Par Me Félix-Antoine T. Doyon

Le contexte

À l’intérieur du Vancouver Safe Injection Site (INSITE), les toxicomanes s’injectent eux-mêmes des drogues. Le personnel de la clinique de santé supervise l’usage des drogues, fournit des installations propres et du matériel stérile, répond à des urgences comme les surdoses et fournit des services de santé. La clinique est en mesure d’exercer ses activités grâce à une exemption accordée par le ministre de la Santé en vertu, notamment, de l’art. 56 de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances (ci-après la Loi sur les drogues) :

56. S’il estime que des raisons médicales, scientifiques ou d’intérêt public le justifient, le ministre peut, aux conditions qu’il fixe, soustraire à l’application de tout ou partie de la présente loi ou de ses règlements toute personne ou catégorie de personnes, ou toute substance désignée ou tout précurseur ou toute catégorie de ceux-ci.

L’exemption permet donc à la clinique d’exercer ses activités sans que son personnel et ses clients ne puissent être poursuivis, notamment pour possession de drogue (art. 4(1) de la Loi sur les drogues). Cette exemption a été accordée en 2003, c’est-à-dire depuis le début de la création d’INSITE, mais en 2008, le gouvernement Harper a décidé de ne pas la reconduire, et ce, compte tenu de sa politique en matière criminelle. Ainsi donc, bien que la police de Vancouver, la ville et le gouvernement appuient le projet INSITE[1], celui-ci  ne peut survivre sans l’exemption fédérale nécessaire. Par conséquent, les demandeurs ont saisi les tribunaux.

La preuve faite au procès

En bref, il a été démontré qu’INSITE a sauvé des vies, sans avoir aucune incidence négative observable sur les objectifs du Canada en matière de sécurité et de santé publique.

La décision

INSITE dans cette affaire a soulevé deux catégories d’arguments. D’une part, ceux relativement au partage des compétences et d’autre part, ceux relativement à la Charte canadienne des droits et libertés[2]. Aux fins du présent article, je vais traiter de ce dernier cas de figure seulement : précisément le droit que l’on retrouve à l’art. 7 de la Charte :

7.  Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

Pour qu’INSITE puisse invoquer avec succès un argument fondé sur l’art. 7, celui-ci doit d’abord établir que l’action gouvernementale (en l’occurrence la décision d’avoir refusé l’exemption) met en jeu soit la vie, la liberté ou la sécurité des personnes concernées. La Cour suprême considère que ce premier volet du test est rencontré, car sans l’exemption gouvernementale, tant les professionnels de la santé d’INSITE que ses clients peuvent faire l’objet d’une sanction criminelle, laquelle équivaut à une restriction à leur droit à la liberté (possession de drogues, art. 4(1) de la Loi sur les drogues = possibilité d’emprisonnement). De plus, la preuve faite au procès démontre que, sans l’exemption soustrayant INSITE à la Loi sur les drogues, les professionnels de la santé d’INSITE ne pourraient offrir les services de supervision médicale aux clients, qui seraient ainsi privés de soins médicaux susceptibles de leur sauver la vie (droit à la vie de l’art. 7).

Le second volet du test est celui de se demander si la décision gouvernementale de ne pas accorder ladite exemption a été rendue en conformité avec les  « principes de justice fondamentale » (pour saisir le sens de cette dernière expression, voir par ex. mon billet sur l’affaire Gloria Taylor). La Cour suprême juge que la décision gouvernementale de ne pas accorder l’exemption ne se conforme pas aux principes de justice fondamentale en ce qu’elle est, dans un premier temps, arbitraire :

[Q]uel que soit le critère utilisé pour l’apprécier, [la décision gouvernementale] va à l’encontre même de la Loi [sur les drogues], soit la protection de la santé et de la sécurité publiques[3].

Et dans un deuxième temps, exagérément disproportionnée :

[A]u cours de ses huit années d’activités, il est démontré qu’INSITE a sauvé des vies, sans avoir aucune incidence négative observable sur les objectifs du Canada en matière de sécurité et de santé publiques. Le fait de priver la population qu’INSITE dessert des services qu’il offre et l’augmentation corrélative du risque de décès et de maladie pour les consommateurs de drogues injectables sont exagérément disproportionnés par rapport aux avantages que le Canada pourrait tirer d’une position uniforme sur la possession de stupéfiants[4]

Par conséquent, étant donné que la restriction ne peut se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique (art. 1 de la Charte), la Cour suprême ordonne unanimement au ministre d’accorder sur-le-champ à INSITE l’exemption prévue à l’art. 56 de la Loi sur les drogues : le centre peut donc continuer des activités en toute légitimité.

Mon commentaire

Dans le cadre de cette affaire, le gouvernent canadien a fait valoir un argument qui je crois, vaut la peine d’être mentionné, car j’ai eu moi aussi le réflexe de raisonner de la façon suivante :

Le Canada prétendait que les risques pour la santé que courraient les toxicomanes si INSITE était incapable de leur fournir des services de santé ne découlaient pas de l’interdiction de possession de drogues illégales établie par la Loi sur les drogues, mais plutôt de la décision des toxicomanes de consommer des drogues illégales[5].

L’argumentaire du gouvernement comportait trois volets :

(1)                   D’un point de vue factuel, c’est un choix personnel et non la loi qui causerait la mort et les maladies qu’INSITE vise à prévenir.

Réponse :        Le plus haut tribunal canadien a réfuté ce volet de l’argumentaire en soutenant que bien que le choix de prendre des drogues peut être, de prime abord, personnel, ce choix, dans certains cas, occasionne une dépendance, qui elle, ne relève pas de l’exercice d’un choix. Autrement dit,  « la dépendance est une maladie, caractérisée par le besoin incontrôlable de consommer la substance créant la dépendance »[6] : ce n’est donc plus un choix que celui de consommer de la drogue[7]. Dans cette mesure, ce n’est pas le choix de consommer qui cause la mort et les affections, mais bien cette maladie qu’est la dépendance (le Canada a reconnu au procès qu’une dépendance était une maladie), d’où la nécessité du centre INSITE.

(2)                   Ceux qui commettent des crimes doivent en assumer les conséquences.

Réponse :        Simplement, la Cour réfute cette allégation en soutenant que celle-ci est d’ordre moral et qu’elle n’a rien à voir avec la question de savoir si une loi restreint un droit garanti par la Charte[8]. Autrement dit, la Cour rappelle qu’il faut analyser l’objet et l’effet qu’engendre la décision de ne pas accorder ladite exemption sur les droits des personnes concernées, et non pas le fait qu’elle soit bonne ou mauvaise sur le plan de la moral[9].

(3)                   La décision de permettre les injections supervisées relève de la politique générale du gouvernement et est de ce fait soustraite à un examen fondé sur la Charte.

Réponse :        De répondre la Cour suprême :

Des personnes raisonnables peuvent ne pas s’entendre sur la façon de traiter la dépendance. C’est aux gouvernements habiletés à le faire, et non à la Cour, qu’il revient d’élaborer des politiques en matière criminelle et en matière de santé. Toutefois, lorsqu’une politique se traduit par une mesure législative ou un acte de l’État, cette mesure législative ou cet acte peut faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte. […] La question dont est saisie la Cour à ce stade-ci n’est pas de savoir lesquels des programmes de réduction des méfaits ou de ceux fondés sur l’abstinence constituent le moyen de résoudre le problème de la consommation de drogues illégales. Il s’agit simplement de savoir si le Canada a restreint les droits des demandeurs d’une manière qui contrevient à la Charte[10].

En terminant, même si les médias ont récemment véhiculé qu’une panoplie de piqueries supervisées pourraient voir le jour d’ici quelque temps, je vous invite à considérer les propos suivants émis par la Cour suprême à la fin de la décision :

La conclusion que le ministre n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire en conformité avec la Charte en l’espèce n’autorise pas les consommateurs de drogues injectables à posséder des drogues à leur guise, n’importe où et n’importe quand.  Il ne s’agit pas non plus d’inviter quiconque le désire à ouvrir un centre de consommation de drogues en le présentant comme un « centre d’injection supervisée ».  L’issue de la présente affaire repose sur les conclusions du juge de première instance selon lesquelles l’existence d’Insite permet vraiment de diminuer le risque de décès et de maladie et n’a eu aucune incidence négative sur les objectifs légitimes du gouvernement fédéral en matière de droit criminel.  Ni l’art. 56 de la Loi, ni l’art. 7 de la Charte n’exigent que le crime soit toléré.  Ils interdisent simplement à l’État d’appliquer le droit criminel d’une manière qui prive une personne de ses droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne garantis par l’art. 7, sans respecter les principes de justice fondamentale [notre emphase][11].

C’est pourquoi, de spécifier le tribunal, que « [l]e ministre conserve bien sûr le pouvoir de mettre fin à l’exemption, s’il le juge indiqué à la suite d’un changement dans les activités d’I[NSITE] »[12]. Cependant, mentionnons que  « dans le cas où la preuve révèle  que l’existence d’un site d’injection supervisée diminuera le risque de décès et de maladie et où il n’existe guère, sinon aucune preuve qu’elle aura une incidence négative sur la sécurité publique, le ministre devrait en règle générale accorder une exemption[13]».

 

 


[1] Voir Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44 au para. 13.

[2] Voir ibid. au para. 24.

[3] Ibid. à la p. 55.

[4] Ibid.

[5] Voir ibid. au para. 97.

[6] Ibid. au para. 99.

[7] Notons que cette réponse du tribunal repose sur les conclusions factuelles non contestées du juge de première instance.

[8] Voir supra note 1 au para. 102.

[9] Ibid.

[10] Ibid. au para. 105.

[11] Ibid. au para 140.

[12] Ibid. au para 150.

[13] Ibid. au para. 152.