans l’arrêt Arcand, la Cour d’appel laisse toutefois entendre le contraire en déclarant que [traduction] « les juges chargés de déterminer la peine accorderont toute l’attention voulue à ces points de départ pour déterminer la peine, ainsi qu’au processus qu’ils impliquent » (par. 273 (nous soulignons)). Pour lever toute ambiguïté qui pourrait subsister après l’arrêt Friesen, nous tenons à préciser que les indications relatives au caractère contraignant des points de départ ou de la méthode des points de départ qui ont été données dans l’arrêt Arcand sont devenues caduques depuis les arrêts Lacasse et Friesen et qu’elles ne correspondent plus à la norme de contrôle applicable en appel.

[34] Même si l’objectif de la méthode des points de départ est d’assurer [traduction] « la cohérence de la démarche » (Arcand, par. 92; R. c. Johnas (1982), 1982 ABCA 331 (CanLII), 41 A.R. 183 (C.A.), par. 31), la norme de contrôle limite le rôle que cette méthode joue à cet égard. Certes, il est loisible aux cours d’appel de fournir des lignes directrices pour aider les juges chargés de déterminer la peine à limiter les décisions d’espèce et pour promouvoir l’uniformité des méthodes de détermination de la peine. Toutefois, comme le montrent clairement les arrêts R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433, et Friesen, il n’existe pas d’approche uniforme en matière de détermination de la peine au Canada. Les tentatives visant à créer une démarche unique et uniforme sont donc malavisées. Des cas différents peuvent commander des méthodes différentes, et le choix de la méthode de détermination de la peine relève du pouvoir discrétionnaire des juges.

[35] De plus, il n’appartient pas aux cours d’appel d’imposer une approche uniforme en matière de détermination de la peine par le biais de l’application de la norme de contrôle. Le contrôle en appel s’attache plutôt à déterminer si la peine était juste et si le juge a appliqué correctement les principes de détermination de la peine. Pour être clair, ces principes n’exigent pas que l’on suive une approche uniforme particulière en matière de détermination de la peine. Bien que la promotion de l’uniformité de la méthode de détermination de la peine puisse avoir un rôle à jouer dans l’établissement des lignes directrices données par les cours d’appel, à l’étape du contrôle en appel, insister sur la cohérence de la démarche risque d’induire le tribunal de révision en erreur. Les cours d’appel doivent se garder d’accorder une trop grande importance à la méthode qu’a retenue le juge qui a prononcé la peine, au risque de ne pas respecter la norme de contrôle applicable.

Les principes essentiels

[36] Les principes essentiels sont les suivants :

1. Les points de départ et les fourchettes de peines ne sont pas et ne peuvent pas être contraignants en théorie ou en pratique (Friesen, par. 36);

2. Les fourchettes de peines et les points de départ sont « des lignes directrices, et non des règles absolues » et « l’écart par rapport à une fourchette de peines ou à un point de départ ou l’omission de mentionner une fourchette de peines ou un point de départ » ne peut être considéré comme une erreur de principe (Friesen, par. 37);

3. Les juges chargés de déterminer la peine jouissent du pouvoir discrétionnaire d’adapter la peine « tant au chapitre de la méthode que de celui du résultat » et « [i]l peut même s’avérer nécessaire d’employer différentes méthodes pour tenir dûment compte des facteurs systémiques et historiques pertinents » (Friesen, par. 38, citant Ipeelee, par. 59); et

4. Les cours d’appel « ne peuvent [. . .] intervenir du simple fait que la peine diffère de celle qui aurait été fixée si l’on avait utilisé la fourchette de peines ou le point de départ » (Friesen, par. 37). On doit se demander si la peine était juste et si le juge a bien appliqué les principes de détermination de la peine, et non si le juge a choisi le bon point de départ ou la bonne catégorie (Friesen, par. 162).

Ces principes règlent la question. Contrairement à ce que prétend la Couronne, la question de savoir s’il est loisible aux juges chargés de la détermination de la peine de rejeter la méthode des points de départ ne se pose pas. Les juges chargés de prononcer la peine conservent leur pouvoir discrétionnaire d’individualiser leur méthode de détermination de la peine « [p]our cette infraction, commise par ce délinquant, ayant causé du tort à cette victime, dans cette communauté » (R. c. Gladue, 1999 CanLII 679 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 688, par. 80 (souligné dans l’original)). Il n’y a plus lieu de considérer les points de départ (ou les fourchettes de peines) comme étant contraignants à quelque titre que ce soit.

La détermination de la peine est une démarche individualisée, et la parité joue un rôle secondaire par rapport à la proportionnalité.

[38] Comme nous l’avons déjà dit, la détermination de la peine est une démarche individualisée, et la parité joue un rôle secondaire par rapport à la proportionnalité. Il faut donc s’attendre à des écarts par rapport aux points de départ, ainsi qu’à des peines rajustées au‑dessus ou en dessous de la fourchette concernée. Même les écarts marqués ne doivent pas être considérés comme indiquant à première vue que la peine est entachée d’une erreur ou qu’elle est manifestement non indiquée. La justesse de la peine s’évalue en fonction des principes et des objectifs de la détermination de la peine prévus au Code, et non en fonction de l’ampleur de l’écart de la peine par rapport aux lignes directrices données par les cours d’appel sur le fondement d’une appréciation quantitative.

[39] En définitive, le dossier et les motifs du juge qui a prononcé la peine doivent permettre à la cour d’appel de déterminer si la peine est juste à la lumière des principes et des objectifs du Code. L’article 726.2 oblige le tribunal qui prononce la peine à motiver celle‑ci. Il ne s’agit pas d’une nouvelle norme de droit criminel. En matière de détermination de la peine, les motifs doivent, lorsque lus en corrélation avec le dossier, montrer pourquoi le juge est arrivé à un résultat donné.

Étant donné que les points de départ et les fourchettes de peines reflètent la gravité de l’infraction, le dossier et les motifs de la décision du juge qui a prononcé la peine doivent permettre à la juridiction de révision de comprendre pourquoi la peine est proportionnée même si elle s’écarte sensiblement de la fourchette de peines ou du point de départ. Ce principe s’applique peu importe que le tribunal mentionne ou non le point de départ dans ses motifs.

[40] Plus particulièrement, et indépendamment de la démarche suivie, les motifs des juges du procès et le dossier doivent démontrer en quoi la peine est proportionnelle à la culpabilité morale du délinquant et à la gravité de l’infraction. Pour ce faire, ils peuvent notamment adopter les lignes directrices données par les cours d’appel, comme celles énoncées par notre Cour dans l’arrêt Friesen au sujet des torts causés par l’infraction. Les lignes directrices fondées sur une appréciation quantitative qui sont données par les cours d’appel peuvent également faire partie du contexte jurisprudentiel permettant d’établir la gravité de l’infraction. Comme nous l’avons déjà signalé, les juges qui omettent de mentionner un point de départ ne commettent pas d’erreur de principe. Toutefois, étant donné que les points de départ et les fourchettes de peines reflètent la gravité de l’infraction, le dossier et les motifs de la décision du juge qui a prononcé la peine doivent permettre à la juridiction de révision de comprendre pourquoi la peine est proportionnée même si elle s’écarte sensiblement de la fourchette de peines ou du point de départ. Ce principe s’applique peu importe que le tribunal mentionne ou non le point de départ dans ses motifs. La cour d’appel doit à tout le moins être en mesure de déduire des motifs et du dossier pourquoi la peine est juste dans les circonstances de l’infraction et vu la situation du délinquant. Nous tenons toutefois à souligner que les cours d’appel doivent s’abstenir de « restreindre artificiellement de cette manière la faculté des juges d’infliger une peine proportionnelle » en exigeant d’eux qu’ils invoquent des « circonstances exceptionnelles » pour justifier le fait qu’ils s’écartent de la fourchette de peines (Friesen, par. 111‑112; R. c. Burnett, 2017 MBCA 122, 358 C.C.C. (3d) 123, par. 26). Il est loisible aux juges de s’écarter de la fourchette de peines ou du point de départ lorsque cela s’avère nécessaire pour réaliser la proportionnalité.

[41] Dans l’affaire Arcand, la Cour d’appel s’est demandé si [traduction] « le processus de détermination de la peine axé sur les points de départ a une quelconque utilité au Canada » (par. 116). Il faut répondre par l’affirmative à cette question, en précisant toutefois que ce processus ne doit pas être contraignant pour les juges du procès ni permettre aux cours d’appel d’intervenir de façon illimitée. Les outils de détermination de la peine fondés sur une appréciation quantitative n’ont pas besoin d’être contraignants pour donner des lignes directrices utiles aux tribunaux occupés qui prononcent les peines. À l’instar des fourchettes de peines, les peines axées sur les points de départ aident les juges chargés de déterminer la peine à faire leur travail quotidien en établissant un cadre de référence et un condensé d’avis judiciaires sur la gravité de l’infraction. Ces indications sont particulièrement importantes lorsque le Parlement laisse au juge du procès toute latitude pour prononcer une vaste gamme de peines (R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, par. 86).

Il ne faut pas rejeter en bloc la méthode des points de départ en insistant sur des décisions qui ont été rendues avant l’arrêt Friesen, à une époque où la Cour d’appel de l’Alberta jugeait encore que les points de départ étaient contraignants. Comme nous l’avons clairement indiqué, et tel que la Cour d’appel de l’Alberta l’a reconnu dans les arrêts Stewart et Gandour, les points de départ ne sont pas contraignants, et la jurisprudence de notre Cour prévaut sur toute jurisprudence qui suggère le contraire.

[43] Il ne faut pas non plus se fonder sur la version caricaturale de la méthode des points de départ proposée dans l’arrêt Arcand pour rejeter d’emblée les points de départ. En se concentrant sur l’arrêt Arcand, on méconnaît l’évolution subséquente du droit en Alberta (voir, p. ex., R. c. Stewart, 2021 ABCA 79, 21 Alta. L.R. (7th) 213; R. c. Gandour, 2018 ABCA 238, 73 Alta. L.R. (6th) 26, par. 55) et de la jurisprudence d’autres provinces et territoires où la méthode des points de départ est utilisée. Au Manitoba, par exemple, la Cour d’appel a clairement indiqué que les points de départ sont simplement des outils ou des lignes directrices, et [traduction] « non des barèmes rigides entravant le pouvoir discrétionnaire du juge d’infliger une peine individualisée » (Burnett, par. 10; voir aussi R. c. Sidwell, 2015 MBCA 56, 319 Man. R. (2d) 144, par. 50). Il existe donc d’autres décisions qui montrent que la méthode des points de départ peut être compatible avec les principes de la détermination de la peine et avec la norme de contrôle applicable en appel. Il ne faut pas rejeter en bloc la méthode des points de départ en insistant sur des décisions qui ont été rendues avant l’arrêt Friesen, à une époque où la Cour d’appel de l’Alberta jugeait encore que les points de départ étaient contraignants. Comme nous l’avons clairement indiqué, et tel que la Cour d’appel de l’Alberta l’a reconnu dans les arrêts Stewart et Gandour, les points de départ ne sont pas contraignants, et la jurisprudence de notre Cour prévaut sur toute jurisprudence qui suggère le contraire.

[44] Bien qu’ils ne soient pas contraignants, les fourchettes de peines et les points de départ constituent des balises utiles parce qu’ils permettent aux juges chargés de déterminer la peine d’apprécier la gravité de l’infraction. Et, comme nous l’avons déjà fait observer, ils offrent aux juges des points de repère pour amorcer leur réflexion. Lorsqu’ils utilisent ces outils, les juges doivent individualiser la peine de manière à tenir compte des deux aspects de la proportionnalité : la gravité de l’infraction et la situation personnelle du délinquant et sa culpabilité morale. À l’étape de l’individualisation de la peine, les juges chargés de déterminer la peine doivent par conséquent examiner « tous les facteurs et toutes les circonstances propres à la personne qui se trouve devant eux, y compris sa situation et son vécu » (Ipeelee, par. 75). Ces facteurs et ces circonstances peuvent fort bien justifier un rajustement significatif à la baisse ou à la hausse de la peine.

On s’attend à ce que les juges chargés de déterminer la peine tiennent compte des autres objectifs pertinents relatifs à la détermination de la peine, y compris la réinsertion sociale et la modération quant au recours à l’emprisonnement, lorsqu’ils procèdent à une analyse individualisée. D’ailleurs, notre Cour a jugé que les réformes de 1996 en matière de détermination de la peine visaient à la fois à faire en sorte que les tribunaux tiennent compte des principes de justice réparatrice et à s’attaquer au problème de la surincarcération au Canada (Gladue, par. 57; Proulx, par. 16‑20). Les juges chargés de déterminer la peine jouissent du pouvoir discrétionnaire de décider à quels objectifs il faut accorder la priorité (Nasogaluak, par. 43; Lacasse, par. 54), et ils peuvent choisir d’attribuer plus de poids à la réinsertion sociale et à d’autres objectifs que des objectifs intrinsèques telles la dénonciation et la dissuasion.

[45] Les points de départ ne dispensent pas non plus les juges chargés de déterminer la peine de tenir compte de tous les principes applicables en la matière. Les principes de la dénonciation et de la dissuasion sont généralement des objectifs intrinsèques des points de départ et sont reflétés dans les fourchettes de peines, mais [traduction] « on ne saurait permettre à ces objectifs de réduire à néant et de rendre inopérants ou inefficaces d’autres objectifs pertinents de la détermination de la peine » (R. c. Okimaw, 2016 ABCA 246, 340 C.C.C. (3d) 225, par. 90). On s’attend à ce que les juges chargés de déterminer la peine tiennent compte des autres objectifs pertinents relatifs à la détermination de la peine, y compris la réinsertion sociale et la modération quant au recours à l’emprisonnement, lorsqu’ils procèdent à une analyse individualisée. D’ailleurs, notre Cour a jugé que les réformes de 1996 en matière de détermination de la peine visaient à la fois à faire en sorte que les tribunaux tiennent compte des principes de justice réparatrice et à s’attaquer au problème de la surincarcération au Canada (Gladue, par. 57; Proulx, par. 16‑20). Les juges chargés de déterminer la peine jouissent du pouvoir discrétionnaire de décider à quels objectifs il faut accorder la priorité (Nasogaluak, par. 43; Lacasse, par. 54), et ils peuvent choisir d’attribuer plus de poids à la réinsertion sociale et à d’autres objectifs que des objectifs intrinsèques telles la dénonciation et la dissuasion. Les cours d’appel ne devraient pas perdre de vue ces principes — ni la norme de contrôle les obligeant à faire preuve de déférence — lorsqu’elles se penchent sur des peines qui s’écartent d’un point de départ ou d’une fourchette de peines.

[46] Une des objections aux points de départ formulées dans les présents pourvois est qu’ils peuvent facilement devenir des peines minimales de facto parce qu’ils intègrent le facteur atténuant des antécédents de bonne moralité, empêchant ainsi les juges chargés de la peine de tenir compte de ce facteur pour justifier un écart à la baisse (A. Manson, The Law of Sentencing (2001), p. 72; R. c. Kain, 2004 ABCA 127, 35 Alta. L.R. (4th) 5, par. 32, le juge Berger). Mais il en va parfois de même pour les fourchettes de peines (Cunningham; Voong). Il importe de noter que ni l’un ni l’autre de ces outils ne tient compte d’autres circonstances atténuantes potentielles ou des facteurs énoncés dans l’arrêt Gladue, et qu’ils ne doivent pas non plus les intégrer. Les lignes directrices données par les cours d’appel en matière de détermination de la peine ne sont pas censées préjuger ou « intégrer » quelque circonstance atténuante que ce soit (contra, Arcand, par. 135). De même, puisqu’ils sont censés refléter la gravité de l’infraction — d’où la nécessité de tenir compte des principes de dissuasion et de dénonciation —, les points de départ ne devraient pas être considérés comme incorporant des principes de détermination de la peine tels que la modération dans le recours à l’emprisonnement ou la réinsertion sociale, contrairement à ce que la Cour d’appel a laissé entendre dans l’arrêt Arcand, par. 293. Lorsque les juges chargés de la détermination de la peine décident de se référer à un point de départ ou une fourchette de peines, rien ne les empêche de tenir compte de tout facteur qui est « intégré » et de le considérer comme une circonstance atténuante dans la situation en cause, de sorte que le pouvoir discrétionnaire d’examiner et de soupeser tout facteur pertinent dans leur évaluation globale de la sanction juste est conservé. Ces considérations s’accordent avec le principe suivant lequel les juges chargés de déterminer la peine doivent toujours tenir compte de l’ensemble des circonstances individuelles pertinentes pour infliger une peine juste et adaptée au délinquant qui se trouve devant eux.

Bien qu’il n’appartienne pas à notre Cour de dicter la façon dont les cours d’appel provinciales doivent établir les fourchettes de peines et les points de départ, nous insistons sur le fait que ces outils ne s’appliquent que dans la mesure où ils portent uniquement sur la gravité de l’infraction.

[47] De plus, lorsqu’elles fixent des points de départ et des fourchettes de peines, les cours d’appel doivent être conscientes des éléments qui font partie intégrante de ces formes de lignes directrices. Le fait de tenir compte des caractéristiques du délinquant type risque de nuire à l’individualisation de la peine et de rendre ainsi les lignes directrices incompatibles avec la norme de contrôle applicable (M. (C.A.), par. 90; Nasogaluak, par. 43), de même qu’avec le choix exprès du Parlement de conférer aux juges chargés de la détermination de la peine le pouvoir discrétionnaire de déterminer la sanction juste (Code, par. 718.3(1)). Bien qu’il n’appartienne pas à notre Cour de dicter la façon dont les cours d’appel provinciales doivent établir les fourchettes de peines et les points de départ, nous insistons sur le fait que ces outils ne s’appliquent que dans la mesure où ils portent uniquement sur la gravité de l’infraction. En limitant les points de départ et les fourchettes de peines à des considérations strictement axées sur l’infraction, ces outils continueront d’être utiles aux juges chargés de la détermination de la peine sans entraver leur pouvoir discrétionnaire et sans les empêcher d’individualiser la peine d’une manière susceptible d’entraîner l’agglutination des peines.

Les tribunaux disposent de très peu de moyens, mis à part l’emprisonnement, dans les cas où la dissuasion générale ou spécifique et la dénonciation doivent primer.

Bien que la gravité de l’infraction puisse commander une peine privative de liberté, la situation individuelle du délinquant doit également justifier la peine infligée.

[51] Un autre argument qui a été plaidé devant nous est que les points de départ sont incompatibles avec l’al. 718.2d) du Code, qui exige que les juges du procès examinent la possibilité de sanctions autres que l’incarcération dans les cas qui s’y prêtent (R. c. Drake (1997), 1997 CanLII 24578 (PE SCAD), 151 Nfld. & P.E.I.R. 220 (C.S.‑Î.‑P.‑É. (Div. app.)), par. 5). Or, rien dans la nature des points de départ ou des fourchettes de peines n’impose ce résultat. Notre Cour a toutefois clairement indiqué dans l’arrêt Lacasse que les tribunaux disposent de très peu de moyens, mis à part l’emprisonnement, dans les cas où la dissuasion générale ou spécifique et la dénonciation doivent primer, comme en l’espèce (Lacasse, par. 6). Comme nous l’avons vu, les fourchettes de peines et les points de départ sont à juste titre considérés comme des méthodes reflétant la gravité de l’infraction. Dans les faits, la gravité de certaines infractions risque effectivement d’écarter l’option d’infliger une peine non privative de liberté.

[52] En outre, dans les affaires impliquant des délinquants autochtones, les points de départ ne dispensent pas les juges chargés de déterminer la peine de l’obligation de se demander si « l’imposition de sanctions différentes ou substitutives peut permettre d’atteindre plus efficacement les objectifs de détermination de la peine dans une collectivité donnée » (Ipeelee, par. 74). Par exemple, dans l’affaire Skani, la peine de trois ans d’emprisonnement infligée comme point de départ a été ramenée à une peine de 23 mois à purger au sein de la collectivité, compte tenu de [traduction] « la perspective de la communauté du délinquant autochtone » (par. 66). Comme pour tout délinquant, mais surtout pour les délinquants autochtones, la prise en considération de sanctions différentes correspond au second volet de l’analyse de la proportionnalité. Autrement dit, bien que la gravité de l’infraction puisse commander une peine privative de liberté, la situation individuelle du délinquant doit également justifier la peine infligée.

La situation à l’échelle locale peut jouer dans l’évaluation de la gravité de l’infraction et militer en faveur de la priorisation de certains objectifs en matière de détermination de la peine.

[59] En outre, la Cour d’appel était en droit de prendre les devants et de tenir compte de la crise de santé publique qui sévit en Alberta en créant un point de départ de neuf ans. Il convient de noter que l’Alberta affiche l’un des taux les plus élevés de décès et de surdoses liés aux opioïdes par rapport aux autres provinces et territoires (L. Belzak et J. Halverson, « La crise des opioïdes au Canada : une perspective nationale » (2018), 38 P.S.P.M.C.C. 224). Ainsi que le juge en chef Lamer l’a déclaré dans l’arrêt M. (C.A.), par. 91, pour infliger une peine juste et appropriée, le juge peut prendre en considération « les besoins de la communauté et les conditions qui y règnent ». La situation à l’échelle locale peut jouer dans l’évaluation de la gravité de l’infraction et militer en faveur de la priorisation de certains objectifs en matière de détermination de la peine (Lacasse, par. 13 et 89). Nous insistons sur le fait qu’il est loisible aux autres provinces et territoires d’établir des fourchettes de peines et des points de départ différents de ceux de l’Alberta, puisque toute balise en matière de détermination de la peine devrait s’efforcer de refléter la situation qui existe à l’échelle locale dans ces provinces et territoires.

[60] Outre les réserves formulées par M. Felix, M. Parranto exhorte la Cour à refuser de créer en l’espèce un point de départ, au motif que [traduction] « rien ne permet d’affirmer que la crise [des opioïdes] découle des peines trop clémentes infligées aux trafiquants de drogues » (m.a. (P.), par. 44). Même si « les réponses de la justice pénale ne permettent pas à elles seules de résoudre le problème », il incombe aux tribunaux d’utiliser les moyens fournis par le Parlement pour s’attaquer aux maux de la société (Friesen, par. 45). Le Parlement a opté pour les mécanismes du droit criminel et des règles encadrant la détermination de la peine pour accroître la sécurité publique, tenir les individus qui distribuent des drogues responsables de leurs actes et exprimer le caractère répréhensible de ces actes qui empoisonnent la vie des citoyens et des collectivités. Cette volonté du Parlement ressort peut‑être encore plus clairement de la peine maximale qu’il a prévue pour le trafic des drogues visées à l’annexe I, en l’occurrence l’emprisonnement à perpétuité (LRDS, al. 5(3)a)). Comme la Cour l’a mentionné dans l’arrêt Friesen, « [l]es peines maximales sont l’un des principaux outils dont dispose le législateur pour établir la gravité de l’infraction » (par. 96, citant C. C. Ruby et autres, Sentencing (9e éd. 2017), § 2.18; R. c. Sanatkar (1981), 1981 CanLII 3323 (ON CA), 64 C.C.C. (2d) 325 (C.A. Ont.), p. 327; Hajar, par. 75).

[68] Une fourchette de peines plus exacte se situerait plutôt entre 8 et 15 ans, si l’on tient compte de la jurisprudence publiée à l’échelle nationale. Par exemple, des peines de huit ans d’emprisonnement ont été infligées dans l’affaire Smith (2019) (1 834 comprimés, dans le cadre d’une peine de 11 ans d’emprisonnement), ainsi que dans l’affaire R. c. Leach, 2019 BCCA 451 (11 727 comprimés, dans le cadre d’une peine de 16 ans d’emprisonnement); R. c. Sinclair, 2016 ONCA 683; R. c. Solano-Santana, 2018 ONSC 3345 (5 000 comprimés); R. c. White, 2020 NSCA 33, 387 C.C.C. (3d) 106 (2 086 comprimés); et R. c. Borris, 2017 NBQB 253 (4 200 comprimés). Parmi les autres peines infligées, mentionnons une peine de huit ans et deux mois prononcée dans l’affaire R. c. Sidhu, C.J. Ontario, no 17‑821, 16 juin 2017, conf. par 2019 ONCA 880, dans laquelle le contrevenant avait été reconnu coupable de trafic de 89 g de fentanyl et d’autres drogues après avoir obtenu sa libération conditionnelle; une peine d’emprisonnement de 10 ans dans l’affaire R. c. Petrowski, 2020 MBCA 78, 393 C.C.C. (3d) 102, pour avoir fait le trafic de 51 g de fentanyl après s’être servi d’un coaccusé pour éviter d’être découvert; 11 ans pour avoir fait le trafic de 204,5 g d’un mélange de fentanyl dans l’affaire R. c. Vezina, 2017 ONCJ 775; 13 ans pour avoir fait le trafic de 232 g de fentanyl et de grandes quantités d’autres drogues dans le cadre d’une opération complexe de trafic de stupéfiants dans l’affaire R. c. Mai, [2017] O.J. No. 7248 (QL) (C.S.J. Ont.); et 15 ans d’emprisonnement dans le cas d’un délinquant motivé par le profit qui était la tête dirigeante [traduction] « d’un réseau de trafic de drogues à grande échelle impliquant des quantités énormes de fentanyl » dans l’affaire R. c. Fuller, 2019 ONCJ 643 (le délinquant avait en sa possession environ 3 kg de fentanyl dans le cadre du complot).

Lorsqu’il s’agit d’évaluer la gravité de l’infraction, il est loisible tant aux juges chargés de la détermination de la peine qu’à la cour d’appel de tenir compte de la volonté du délinquant d’exploiter des populations et des communautés à risque. À cet égard, l’existence de choix qui témoignent d’un mépris insouciant pour la vie humaine augmente non seulement la gravité de l’infraction, mais aussi la culpabilité morale du délinquant, et peut constituer une circonstance aggravante dans la détermination de la peine.

[70] Bien que ce point n’ait pas été soulevé par les parties ou par la juridiction inférieure, le présent pourvoi nous donne l’occasion de souligner que, lorsqu’il s’agit d’évaluer la gravité de l’infraction, il est loisible tant aux juges chargés de la détermination de la peine qu’à la cour d’appel de tenir compte de la volonté du délinquant d’exploiter des populations et des communautés à risque. À cet égard, l’existence de choix qui témoignent d’un mépris insouciant pour la vie humaine augmente non seulement la gravité de l’infraction, mais aussi la culpabilité morale du délinquant, et peut constituer une circonstance aggravante dans la détermination de la peine.

[71] Bien que toutes les personnes et tous les lieux méritent d’être protégés, les juges chargés de la détermination de la peine peuvent, s’ils le jugent approprié, accorder une attention particulière aux torts disproportionnés causés à des groupes particulièrement vulnérables et/ou à des lieux vulnérables et éloignés, où il est plus difficile d’échapper aux trafiquants et où les ressources permettant de lutter contre la dépendance sont plus rares. Dans le cas qui nous occupe, par exemple, M. Felix faisait le trafic de fentanyl en vue de la revente dans des collectivités éloignées du territoire du Nunavut. En tant que personne de l’extérieur, il a choisi de vendre de la drogue à ces collectivités vulnérables pour toucher de l’argent facile. Il aurait été loisible aux juridictions inférieures de faire entrer en ligne de compte ce facteur à titre de circonstance aggravante importante. D’ailleurs, la Cour suprême des Territoires du Nord‑Ouest, qui aurait « une expérience de première ligne et compren[drait] les besoins [particuliers] de la collectivité où le crime a été commis » (motifs du juge Rowe, par. 121), a expressément dénoncé ce type de comportement prédateur :

[traduction] On l’a dit à maintes reprises, mais il vaut la peine de le répéter, le trafic de cocaïne a eu un effet dévastateur sur la population de Yellowknife et ailleurs dans les Territoires du Nord‑Ouest . . .

Ceux qui font le trafic de cocaïne contribuent directement à ce problème. Ils s’en prennent aux membres les plus vulnérables de la collectivité pour en tirer profit. Et il y a ceux qui viennent chez nous simplement pour se livrer au trafic de drogues parce que c’est lucratif. Il y a de l’argent facile à gagner en exploitant la dépendance d’autrui. [Nous soulignons.]

(R. c. Dubé, 2017 NWTSC 77, p. 12‑13 (CanLII))

De même, en Ontario, la vente de fentanyl dans des collectivités nordiques vulnérables a été considérée comme une circonstance aggravante (Solano‑Santana, par. 28 (CanLII)). Par conséquent, le préjudice objectif causé par les gens de l’extérieur qui se livrent au trafic du fentanyl à grande échelle dans des collectivités vulnérables peut constituer une circonstance aggravante pour laquelle il y a lieu de s’attendre à ce que la peine oblige le délinquant à rendre compte de ses actes, en plus de bien faire comprendre le caractère répréhensible de ses actes.

Les tribunaux doivent « prendre connaissance d’office des facteurs systémiques et historiques touchant les Autochtones dans la société canadienne », notamment de « l’histoire de la colonisation, des déplacements de populations et des pensionnats ».

Le délinquant n’a pas à établir un « lien de causalité entre les facteurs historiques et la perpétration de l’infraction », et les principes établis par l’arrêt Gladue doivent être appliqués dans tous les cas, indépendamment de la gravité de l’infraction.

[80] Compte tenu de la gravité de l’infraction et de ces circonstances aggravantes, il y a également lieu en l’espèce tenir compte des principes de l’arrêt Gladue. Le dossier indique que, même s’il est Métis, M. Parranto a renoncé à son droit à un rapport Gladue et qu’il n’a pas produit de rapport présentenciel. Toutefois, même lorsqu’il y a renonciation à un rapport Gladue, les tribunaux doivent « prendre connaissance d’office des facteurs systémiques et historiques touchant les Autochtones dans la société canadienne », notamment de « l’histoire de la colonisation, des déplacements de populations et des pensionnats » (Ipeelee, par. 60; Gladue, par. 83). De plus, l’avocat de M. Parranto a formulé des observations indiquant que ce dernier avait eu une enfance difficile dans un milieu où la drogue, l’alcool et la violence étaient omniprésents. Il a commencé à consommer des drogues dans les années 1990 et a été aux prises avec une dépendance à l’héroïne. Il incombait au juge chargé de la détermination de la peine et à la Cour d’appel de tenir compte de ces circonstances dans le contexte des « facteurs systémiques et historiques généraux touchant les Autochtones de façon générale » (Ipeelee, par. 59‑60). Le délinquant n’a pas à établir un « lien de causalité entre les facteurs historiques et la perpétration de l’infraction », et les principes établis par l’arrêt Gladue doivent être appliqués dans tous les cas, indépendamment de la gravité de l’infraction (Ipeelee, par. 81 et 87). À notre avis, on peut dire que l’historique personnel de M. Parranto a joué un rôle dans le fait qu’il se retrouve devant le tribunal. Il faut cependant tenir compte du fait que M. Parranto a commis la seconde série d’infractions moins de trois mois après avoir été libéré sous caution pour la première série d’infractions, ce qui donne à entendre que les principes de justice réparatrice tels que la réinsertion sociale sont moins importants dans le cas qui nous occupe que d’autres objectifs, dont la protection du public.

[83] Nous sommes d’avis de rejeter les deux pourvois et de confirmer les ordonnances de la Cour d’appel de l’Alberta. Ce faisant, nous confirmons la légitimité des points de départ sur cette assise révisée comme type acceptable de lignes directrices données par les cours d’appel, à l’intérieur du cadre établi par notre Cour qui met en relief la déférence dont il convient de faire preuve envers les juges chargés de déterminer la peine dans l’accomplissement de la tâche délicate que leur a confié le Parlement (Lacasse; Friesen). Comme il est reconnu en droit que l’on peut légitimement tenir compte de la situation qui prévaut au plan local pour élaborer une peine juste, il n’est pas nécessaire de disposer d’une seule norme pour atteindre les objectifs de la détermination de la peine. Peu importe le mode de détermination de la peine choisi, les juridictions d’appel provinciales sont les mieux placées pour proposer les balises nécessaires pour assurer la cohérence du raisonnement et de la démarche.