Le critère du tiers suspect connu ne fournit pas le bon cadre d’analyse pour déterminer la pertinence de la preuve d’un tiers suspect inconnu

R. c. Grant, 2015 CSC 9 :

[24] Pour que la preuve relative à un tiers suspect connu ait une quelconque valeur probante, elle doit démontrer l’existence d’un lien suffisant entre le tiers et le crime pour lequel l’accusé est inculpé (Grandinetti, par. 47; McMillan c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 824). La défense invoque une telle preuve pour soulever un doute raisonnable qu’une autre personne a commis le crime en question. La preuve que cette autre personne avait le mobile et les moyens pour commettre le crime, ou qu’elle y était prédisposée, établira souvent ce lien suffisant.

[25] Comme l’a reconnu notre Cour dans l’arrêt McMillan, le critère du lien suffisant n’est rien de plus qu’une explication de l’analyse de la pertinence logique appliquée dans le contexte particulier d’allégations selon lesquelles une autre personne connue a commis le crime (p. 828‑829). La juge Abella a confirmé ce point dans l’arrêt Grandinetti, où elle a écrit ce qui suit :

L’exigence d’un lien suffisant entre l’autre personne et le crime est essentielle. Faute d’un tel lien, l’élément de preuve offert n’a aucune pertinence ou valeur probante. L’élément peut reposer sur des inférences, mais celles‑ci doivent être raisonnables au regard de la preuve et ne pas être spéculatives. [par. 47]

Faute d’un lien suffisant entre le tiers et le crime, la preuve d’un tiers suspect connu n’est tout simplement pas logiquement pertinente.

[26] Il n’existe aucun motif rationnel d’exiger que le lien soit établi par une preuve directement liée au tiers lorsque celui‑ci est inconnu. Énoncer ainsi le critère ― conçu par exemple pour démontrer qu’un tiers connu avait un mobile, a eu l’occasion de commettre le crime et y était prédisposé ― imposerait à l’accusé un fardeau irréaliste. Comment l’accusé pourrait‑il établir qu’une personne inconnue avait un mobile, qu’elle a eu l’occasion de commettre le crime ou qu’elle y était prédisposée? (Voir à ce sujet l’arrêt State c. Scheidell, 227 Wis.2d 285 (1999), par. 24‑27).

[27] Lorsque l’identité du tiers est inconnue, la nature du lien doit refléter un cadre factuel différent. Dans de telles circonstances, le lien suffisant ― pour ancrer la pertinence et la valeur probante de la preuve ― découle généralement des similitudes entre le crime reproché et un autre crime que l’accusé n’aurait pas pu commettre.

[28] Cette importance accordée aux similitudes entre les infractions ne constitue pas une formulation d’un critère catégorique nouveau. Elle reflète plutôt les principes sur lesquels repose l’arrêt Grandinetti qui s’appliquent de manière différente dans des contextes factuels différents. Tout comme la preuve d’un tiers suspect connu, [traduction] « en l’absence d’un quelconque lien avec l’infraction alléguée », la preuve d’un tiers suspect inconnu constituera de la pure spéculation (R. c. McMillan (1975), 7 O.R. (2d) 750 (C.A.), p. 758, conf. (1977) 2 R.C.S. 824). À moins que les circonstances de l’autre infraction et les similitudes présentes soient suffisantes pour donner à penser que la même personne a commis les deux crimes, la preuve d’un tiers suspect inconnu ne sera pas logiquement pertinente.

[29] Cela concorde avec les méthodes adoptées par d’autres pays de common law pour examiner la preuve de faits similaires présentée par la défense[2].

[30] Le fait de conclure à la pertinence logique de la preuve ne met pas fin à l’examen de l’admissibilité. Même le critère du lien suffisant établi dans l’arrêt Grandinetti ne porte que sur l’aspect relatif à la valeur probante du critère établi dans l’arrêt Seaboyer. Une fois le critère de la pertinence satisfait, le juge du procès doit encore être convaincu que les effets préjudiciables de la preuve présentée par la défense ne l’emportent pas sensiblement sur sa valeur probante.

C. Le critère d’admissibilité de la preuve de faits similaires présentée par le ministère public ne s’applique pas à la preuve d’actes similaires d’une personne non accusée présentée par la défense

[31] La preuve de faits similaires est, le plus souvent, une preuve d’actes antérieurs répréhensibles de l’accusé présentée par le ministère public. La preuve de cette nature est présumée inadmissible, puisque ses effets très préjudiciables l’emportent généralement sur sa valeur probante (R. c. Arp, [1998] 3 R.C.S. 339; Handy). Comme l’a observé notre Cour dans l’arrêt R. c. B. (C.R.) [1990] 1 R.C.S. 717, p. 732, présenter au jury la preuve que l’accusé a commis des « actes immoraux ou illégaux antérieurs » cause inévitablement un « préjudice grave » à l’accusé. La présomption d’inadmissibilité de cette preuve est liée tant à l’aspect moral de ce préjudice ― le danger que le juge des faits déclare l’accusé coupable à tort simplement afin de le condamner pour avoir commis des actes antérieurs répréhensibles ― qu’à l’aspect raisonnement de ce préjudice ― le danger que le juge des faits se laisse influencer par la preuve d’actes répréhensibles similaires et lui accorde plus de poids qu’elle n’en mérite (Handy, par. 139‑147). Exceptionnellement, la preuve de faits similaires sera admise lorsque, compte tenu de la similitude entre les actes présumés, le ministère public « convainc[. . .] le juge du procès, selon la prépondérance des probabilités, que [. . .] la valeur probante de la preuve relative à une question donnée l’emporte sur le préjudice qu’elle peut causer et justifie ainsi sa réception » (Handy, par. 55). Lorsque le ministère public présente une preuve de faits similaires pour établir l’identité de l’auteur du crime, il doit convaincre le juge du procès, selon la prépondérance des probabilités, que « les actes similaires reprochés ont été commis par la même personne » (Arp, par. 48).

[32] En plus d’appliquer le critère établi dans l’arrêt Grandinetti concernant les tiers suspects connus, le juge du procès en l’espèce a appliqué la norme de la « prépondérance des probabilités » pour déterminer si l’incident signalé par P.W. a vraiment eu lieu. Pour ce faire, il a fait référence au critère d’admissibilité applicable à la preuve de faits similaires présentée par le ministère public, établi dans l’arrêt Handy. La Cour d’appel a conclu que la preuve en question était semblable [traduction] « à une preuve de faits similaires », mais a indiqué que, comme cette preuve est présentée par la défense, l’arrêt Seaboyer, et non l’arrêt Handy, régit son admissibilité (par. 73‑74).

[33] Cette conclusion concorde avec la méthode retenue par les tribunaux d’appel canadiens lorsque l’on cherche à présenter une preuve de faits similaires d’une personne non accusée. Les tribunaux d’appel saisis de cette question ont systématiquement conclu qu’une telle preuve n’est pas régie par le critère applicable à la preuve d’actes similaires d’un accusé (voir, par exemple, R. c. Scopelliti (1981), 34 O.R. (2d) 524 (C.A.); R. c. Pollock (2004), 187 C.C.C. (3d) 213 (C.A. Ont.), par. 104; R. c. Kendall (1987), 35 C.C.C. (3d) 105 (C.A. Ont.); R. c. Sims (1994), 28 C.R. (4th) 231 (C.A. C.‑B.); R. c. Hamilton, 2003 BCCA 490, 180 C.C.C. (3d) 80; R. c. Brousseau, 2006 QCCA 858).

[34] La preuve présentée par la défense concernant un tiers suspect inconnu constitue une preuve de faits similaires uniquement dans le sens où sa valeur probante découle de la similitude entre les incidents lorsqu’il est impossible que l’accusé ait commis l’infraction pour laquelle il n’est pas accusé. Un fardeau exigeant une preuve selon la prépondérance des probabilités n’est pas compatible avec le fardeau de présentation moins lourd qui incombe à l’accusé de soumettre un moyen de défense en présentant une preuve suffisante « qui permettrait à un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant raisonnablement de prononcer l’acquittement » (Cinous, par. 49). Présumer l’inadmissibilité d’une telle preuve présentée par la défense imposerait à l’accusé le fardeau de prouver son innocence. Comme l’a relevé notre Cour dans l’arrêt Seaboyer, le critère applicable à la preuve présentée par la défense doit être assujetti au « principe fondamental de notre système judiciaire selon lequel une personne innocente ne doit pas être déclarée coupable » (p. 611).

[35] De plus, la preuve d’un tiers suspect inconnu ne risque pas de causer un préjudice moral à l’accusé. Pareille preuve se veut disculpatoire lorsqu’elle est invoquée par un accusé, comme c’était le cas en l’espèce. Bien que cette preuve suscite quelques‑unes des mêmes préoccupations à l’égard du préjudice par raisonnement que la preuve d’actes antérieurs répréhensibles de l’accusé (Arp, par. 40; Handy, par. 37), on peut redresser ce préjudice en appliquant directement le critère établi dans l’arrêt Seaboyer.

[36] En conclusion, la norme de la prépondérance des probabilités régissant l’admissibilité d’une preuve de faits similaires ne s’applique pas à la preuve d’un tiers suspect inconnu présentée par l’accusé. La similitude entre les actes démontre la pertinence de la preuve, mais le fait d’imposer à l’accusé le fardeau de satisfaire au critère établi dans l’arrêt Handy n’est ni conforme à la présomption d’innocence, ni nécessaire pour protéger l’accusé d’un préjudice moral. Il convient d’examiner la question du préjudice par raisonnement ou du risque à l’intégrité du procès que suscite cette preuve en appliquant directement le cadre d’analyse prévu dans l’arrêt Seaboyer.

D. Le critère établi dans l’arrêt Seaboyer s’applique à l’admission de la preuve d’un tiers suspect inconnu

[37] À mon sens, le meilleur moyen pour déterminer l’admissibilité de la preuve concernant un tiers suspect inconnu consiste à l’examiner en suivant la démarche plus large, fondée sur des principes, adoptée dans l’arrêt Seaboyer. Le fait d’évaluer l’admissibilité de cette preuve sur le fondement de l’arrêt Seaboyer, plutôt que par l’application de critères disparates qui ne tiennent pas compte de ses particularités, permet au juge du procès d’adapter au cadre factuel précis son évaluation et son appréciation de la valeur probante et des effets préjudiciables de la preuve. Conformément à l’arrêt Seaboyer, une fois qu’elle a été jugée pertinente, la preuve relative à un tiers suspect inconnu sera admise à moins que ses effets préjudiciables l’emportent sensiblement sur sa valeur probante.

[38] Comme je l’ai déjà dit, l’analyse fondée sur l’arrêt Seaboyer comporte deux volets. Premièrement, en appliquant l’arrêt Seaboyer, le juge du procès doit évaluer la valeur probante potentielle de la preuve. Lorsque la preuve a trait à un tiers suspect inconnu, la valeur probante dépendra en partie de la force du lien entre les deux événements ― c’est‑à‑dire le degré de similitude entre le crime dont la personne est accusée et l’incident que l’on dit être similaire. Comme la Cour suprême du Wisconsin l’a indiqué dans l’arrêt Scheidell, [traduction] « plus la similitude entre les événements est grande, et plus la complexité, la particularité et la fréquence relative des événements sont grandes, plus la balance penchera en faveur de l’admission » (par. 41, citant State c. Sullivan, 216 Wis.2d 768 (1998), par. 54).

[39] Deuxièmement, le critère fondé sur l’arrêt Seaboyer traite des effets préjudiciables potentiels de la preuve. La preuve d’un tiers suspect inconnu, comme la preuve de faits similaires présentée par le ministère public, présente un risque particulier de préjudice par raisonnement. Le fait d’introduire une preuve d’autres crimes suffisamment similaires au crime reproché peut risquer « d’empêcher les membres du jury de bien se concentrer sur l’accusation elle‑même, [fait qui est] aggravé par le temps » (Handy, par. 144).

[40] Toutefois, ces effets préjudiciables importants doivent néanmoins être évalués conformément aux principes fondamentaux qui régissent les poursuites criminelles. En conférant la protection constitutionnelle au droit de l’accusé à une défense pleine et entière et à son droit d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, nous devons accepter que le procès soit relativement complexe et long et que l’attention du jury risque d’être détournée de la preuve du ministère public. Il s’agit d’un compromis nécessaire à la matérialisation de ces droits (Voir, par exemple, l’arrêt Scheidell, par. 65, le juge en chef Abrahamson, dissident quant au résultat.)

[41] Contrairement à ce qu’affirme le ministère public, appliquer l’arrêt Seaboyer ne fait pas [traduction] « reposer le critère d’admissibilité sur la question de savoir si le tiers est nommé ou non » (m.a., par. 44). La preuve d’un tiers suspect connu est déjà assujettie au critère d’admissibilité établi dans l’arrêt Seaboyer : les effets préjudiciables l’emportent‑ils sensiblement sur la valeur probante? (Voir, par exemple, R. c. Murphy, 2012 ONCA 573, 295 O.A.C. 281 (preuve d’un tiers suspect); R. c. Underwood, 2002 ABCA 310, 170 C.C.C. (3d) 500 (preuve par ouï‑dire d’un tiers suspect).) Certes, la preuve présentée par la défense est généralement assujettie à l’arrêt Seaboyer (Shearing (contre‑interrogatoire de la plaignante par la défense); R. c. Clarke (1998), 129 C.C.C. (3d) 1 (crédibilité de la plaignante); R. c. Jackson, 2013 ONCA 632, 301 C.C.C. (3d) 358, conf. 2014 CSC 30, [2014] 1 R.C.S. 672 (condamnations criminelles de la victime décédée); R. c. C. (T.) (2004), 189 C.C.C. (3d) 473 (C.A. Ont.) (documents d’un tiers en la possession de l’accusé); Pollock (preuve de moralité d’un coaccusé); R. c. Humaid (2006), 37 C.R. (6th) 347 (C.A. Ont.) (preuve par ouï‑dire de la défense); Hamilton, (preuve de mauvaise moralité de la personne décédée). Ainsi, alors que les principes de l’arrêt Seaboyer s’appliquent toujours, ils s’appliquent de manière différente dans des situations différentes.

[42] Comme le démontre cette analyse, bon nombre des préoccupations à l’origine des critères précis régissant l’admissibilité d’une preuve d’un tiers suspect connu et d’une preuve de faits similaires sont également examinées dans l’analyse fondée sur l’arrêt Seaboyer. Dans tous les cas, la preuve doit constituer plus que de simples spéculations ou conjectures. La valeur de la preuve doit être pondérée au regard des risques posés à l’intégrité du procès lorsqu’une partie cherche à élargir la portée du procès en y introduisant des personnes ou des événements qui ne sont pas directement liés au crime reproché.