Par Me Félix-Antoine T. Doyon

La Cour suprême du Canada se prononce sur la complicité en droit pénal international dans Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40.

 

Voici les passages pertinents :

 

G.  Complicité en droit international — Résumé 

 

[68]                          En bref, bien que les divers modes de commission reconnus en droit pénal international définissent les contours d’un concept général de complicité, une personne n’est pas tenue responsable du crime commis par un groupe seulement parce qu’elle est associée à ce groupe ou qu’elle a passivement acquiescé à son dessein criminel.  En droit pénal international, on ne peut conclure à la complicité d’une personne que si elle a consciemment (ou, du moins, par insouciance) apporté une contribution significative au crime ou au dessein criminel d’un groupe. 

 

H.  Droit comparé et décisions d’autres tribunaux nationaux

 

[69]                          D’autres États parties à la Convention relative aux réfugiés ont interprété l’art. 1Fa) au regard des exigences minimales en matière de complicité établies par les principes du droit international examinés précédemment.  

 

[70]                          Dans J.S., la Cour suprême du Royaume‑Uni a écarté la présomption selon laquelle l’individu qui se joint à une organisation coupable de crimes de guerre est complice de ces crimes, même lorsque le dessein de l’organisation est circonscrit et brutal.  Lord Hope de Craighead, DPSC, motifs concordants, a opiné que [traduction] « sa seule appartenance à une organisation qui recourt à la violence à des fins politiques ne suffit pas à le faire tomber sous le coup des dispositions portant exclusion » (par. 43; voir aussi par. 31 et 44).  Le décideur doit plutôt, selon Lord Kerr de Tonaghmore, motifs également concordants, [traduction] « s’attacher au rôle véritable de la personne et tenir compte de tous les aspects importants de ce rôle pour conclure que le degré de participation requis est établi ou non » (par. 55).  Selon lui, cette interprétation [traduction] « s’accorde au mieux avec l’esprit des art. 25 et 30 du Statut de Rome de la CPI » (par. 57). 

 

[71]                          Selon J.S., une personne n’est inadmissible suivant l’art. 1Fa) que [traduction] « s’il existe des raisons sérieuses de penser qu’elle a volontairement contribué de manière significative à faire en sorte que l’organisation puisse poursuivre son objectif de commettre des crimes de guerre, alors qu’elle savait que son aide permettrait la réalisation de cet objectif » (par. 38).

 

[72]                          Pour déterminer l’état d’esprit et le degré de participation de l’accusé, la cour s’appuie sur des considérations qui s’apparentent beaucoup à celles prises en compte par les tribunaux canadiens pour l’application de l’art. 1Fa) :

 

                    [traduction]  . . . (i) la nature et (ce qui pourrait revêtir une certaine importance) la taille de l’organisation et, plus particulièrement, de la section de l’organisation à laquelle le demandeur d’asile était le plus directement associé, (ii) le fait que l’organisation était proscrite ou non, et dans l’affirmative, l’auteur de cette proscription, (iii) la façon dont le demandeur d’asile a été recruté, (iv) la durée de son appartenance à l’organisation et les possibilités qu’il a eues, le cas échéant, de la quitter, (v) son poste, son grade, son statut et son influence au sein de l’organisation, (vi) sa connaissance des crimes de guerre commis par l’organisation et (vii) sa participation personnelle à l’organisation, de même que sa fonction au sein de celle‑ci, y compris, surtout, sa contribution quelle qu’elle soit à la commission de crimes de guerre.  [par. 30]. 

 

[73]                          Ces considérations sont pour l’essentiel subsumées sous celles, « non exhaustives », énoncées dans Ryivuze c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 134, [2007] A.C.F. no 186, au par. 38 :

 

(1) la nature de l’organisation;

(2) la méthode de recrutement;

(3) le poste ou le grade au sein de l’organisation;

(4) la connaissance des atrocités commises par l’organisation;

(5) la période de temps passée dans l’organisation;

(6) la possibilité de quitter l’organisation. 

[74]                          Les considérations prises en compte par les tribunaux britanniques et canadiens contribuent à éviter que l’analyse relative à la complicité débouche sur l’exclusion de la protection des réfugiés sur le fondement de la seule appartenance à une organisation multiforme qui se livre à des crimes de guerre ou sur la seule omission de se dissocier de celle‑ci.  

 

[75]                          De même, les décisions américaines rendues en appel relativement au refus du droit d’asile ne reconnaissent pas la complicité fondée sur l’acquiescement passif ou la contribution trop indirecte.  La disposition américaine qui empêche que l’asile soit accordé au persécuteur n’incorpore pas directement l’art. 1Fa), mais son interprétation veut néanmoins que seule soit inadmissible la personne ayant commis un crime international au sens du droit pénal international (M.A., par. 167).  Voici un extrait d’une décision récente de la Second Circuit Court of Appeals :

 

                    [traduction]  . . . Le simple fait qu’[une personne] soit associée à une entreprise de persécution ne suffit pas en soi à donner effet à la disposition qui prévoit le refus du droit d’asile.  Comme il appert de la remarque incidente de la cour suprême dans Fedorenkov v. United States, 499 U.S. 490, 101 S.Ct. 737, 66 L.Ed.2d 686 (1981), maintes fois citée, la « culpabilité par association » ne saurait justifier le refus du droit d’asile . . .

 

                           . . . Pour qu’[un demandeur] puisse être tenu personnellement responsable d’aide à la perpétration d’actes de persécution, certains éléments doivent établir que ses actes ont contribué à la persécution d’autrui.

                    (Xu Sheng Gao c. United States Attorney General 500 F.3d 93 (2007), par. 5‑6, cité dans P. Zambelli, « Problematic Trends in the Analysis of State Protection and Article 1F(a) Exclusion in Canadian Refugee Law » (2011), 23 Int’l. J. Refugee L. 252, p. 284 et 285).

 

[76]                          À notre avis, la notion de complicité retenue par ces États parties respecte la recommandation du HCR dans les Principes directeurs, au par. 18, bien qu’il préconise l’exigence d’une contribution « substantielle » :

 

                           Pour que l’exclusion soit justifiée, il faut que la responsabilité individuelle soit établie en liaison avec un crime couvert par l’article 1F.  [. . .] En général, la responsabilité individuelle découle du fait que la personne a commis ou a contribué de manière substantielle à la commission de l’acte criminel, en sachant que son acte ou son omission favoriserait la conduite criminelle.  Il n’est pas nécessaire que la personne ait physiquement commis l’acte criminel en question.  L’instigation, la complicité et la participation à une entreprise criminelle commune peuvent suffire.

 

[77]                          En résumé, les interprétations qui précèdent exigent toutes un lien entre l’individu et le crime ou le dessein criminel du groupe pour qu’il y ait complicité.  Un individu peut être complice d’un crime auquel il n’a ni assisté, ni contribué matériellement.  Cependant, comme l’explique le HCR et le reconnaissent d’autres États parties, pour refuser le droit d’asile à une personne, il faut prouver qu’elle a consciemment contribué de manière à tout le moins significative au crime perpétré par le groupe ou à la réalisation de son dessein criminel.  L’appartenance passive au groupe ne suffit pas, comme nous l’indiquons aux par. 70 à 76.

 

I.    L’élargissement indu de la notion de participation criminelle par les tribunaux canadiens

 

[78]                          Avant qu’elle ne soit infirmée en Cour d’appel fédérale, on voyait dans la décision de la Cour fédérale rendue en l’espèce l’amorce éventuelle d’une [traduction] « jurisprudence plus nette, plus étroitement liée aux normes internationales et au libellé d’origine de la Convention » (A. Kaushal et C. Dauvergne, « The Growing Culture of Exclusion: Trends in Canadian Refugee Exclusions », (2011) 23 Int’l J. Refugee L. 54, p. 85).  La Cour fédérale a conclu avec raison que ni la seule appartenance à un gouvernement qui s’est rendu coupable de crimes internationaux, ni la connaissance de ces crimes ne suffisent pour établir la complicité (par. 4). 

 

[79]                          À notre sens, l’approche de la Cour fédérale en l’espèce resserre à juste titre le critère qui permet de conclure ou non à la complicité, un critère qui, dans certains cas, s’était attaché indûment aux activités criminelles du groupe plutôt qu’à la contribution de l’individu à ces activités criminelles (voir p. ex. Osagie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 15817 (C.F.); Mpia‑Mena‑Zambili c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1349, par. 45 à 47; Fabela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1028, par. 14 à 19).  En répondant par l’affirmative à la question certifiée, la Cour d’appel fédérale peut donner à penser qu’elle avalise une interprétation trop large de la complicité, une interprétation qui englobe la complicité par association ou acquiescement passif.

 

[80]                          Le juge Noël écrit en l’espèce qu’« en demeurant en poste sans protêt et en continuant à défendre les intérêts de son gouvernement alors qu’il a connaissance des crimes commis par ce gouvernement », un haut fonctionnaire peut se rendre complice de ces crimes.  On ne saurait toutefois invoquer indûment les motifs de la Cour d’appel fédérale pour conclure à la complicité d’une personne alors même qu’elle n’a accompli aucun acte coupable et n’a eu aucune connaissance ou intention criminelle, mais a seulement su que d’autres membres du gouvernement avaient commis des actes illégaux. 

 

[81]                          À notre avis, il est nécessaire de revoir l’interprétation canadienne de l’art. 1Fa) afin d’exclure clairement le refus de protection fondé sur une notion aussi étendue de la complicité.  Faute de le faire, un haut fonctionnaire pourrait devoir cesser d’exercer ses fonctions légitimes en période de conflit ou d’instabilité nationale afin de ne pas être déchu de son droit à l’asile.  De plus, la complicité susceptible de s’entendre de la culpabilité par association ou de l’acquiescement passif va à l’encontre de deux principes fondamentaux du droit pénal.  

 

[82]                          Il est bien établi en droit pénal international que l’omission n’emporte pas de responsabilité pénale, sauf obligation d’agir (Cassese’s International Criminal Law, p.180‑182).  Par conséquent, à moins d’un contrôle exercé sur les auteurs individuels d’un crime international, nul ne peut se rendre complice seulement en continuant d’exercer ses fonctions sans protester (Ramirez, p. 319‑320).  De même, la culpabilité par association viole le principe de la responsabilité pénale individuelle.  Une personne ne peut être responsable que de ses propres actes coupables (van Sliedregt, p. 17).

 

[83]                          On ne doit pas considérer que la décision de la Cour d’appel fédérale permet de conclure à la complicité par association du fait de la fonction exercée ni à celle fondée sur l’acquiescement passif, car ce serait perpétuer une rupture avec le droit pénal international et les principes fondamentaux du droit pénal.  

 

J.    Resserrement du critère appliqué au Canada en matière de complicité

 

[84]                          Compte tenu de ce qui précède, il devient nécessaire de clarifier la notion de complicité aux fins de l’application de l’art. 1Fa).  Pour refuser l’asile à un demandeur sur le fondement de cette disposition, il doit exister des raisons sérieuses de penser qu’il a volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel d’une organisation.

 

[85]                          Nous examinons chacune des caractéristiques clés de cette notion de complicité axée sur la contribution.  Il s’agit à notre avis de conditions propres à empêcher un décideur d’élargir la notion indûment et de conclure à la complicité d’une personne pour simple association ou acquiescement passif. 

 

                  (1)   Caractère volontaire de la contribution aux crimes ou au dessein criminel

 

[86]                          Il va sans dire que la contribution au crime ou au dessein criminel doit être volontaire.  Cette caractéristique n’est pas contestée en l’espèce, mais on peut aisément concevoir le cas d’un individu qui aurait été complice d’un crime de guerre sans avoir vraiment eu le choix d’y participer.  Pour déterminer le caractère volontaire ou non d’une contribution, le décideur doit par exemple tenir compte du mode de recrutement de l’organisation et des possibilités de quitter celle‑ci.  L’exigence du caractère volontaire permet au demandeur d’invoquer la contrainte, un moyen de défense effectivement reconnu en droit pénal international coutumier, ainsi qu’à l’art. 31‑1‑d du Statut de Rome (Cassese’s International Criminal Law, p. 215 et 216). 

 

                  (2)   Contribution significative aux crimes ou au dessein criminel

 

[87]                          Selon nous, la simple association devient complicité coupable aux fins de l’art. 1Fa) lorsqu’une personne apporte une contribution significative aux crimes ou au dessein criminel d’un groupe.  Comme l’affirme lord Brown, J.S.C., dans J.S., l’existence du lien requis entre la personne et le comportement criminel du groupe n’exige pas que la contribution de l’accusé [traduction] « vise la perpétration de crimes identifiables précis »; elle peut viser un « dessein commun plus large, comme la réalisation de l’objectif d’une organisation par tous les moyens nécessaires, y compris la commission de crimes de guerre » (par. 38).  Cette interprétation de l’art. 1Fa) s’accorde avec la reconnaissance par le droit pénal international de la participation collective et indirecte aux crimes en question, ainsi qu’avec le par. 21(2) du Code criminel du Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑46, qui impute une responsabilité pénale à quiconque prête son concours à la réalisation d’une fin commune illégale.

 

[88]                          Étant donné que toute forme ou presque de contribution apportée à un groupe peut être considérée comme favorisant la réalisation de son dessein criminel, le degré de contribution doit être soupesé avec soin.  L’exigence voulant que la contribution soit significative se révèle cruciale afin d’éviter un élargissement déraisonnable de la notion de participation criminelle en droit pénal international. 

 

                  (3)   La contribution consciente aux crimes ou au dessein criminel

 

[89]                          Pour être complice de crimes gouvernementaux, un fonctionnaire doit être au courant de leur perpétration ou du dessein criminel du gouvernement et savoir que son comportement facilitera la perpétration des crimes ou la réalisation du dessein criminel.

 

[90]                          Nous estimons que cette approche est conforme au type de mens rea exigé à l’art. 30 du Statut de Rome.  L’article 30‑1 dispose en effet que « nul n’est pénalement responsable et ne peut être puni à raison d’un crime relevant de la compétence de la [CPI] que si l’élément matériel du crime est commis avec intention et connaissance ».  L’article 30‑2‑a précise qu’il y a intention chez une personne lorsqu’elle « entend adopter [l]e comportement ».  En ce qui concerne les conséquences, l’art. 30‑2‑b exige que la personne « entend[e] causer cette conséquence ou [soit] consciente que celle‑ci adviendra dans le cours normal des événements ».  Suivant l’article 30‑3, il y a connaissance lorsqu’une « personne est consciente qu’une circonstance existe ou qu’une conséquence adviendra dans le cours normal des événements ».

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