Colombie-Britannique (Procureur général) c. Conseil des Canadiens avec déficiences, 2022 CSC 27
[1] L’accès à la justice est tributaire de l’utilisation efficace et responsable des ressources judiciaires. Les poursuites frivoles, les délais procéduraux sans fin et les appels inutiles augmentent la durée et le coût des litiges et gaspillent ces ressources. Pour préserver un véritable accès, les tribunaux doivent s’assurer que leurs ressources demeurent à la disposition des parties qui en ont le plus besoin — c’est‑à‑dire celles qui engagent des actions fondées et justiciables qui nécessitent l’attention des tribunaux.
[2] La qualité pour agir dans l’intérêt public — un aspect du droit relatif à la qualité pour agir — offre une avenue par laquelle les tribunaux peuvent favoriser l’accès à la justice tout en veillant à ce que les ressources judiciaires soient utilisées à bon escient (voir, p. ex., Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, [2012] 2 R.C.S. 524, par. 23). La qualité pour agir dans l’intérêt public permet aux individus ou aux organisations de soumettre des causes d’intérêt public aux tribunaux, même s’ils ne sont pas directement touchés par les questions en cause ou si leurs propres droits ne sont pas atteints. Elle peut donc jouer un rôle central dans les litiges portant sur la Charte canadienne des droits et libertés, où les questions soulevées peuvent avoir un effet considérable sur la société dans son ensemble plutôt qu’une incidence limitée sur un seul individu.
[28] La décision de reconnaître ou non la qualité pour agir dans l’intérêt public relève du pouvoir discrétionnaire des tribunaux (Downtown Eastside, par. 20). Lorsqu’il exerce ce pouvoir, un tribunal doit apprécier et soupeser de façon cumulative trois facteurs en adoptant une approche téléologique et en tenant compte des circonstances. Ces facteurs sont les suivants : (i) L’affaire soulève‑t‑elle une question sérieuse et justiciable? (ii) La partie qui a intenté la poursuite a‑t‑elle un intérêt véritable dans l’affaire? (iii) La poursuite proposée constitue‑t‑elle une manière raisonnable et efficace de soumettre la cause à la cour? (par. 2).
[29] Dans l’arrêt Downtown Eastside, notre Cour a expliqué que chaque facteur doit être « soupes[é] à la lumière des objectifs qui sous‑tendent les restrictions à la qualité pour agir et appliqu[é] d’une manière souple et libérale de façon à favoriser la mise en œuvre de ces objectifs sous‑jacents » (par. 20). Ces objectifs sont de trois ordres : (i) l’affectation efficace des ressources judiciaires limitées et la nécessité d’écarter les plaideurs « trouble‑fête », (ii) l’assurance que les tribunaux entendront les principaux intéressés faire valoir contradictoirement leurs points de vue, et (iii) la sauvegarde du rôle propre aux tribunaux dans le cadre de notre système démocratique de gouvernement (par. 1).
[30] Dans le cadre de leurs analyses, les tribunaux doivent également examiner les objectifs qui justifient la reconnaissance de la qualité pour agir (Downtown Eastside, par. 20, 23, 36, 39‑43, 49‑50 et 76). Ces objectifs sont de deux ordres : (i) donner plein effet au principe de la légalité et (ii) assurer un accès aux tribunaux ou, plus largement, un accès à la justice (par. 20, 39‑43 et 49). Dans chaque cas, le but est d’établir un véritable équilibre entre les objectifs qui militent pour la reconnaissance de la qualité pour agir et ceux qui militent pour la restreindre (par. 23).
[31] L’arrêt Downtown Eastside demeure l’autorité en la matière. Les tribunaux devraient s’efforcer d’établir un équilibre entre tous les objectifs à la lumière des circonstances et dans l’« exercice judicieux du pouvoir judiciaire discrétionnaire » qui leur est conféré (par. 21). Par conséquent, ils ne devraient pas, en règle générale, accorder une « importance particulière » à l’un ou l’autre des objectifs, y compris au principe de la légalité et à l’accès à la justice. Ces principes sont importants — et ont d’ailleurs joué un rôle crucial dans l’élaboration de la notion de qualité pour agir dans l’intérêt public —, mais ce ne sont que deux considérations parmi de nombreuses autres qui guident l’analyse prescrite par l’arrêt Downtown Eastside.
Le principe de la légalité renvoie à deux idées : (i) le fait que les actes de l’État doivent être conformes à la loi et (ii) le fait qu’il doit exister des manières pratiques et efficaces de contester la légalité des actions de l’État (Downtown Eastside, par. 31).
[33] Le principe de la légalité renvoie à deux idées : (i) le fait que les actes de l’État doivent être conformes à la loi et (ii) le fait qu’il doit exister des manières pratiques et efficaces de contester la légalité des actions de l’État (Downtown Eastside, par. 31). La légalité tire son origine de la primauté du droit : « [s]i les gens [n’étaient] pas en mesure de contester en justice les mesures prises par l’État, ils ne [pourraient] obliger celui‑ci à rendre des comptes — l’État serait alors au‑dessus des lois ou perçu comme tel » (Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie‑Britannique (Procureur général),2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31, par. 40).
La qualité pour agir dans l’intérêt public procure une avenue pour contester la légalité de l’action gouvernementale, en dépit des obstacles sociaux, économiques ou psychologiques à l’accès qui pourraient empêcher des individus de faire valoir leurs droits.
[34] L’accès à la justice, à l’instar de la légalité, est « essentiel à la primauté du droit » (Trial Lawyers, par. 39). Comme l’a affirmé le juge en chef Dickson, « [i]l ne peut y avoir de primauté du droit sans accès aux tribunaux, autrement la primauté du droit sera remplacée par la primauté d’hommes et de femmes qui décident qui peut avoir accès à la justice » (B.C.G.E.U. c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 1988 CanLII 3 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 214, p. 230).
[35] L’accès à la justice a de nombreuses dimensions, comme la connaissance de ses droits et du fonctionnement de notre système de justice, la capacité d’obtenir l’assistance d’un avocat et d’accéder aux voies de recours judiciaires ainsi que l’élimination des obstacles qui empêchent souvent des parties éventuelles de s’assurer du respect de leurs droits. Toutefois, pour les fins du présent pourvoi, par accès à la justice, j’entends « accès aux tribunaux » au sens large (voir, p. ex., G. J. Kennedy et L. Sossin, « Justiciability, Access to Justice and the Development of Constitutional Law in Canada » (2017), 45 Fed. L. Rev. 707, p. 710).
[36] Dans l’arrêt Downtown Eastside, la Cour a reconnu que l’accès à la justice est en symbiose avec la qualité pour agir dans l’intérêt public : le pouvoir discrétionnaire des tribunaux d’accorder ou de refuser la qualité pour agir intervient comme rempart qui a une incidence directe sur l’accès (par. 51). La qualité pour agir dans l’intérêt public procure une avenue pour contester la légalité de l’action gouvernementale, en dépit des obstacles sociaux, économiques ou psychologiques à l’accès qui pourraient empêcher des individus de faire valoir leurs droits.
La légalité et l’accès à la justice font partie intégrante de l’histoire de la qualité pour agir dans l’intérêt public.
[37] La légalité et l’accès à la justice font partie intégrante de l’histoire de la qualité pour agir dans l’intérêt public. Dans l’arrêt Thorson c. Procureur général du Canada, 1974 CanLII 6 (CSC), [1975] 1 R.C.S. 138, par exemple, la Cour s’est fondée principalement sur le principe de la légalité pour admettre l’existence du pouvoir discrétionnaire de reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public (p. 163). Dans cette affaire, la Cour a accordé à un plaideur la qualité pour contester une loi qui ne le touchait pas directement, estimant qu’une question constitutionnelle ne « devrait [pas] être mise à l’abri d’un examen judiciaire en niant qualité pour agir à quiconque tente d’attaquer la loi contestée » (p. 145).
[38] Il a de nouveau été question de légalité dans l’arrêt Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, 1975 CanLII 14 (CSC), [1976] 2 R.C.S. 265, une cause dans laquelle la Cour a accordé la qualité pour agir même si une personne plus directement touchée par la loi avait pu intenter une poursuite privée. Dans cette affaire, notre Cour a autorisé le rédacteur en chef d’un journal — un membre du public — à contester les pouvoirs de censure conférés à un organisme administratif. Les propriétaires et les gestionnaires de théâtres étaient plus directement touchés par la loi que le public en général, mais la Cour a jugé qu’il était improbable que ceux‑ci présentent des contestations. Comme il n’y avait « pratiquement aucun autre moyen de soumettre la loi contestée à l’examen judiciaire », la Cour a reconnu à un membre du public la qualité pour agir afin de solliciter un jugement déclaratoire portant que la loi était inconstitutionnelle (p. 271).
[39] Il a été question d’accès à la justice de même que du principe de la légalité dans l’arrêt Finlay c. Canada (Ministre des Finances), 1986 CanLII 6 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 607, le premier jugement rendu par la Cour après l’adoption de la Charte portant sur la qualité pour agir dans l’intérêt public. Dans cet arrêt, la Cour a reconnu la qualité pour agir et a souligné « l’importance dans un État fédéral de pouvoir s’adresser aux tribunaux pour contester la constitutionnalité d’une loi » (p. 627). Elle a aussi fait observer que le principe sous‑jacent à l’exercice du pouvoir discrétionnaire à l’égard de la qualité pour agir était l’intérêt public à assurer le respect des « limites d’un pouvoir conféré par la loi » (p. 631‑632).
[40] Enfin, dans l’arrêt Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1992 CanLII 116 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 236, notre Cour s’est fondée sur la légalité pour refuser de reconnaître la qualité pour agir. La Cour a souligné « le droit fondamental du public d’être gouverné conformément aux règles de droit » et reconnu que la qualité pour agir dans l’intérêt public a « pour objet d’empêcher que la loi ou les actes publics soient à l’abri des contestations » (p. 250 et 252). Comme la mesure avait déjà été « contest[ée] » par des particuliers plaideurs, il n’était « pas nécessaire » de reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public (p. 252‑253).
[41] Le cadre actuel applicable pour juger de la qualité pour agir dans l’intérêt public découle de l’arrêt Downtown Eastside. Suivant ce cadre, les tribunaux soupèsent de manière souple et téléologique les trois facteurs énoncés dans l’arrêt Downtown Eastsideà la lumière des « circonstances particulières » de l’affaire, et ils le font « de façon “libérale et souple” » (par. 2, citant Conseil canadien des Églises, p. 253).
[42] La cadre d’analyse prescrit par l’arrêt Downtown Eastside répond à un grand nombre de préoccupations qui sous‑tendent les règles de droit relatives à la qualité pour agir. La légalité et l’accès à la justice sont deux de ces préoccupations. Ce cadre tient toutefois également compte de préoccupations traditionnelles relatives à l’expansion de la notion de qualité pour agir dans l’intérêt public, y compris la façon dont sont réparties les ressources judiciaires limitées et la nécessité d’écarter les « trouble‑fête », l’importance de garantir que les tribunaux disposent des points de vue divergents de ceux qui sont le plus directement touchés par les questions et celle d’assurer que les tribunaux puissent jouer leur rôle au sein de notre démocratie constitutionnelle.
[43] Il sera utile de cerner brièvement chacune de ces préoccupations ainsi que leur place dans le cadre d’analyse de l’arrêt Downtown Eastside. Bien que la légalité et l’accès à la justice sont examinés principalement en lien avec le troisième facteur, il est toutefois utile de revoir les trois facteurs.
[44] La nécessité de bien répartir les ressources judiciaires limitées concerne la question du fonctionnement efficace du système judiciaire dans son ensemble. Comme notre Cour l’a conclu dans l’arrêt Conseil canadien des Églises, « [c]e serait désastreux si les tribunaux devenaient complètement submergés en raison d’une prolifération inutile de poursuites insignifiantes ou redondantes intentées par des organismes bien intentionnés dans le cadre de la réalisation de leurs objectifs » (p. 252). Cette préoccupation est également liée à une possible multiplicité de poursuites présentées par de « [simples] trouble‑fête », c’est‑à‑dire, des demandeurs qui cherchent à utiliser les tribunaux pour faire progresser des intérêts personnels et qui pourraient miner d’autres contestations présentées par des demandeurs ayant un intérêt réel dans l’affaire (Finlay, p. 631).
Le premier des facteurs établis par l’arrêt Downtown Eastside, à savoir si l’affaire soulève une question sérieuse et justiciable, est lié à deux des préoccupations traditionnelles. La justiciabilité a trait à la préoccupation relative au rôle propre aux tribunaux et à la relation constitutionnelle qu’ils doivent entretenir avec les autres branches de l’État. En insistant sur l’existence d’une question justiciable, les tribunaux s’assurent d’exercer leur pouvoir discrétionnaire de reconnaître ou non la qualité pour agir d’une façon qui est cohérente avec le rôle constitutionnel qui leur est propre. Le « caractère sérieux », en revanche, se rapporte à la préoccupation relative à l’allocation des ressources judiciaires limitées et à la nécessité d’écarter les « [simples] trouble‑fête ». Ce facteur favorise aussi largement l’accès à la justice, puisque les tribunaux doivent s’assurer que leurs ressources demeurent à la disposition de ceux qui en ont le plus besoin (voir, p. ex., Trial Lawyers, par. 47).
[45] Dans l’arrêt Downtown Eastside, la Cour a noté que la préoccupation quant aux « trouble‑fête » pouvait être exagérée : « [a]près tout, bien peu de gens saisiront les tribunaux d’une affaire dans laquelle ils n’ont aucun intérêt et qui, en soi, ne laisse entrevoir aucune fin légitime » (par. 28). Le refus de reconnaître la qualité pour agir « n’est pas la seule manière, ni nécessairement la plus appropriée, pour se prémunir contre ces périls » : les tribunaux peuvent aussi vérifier le bien‑fondé des demandes à un stade préliminaire de l’instance, intervenir afin de prévenir les abus et adjuger des dépens, toutes des avenues qui permettent d’éviter la multiplication des poursuites par ces « trouble‑fête » (par. 28).
[46] Le fait d’entendre les points de vue divergents de ceux qui sont le plus touchés par les questions soulevées dans le recours permet aux tribunaux d’effectuer leur travail : en effet, ces derniers « dépendent des parties quant à la présentation complète et adroite des éléments de preuve et des arguments » (Downtown Eastside, par. 29). L’absence de faits et d’arguments propres aux parties touchées « compromet la capacité de la Cour de s’assurer qu’elle entend ceux qui sont le plus directement touchés et que les questions relatives à la Charte sont tranchées dans un contexte factuel approprié » (Hy and Zel’s Inc. c. Ontario (Procureur général), 1993 CanLII 30 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 675, p. 694).
[47] Conformément au rôle propre aux tribunaux et à leur relation constitutionnelle avec les autres branches de l’État, les parties à un litige doivent soulever une question dont les tribunaux peuvent être saisis — c’est‑à‑dire une question justiciable. À titre d’exemple, un tribunal pourrait, « faute de légitimité, n’être d’aucun secours pour régler un différend portant sur l’identité du meilleur joueur de hockey de tous les temps, sur un joueur de bridge que l’on écarte de son habituelle soirée de jeu hebdomadaire ou sur une cousine convaincue qu’elle aurait dû être invitée à un mariage » (Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses (Judicial Committee) c. Wall, 2018 CSC 26, [2018] 1 R.C.S. 750, par. 35).
[48] Le premier des facteurs établis par l’arrêt Downtown Eastside, à savoir si l’affaire soulève une question sérieuse et justiciable, est lié à deux des préoccupations traditionnelles. La justiciabilité a trait à la préoccupation relative au rôle propre aux tribunaux et à la relation constitutionnelle qu’ils doivent entretenir avec les autres branches de l’État. En insistant sur l’existence d’une question justiciable, les tribunaux s’assurent d’exercer leur pouvoir discrétionnaire de reconnaître ou non la qualité pour agir d’une façon qui est cohérente avec le rôle constitutionnel qui leur est propre. Le « caractère sérieux », en revanche, se rapporte à la préoccupation relative à l’allocation des ressources judiciaires limitées et à la nécessité d’écarter les « [simples] trouble‑fête ». Ce facteur favorise aussi largement l’accès à la justice, puisque les tribunaux doivent s’assurer que leurs ressources demeurent à la disposition de ceux qui en ont le plus besoin (voir, p. ex., Trial Lawyers, par. 47).
Pour qu’une question soit jugée justiciable, il doit convenir de la faire trancher par un tribunal, c’est‑à‑dire que le tribunal doit disposer des attributions institutionnelles et de la légitimité requises pour la trancher.
Dès qu’il devient évident que la déclaration fait état d’au moins une question sérieuse, il ne sera généralement pas nécessaire d’examiner minutieusement chacun des arguments plaidés pour trancher la question de la qualité pour agir.
[49] Une question soulevée est sérieuse lorsqu’elle est « loin d’être futil[e] » (Downtown Eastside, par. 42, citant Finlay, p. 633). Les tribunaux doivent évaluer une demande de « façon préliminaire » pour décider si « certains aspects de la déclaration soulèv[ent] une question sérieuse quant à la validité de la loi » (Downtown Eastside, par. 42, citant Conseil canadien des Églises, p. 254). Dès qu’il devient évident que la déclaration fait état d’au moins une question sérieuse, il ne sera généralement pas nécessaire d’examiner minutieusement chacun des arguments plaidés pour trancher la question de la qualité pour agir (Downtown Eastside, par. 42).
[50] Pour qu’une question soit jugée justiciable, il doit convenir de la faire trancher par un tribunal, c’est‑à‑dire que le tribunal doit disposer des attributions institutionnelles et de la légitimité requises pour la trancher (Highwood Congregation, par. 32‑34). La qualité pour agir dans l’intérêt public repose sur l’existence d’une question justiciable (Downtown Eastside, par. 30). À moins qu’une question soit justiciable, en ce sens qu’elle se prête à une décision judiciaire, elle ne sera ni entendue ni tranchée, quelles que soient les parties (Highwood Congregation, par. 33, citant L. M. Sossin, Boundaries of Judicial Review : The Law of Justiciability in Canada (2e éd. 2012), p. 7).
…
[83] Cette approche passe à côté de l’objet de la question de la « justiciabilité », laquelle vise à maintenir une ligne de démarcation juste entre les « renvois d’initiative privée » qui sont interdits et la reconnaissance légitime de la qualité pour agir dans l’intérêt public (voir, p. ex., Borowski (1989), p. 367). La question de savoir si des faits se rapportant à des individus en particulier sont ou ne sont pas allégués peut être un facteur pertinent, mais elle ne constitue pas, en soi, le point qui doit être tranché, et n’est pas non plus déterminante.
…
[100] Ces allégations du CCD révèlent une cause d’action que nul ne conteste. Le CCD allègue des faits qui, s’ils sont avérés, pourraient appuyer une contestation constitutionnelle : « Lorsqu’il est évident que certains aspects de l’action soulèvent des questions justiciables sérieuses, il est préférable dans le cadre de l’analyse de la question de la qualité pour agir de ne pas se livrer à un examen en profondeur du bien‑fondé des aspects distincts et particuliers de l’action » (Downtown Eastside, par. 56).
L’intérêt véritable
[51] Le deuxième facteur, à savoir si le demandeur a un intérêt véritable dans les questions, traduit aussi la préoccupation de conserver les ressources judiciaires limitées et la nécessité d’écarter les simples trouble‑fête. Il s’agit de répondre à « la question de savoir si le demandeur a un intérêt réel dans les procédures ou est engagé quant aux questions qu’elles soulèvent » (Downtown Eastside, par. 43). Pour juger de l’existence d’un intérêt véritable, le tribunal peut faire référence, notamment, à la réputation du demandeur ainsi qu’à la question de savoir s’il a un intérêt constant dans l’action et un lien continu avec elle (voir, p. ex., Conseil canadien des Églises, p. 254).
Le troisième facteur, soit celui relatif à une manière raisonnable et efficace, enjoint aussi aux tribunaux d’examiner si la reconnaissance de la qualité pour agir favorise l’accès à la justice des « personnes défavorisées de la société dont les droits reconnus par la loi sont touchés » par la loi ou les actes contestés.
[52] Le troisième facteur, soit celui relatif à une manière raisonnable et efficace, concerne tant la légalité que l’accès à la justice. Il est « étroitement lié » au principe de la légalité, étant donné qu’il s’agit de savoir s’il est souhaitable de reconnaître la qualité pour agir afin d’assurer la légalité des mesures prises par les acteurs gouvernementaux (Downtown Eastside, par. 49). Il enjoint aussi aux tribunaux d’examiner si la reconnaissance de la qualité pour agir favorise l’accès à la justice des « personnes défavorisées de la société dont les droits reconnus par la loi sont touchés » par la loi ou les actes contestés (par. 51).
[53] Ce facteur est également lié à la préoccupation de ne pas surcharger inutilement le système judiciaire, car « [s]’il existe d’autres manières de soumettre la question aux tribunaux, les ressources judiciaires limitées peuvent être mieux utilisées » (Hy and Zel’s, p. 692). Il répond par ailleurs à la préoccupation que les tribunaux doivent pouvoir entendre les personnes le plus directement touchées par les questions faire valoir contradictoirement leurs points de vue (Finlay, p. 633).
[54] Pour déterminer si, compte tenu de toutes les circonstances, la poursuite proposée est une manière raisonnable et efficace de soumettre une question aux tribunaux, ceux‑ci doivent se demander si l’action envisagée constitue une utilisation efficiente des ressources judiciaires, si les questions sont justiciables dans un contexte accusatoire, et si le fait d’autoriser la poursuite de l’action envisagée favorise le respect du principe de la légalité (Downtown Eastside, par. 50). Comme les autres facteurs, celui‑ci doit être appliqué de manière téléologique et considéré « d’un point de vue pratique et pragmatique » (par. 47).
1. La capacité du demandeur d’engager la poursuite : Quelles ressources et quelle expertise le demandeur peut‑il offrir? L’objet du litige sera‑t‑il présenté dans un contexte factuel suffisamment concret et élaboré?
2. L’intérêt public de la cause : La cause transcende‑t‑elle les intérêts des parties qui sont le plus directement touchées par les dispositions législatives ou par les mesures contestées? Les tribunaux doivent tenir compte du fait qu’une des idées associées aux poursuites d’intérêt public est que ces poursuites peuvent assurer un accès à la justice aux personnes défavorisées et marginalisées de la société dont les droits sont touchés.
3. L’existence d’autres manières de trancher la question : Y a‑t‑il d’autres manières réalistes qui favoriseraient une utilisation plus efficace et efficiente des ressources judiciaires et qui offriraient un contexte plus favorable à ce qu’une décision soit rendue dans le cadre du système contradictoire? Si d’autres actions ont été engagées relativement à la question, quels sont les avantages, d’un point de vue pratique, d’avoir des recours parallèles? Les autres actions résoudront‑elles les questions de manière aussi ou plus raisonnable et efficace? Le demandeur apporte‑t‑il une perspective particulièrement utile ou distincte en vue de trancher ces questions?
4. L’incidence éventuelle de l’action sur d’autres personnes : Quelle incidence, le cas échéant, l’action aura‑t‑elle sur les droits d’autres personnes dont les intérêts sont aussi, sinon plus touchés? L’« échec d’une contestation trop diffuse » pourrait‑elle faire obstacle à des contestations ultérieures par des parties qui auraient des plaintes précises fondées sur des faits? (par. 51, citant Danson c. Ontario (Procureur général), 1990 CanLII 93 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1086, p. 1093.)
…
[58] Comme il est principalement question de la légalité et de l’accès à la justice en lien avec le troisième facteur, leur accorder une « importance particulière » aurait concrètement pour effet de convertir le facteur relatif aux « manières raisonnables et efficaces » en un facteur déterminant. Or, notre Cour a expressément mis en garde contre cette issue dans l’arrêt Downtown Eastside. Elle a encouragé les tribunaux à tenir compte des principes de l’accès à la justice et de la légalité, mais a précisé que « [c]eci ne devrait [. . .] pas être assimilé à une permission de reconnaître la qualité pour agir à quiconque décide de s’afficher comme le représentant des personnes pauvres et marginalisées » (par. 51).
[59] Dans l’arrêt Downtown Eastside, la Cour a adopté une approche souple qui reconnaît le pouvoir discrétionnaire des juges quant à la question de la qualité pour agir dans l’intérêt public. Cette approche doit être guidée par tous les objectifs sous‑jacents aux limites à la reconnaissance de la qualité pour agir, de même que par les principes de la légalité et de l’accès à la justice. S’il est vrai que l’accès à la justice et, plus spécialement, la légalité ont été essentiels à l’élaboration des règles de droit en matière de qualité pour agir dans l’intérêt public et qu’il s’agit de considérations importantes, ce ne sont pas les seules à prendre en compte. Autrement dit, aucun objet, principe ou facteur particuliers n’a préséance dans l’analyse.
…
[88] La première préoccupation a trait au contexte factuel concret nécessaire pour trancher des contestations constitutionnelles. Je le répète, cette considération est l’un des nombreux éléments dont un tribunal doit tenir compte pour décider si une poursuite constitue une manière raisonnable et efficace de soumettre la question au tribunal. Or, à plusieurs endroits dans ses motifs, le juge en chambre a accordé un poids déterminant à l’absence alléguée d’un contexte factuel solide (par. 37‑39, 61, 67 et 69).
La présence d’un demandeur directement touché n’est pas essentielle pour établir « un contexte factuel suffisamment concret et élaboré »
Exiger rigoureusement la présence d’un codemandeur directement touché ferait obstacle à l’accès à la justice et minerait le principe de la légalité. Les litiges constitutionnels comportent déjà de nombreux obstacles majeurs pour les parties. Les exigences proposées dresseraient aussi des barrières procédurales superflues qui épuiseraient inutilement les ressources judiciaires.
[60] Selon le troisième facteur énoncé dans l’arrêt Downtown Eastside, les tribunaux sont tenus de chercher à savoir si, compte tenu de toutes les circonstances, une poursuite proposée constitue une manière raisonnable et efficace de soumettre une question aux tribunaux. L’une des nombreuses questions que doit examiner un tribunal au moment de se pencher sur ce facteur est « la capacité du demandeur d’engager une poursuite » (par. 51). Pour évaluer cette capacité, le tribunal doit « examiner notamment [l]es ressources [du demandeur] et son expertise ainsi que la question de savoir si l’objet du litige sera présenté dans un contexte factuel suffisamment concret et élaboré » (par. 51).
[63] Dès le départ, les deux parties ont reconnu à juste titre que, dans certains cas, un litige d’intérêt public peut être instruit sans qu’un demandeur directement touché y participe (voir, p. ex., m.a., par. 59). L’existence même d’une loi, par exemple, ou la manière dont cette loi a été édictée peut être contestée sur la seule base de faits législatifs (voir, p. ex., Danson, p. 1100‑1101).
[64] Toutefois, le PGCB soutient que, lorsque les répercussions d’une loi sont en cause, la présentation d’une preuve provenant d’un demandeur directement touché est essentielle pour [traduction] « garantir la présence d’un contexte factuel propice à la réalisation d’un examen judiciaire » pour déterminer si la qualité pour agir doit être reconnue (m.a., par. 60). Selon le PGCB, dans un tel cas, la partie qui sollicite la qualité pour agir dans l’intérêt public devrait être tenue (i) de justifier l’absence d’un demandeur individuel, (ii) de démontrer en quoi elle est une représentante adéquate pour les droits et intérêts des demandeurs directement touchés et (iii) de démontrer [traduction] « de manière assez précise » la façon dont elle s’y prendra pour présenter un contexte factuel bien élaboré qui compensera l’absence d’un demandeur directement touché (par. 40 et 66).
[65] Je n’imposerais pas des exigences aussi rigides, et ce, pour deux raisons.
[66] Premièrement, la présence d’un demandeur directement touché n’est pas essentielle pour établir « un contexte factuel suffisamment concret et élaboré ». Les parties représentant l’intérêt public peuvent établir un tel contexte en faisant entendre des témoins concernés (ou autrement bien informés) qui ne sont pas des demandeurs individuels (voir, p. ex., Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, par. 14‑16, 22 et 110; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 15 et 54; Downtown Eastside, par. 74). Tant qu’un tel contexte existe, il n’est pas nécessaire qu’il y ait un codemandeur directement touché ou un représentant adéquat pour que le tribunal reconnaisse la qualité pour agir à une partie représentant l’intérêt public. Si la présence d’un codemandeur directement touché n’est pas requise, les parties représentant l’intérêt public ne devraient pas avoir à justifier l’absence d’un tel individu ni à y remédier.
[67] Deuxièmement, les exigences proposées par le PGCB contrecarreraient bon nombre des objectifs traditionnels qui sous‑tendent les règles de droit relatives à la qualité pour agir. Exiger rigoureusement la présence d’un codemandeur directement touché ferait obstacle à l’accès à la justice et minerait le principe de la légalité. Les litiges constitutionnels comportent déjà de nombreux obstacles majeurs pour les parties. Les exigences proposées dresseraient aussi des barrières procédurales superflues qui épuiseraient inutilement les ressources judiciaires. Compte tenu de ces préoccupations, la Cour a eu raison dans l’arrêt Downtown Eastside de retenir la présence de demandeurs directement touchés comme un facteur — plutôt que comme un fardeau de droit et de preuve distinct — à soupeser au cas par cas dans l’exercice discrétionnaire de mise en balance. Je ne vois pas de raison de modifier cette conclusion en l’espèce.
L’absence d’un contexte factuel suffisant sera, en principe, déterminante au procès.
Lorsque la qualité pour agir est contestée à un stade préliminaire, le demandeur ne devrait pas être tenu de fournir des éléments de preuve devant être produits dans le cadre du procès.
[70] Cela dit, l’absence d’un tel contexte sera, en principe, déterminante au procès. Un tribunal ne peut pas trancher des questions constitutionnelles dans un vide factuel (Mackay c. Manitoba, 1989 CanLII 26 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 357, p. 361‑362). La preuve est clé dans les litiges constitutionnels à moins que, dans des circonstances exceptionnelles, il puisse être prouvé à la face même des dispositions législatives en cause que la question en est une exclusivement de droit (voir, p. ex., Danson, p. 1100‑1101, citant Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., 1987 CanLII 79 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 110, p. 133). La qualité pour agir peut donc être remise en question lorsqu’il appert, après le stade de la communication préalable de la preuve, que le demandeur n’a pas présenté suffisamment de faits pour que la demande puisse être tranchée. Toutefois, comme je l’expliquerai, les parties devraient envisager d’autres stratégies en matière de gestion des litiges avant de demander le réexamen de la question de la qualité pour agir, puisque de telles stratégies pourraient constituer des avenues plus appropriées pour répondre aux préoccupations traditionnelles sous‑jacentes aux règles de droit relatives à la qualité pour agir (Downtown Eastside, par. 64). Le défendeur pourrait, par exemple, demander le rejet sommaire de la demande si aucun élément de preuve ne soutient un élément de la demande (comme dans Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87, par. 93).
[71] Avec ces précisions à l’esprit, je reviens à la question dont nous sommes saisis, soit celle de savoir ce qui est suffisant pour démontrer qu’un contexte factuel suffisamment concret et élaboré sera présenté au procès. La réponse à cette question dépend nécessairement des circonstances, y compris (i) du stade du litige auquel la qualité pour agir est contestée et (ii) de la nature de la cause et des questions dont la cour est saisie. Quant au premier élément, ce qui pourrait, par exemple, satisfaire la cour à un stade préliminaire pourrait se révéler insuffisant à ses yeux à un stade ultérieur. De même, l’importance de l’absence de preuve variera selon la nature de la poursuite et des actes de procédure. Certaines affaires pourraient ne pas être grandement tributaires de faits particuliers — celles, par exemple, où les questions peuvent être, dans une large mesure, débattues au regard de la seule loi. Dans de tels cas, l’absence de preuve concrète au stade des actes de procédure peut ne pas porter un coup fatal à une demande visant la reconnaissance de la qualité pour agir. Toutefois, lorsqu’une cause repose plus fortement sur des faits particuliers, le fondement probatoire pèsera davantage dans la balance, même à un stade préliminaire de l’instance.
[72] Lorsque la qualité pour agir est contestée à un stade préliminaire, le demandeur ne devrait pas être tenu de fournir des éléments de preuve devant être produits dans le cadre du procès. Une telle exigence serait inéquitable sur le plan procédural, car elle permettrait au défendeur d’obtenir des éléments de preuve avant la communication préalable. Toutefois, en général, un simple engagement ou une intention de produire des éléments de preuve ne seront pas suffisants pour convaincre un tribunal qu’un fondement probatoire sera présenté. Il peut être utile de donner quelques exemples de considérations qu’une cour pourra juger pertinentes pour évaluer si un contexte factuel suffisamment concret et élaboré sera produit au procès. Comme c’était le cas dans l’arrêt Downtown Eastside, pour les fins de son évaluation du facteur de la « manière raisonnable et efficace », cette liste n’est pas exhaustive, mais illustrative.
1. Le stade de l’instance : Le tribunal devrait tenir compte du stade où en est l’instance lorsque la qualité pour agir est contestée. À un stade préliminaire, il peut ne pas être crucial de disposer d’un fondement factuel concret selon le cadre établi par l’arrêt Downtown Eastside — le poids spécifique à accorder à cette considération dépendra des circonstances, et relève ultimement du pouvoir discrétionnaire du juge du procès. Toutefois, au procès, l’absence d’un fondement factuel devrait généralement être un obstacle à la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public.
2. Les actes de procédure : Le tribunal devrait tenir compte de la nature des actes de procédure et des faits pertinents qui sont plaidés. Existe‑t‑il des faits concrets sur la manière dont la loi a été appliquée qui peuvent être prouvés au procès? Ou existe‑t‑il au contraire simplement des faits hypothétiques sur la façon dont la loi pourrait être interprétée ou appliquée? Ressort‑il des actes de procédure que la cause peut être, dans une large mesure, débattue seulement au regard de la loi, de sorte que la présentation de faits particuliers n’est pas nécessairement cruciale? L’affaire est‑elle au contraire plus tributaire de faits particuliers?
3. La nature de la partie représentant l’intérêt public : Le tribunal pourrait aussi tenir compte du fait que la partie — s’il s’agit d’une organisation — est composée de personnes touchées par les mesures législatives contestées ou travaille directement avec de telles personnes. Si c’est le cas, il serait raisonnable d’inférer qu’elle a la capacité de produire des éléments de preuve provenant de personnes directement touchées.
4. Les engagements : Les tribunaux veillent rigoureusement au respect des engagements, lesquels doivent être [traduction] « scrupuleusement observé[s] » (voir, p. ex., Law Society of British Columbia, Code of Professional Conduct for British Columbia (en ligne), règle 5.1‑6). L’engagement d’un avocat à fournir une preuve pourraitcontribuer à convaincre un tribunal qu’un contexte factuel suffisant sera présenté au procès. Cependant, à lui seul, un engagement sera rarement suffisant.
5. Des éléments de preuve concrets : Bien qu’une partie n’y soit pas tenue, fournir des éléments de preuve concrets — ou une liste de témoins éventuels et de la preuve qu’elle entend présenter — constitue une façon claire et convaincante de répondre à une contestation de la qualité pour agir présentée à un stade préliminaire de l’instance. Comme je l’ai expliqué, le poids à donner à l’insuffisance de preuve dépendra du stade du litige, de la nature ainsi que du contexte de l’affaire et des actes de procédure.
Dans l’arrêt Downtown Eastside, la Cour a mis en garde contre le recours à la « mesure radicale qui consiste à ne pas reconnaître la qualité pour agir » lorsque d’autres stratégies bien reconnues en matière de gestion des litiges pourraient assurer l’utilisation efficiente et efficace des ressources judiciaires.
Les tribunaux conservent la faculté de réexaminer la question de la qualité pour agir, même s’ils l’ont reconnue à un stade préliminaire de l’instance.
[73] Dans l’arrêt Downtown Eastside, la Cour a mis en garde contre le recours à la « mesure radicale qui consiste à ne pas reconnaître la qualité pour agir » lorsque d’autres stratégies bien reconnues en matière de gestion des litiges pourraient assurer l’utilisation efficiente et efficace des ressources judiciaires (par. 64). Par exemple, les tribunaux peuvent vérifier le bien‑fondé des demandes dès le stade préliminaire de l’instance en intervenant afin de prévenir les abus, et ils disposent du pouvoir d’adjuger les dépens. Un tribunal saisi d’une contestation de la qualité pour agir à un stade préliminaire de l’instance peut aussi reporter l’examen de la question au procès (Finlay, p. 616‑617). N’importe lequel de ces outils peut constituer une avenue plus appropriée que le refus de la reconnaissance de la qualité pour agir afin de répondre aux préoccupations traditionnelles qui sous‑tendent les règles de droit relatives à la question de la qualité pour agir, et les tribunaux devraient en tenir compte lorsqu’ils exercent leur pouvoir discrétionnaire de reconnaître ou non cette qualité (Downtown Eastside, par. 64). De même, les parties devraient généralement recourir aux stratégies alternatives de gestion des litiges avant de demander le réexamen de la question de la qualité pour agir.
[74] Les tribunaux conservent tout de même la faculté de réexaminer la question de la qualité pour agir, même s’ils l’ont reconnue à un stade préliminaire de l’instance (Borowski c. Canada (Procureur général), 1989 CanLII 123 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 342). Cette faculté dépend des efforts continus d’un demandeur pour démontrer qu’il présentera un contexte factuel suffisamment concret et élaboré au procès. En ce sens, la faculté de réexaminer la qualité pour agir sert de filet de sécurité pour garantir que le demandeur ne se repose pas sur ses lauriers.
[75] En clair, la faculté des tribunaux de réexaminer la question de la qualité pour agir n’est pas une invitation générale aux défendeurs à remettre la qualité pour agir en question à chaque occasion qui s’offre à eux. Les parties ne doivent ni gaspiller les ressources judiciaires ni entraver indûment le processus judiciaire. C’est pourquoi un défendeur qui souhaite ce réexamen peut présenter une demande en ce sens seulement s’il est survenu un changement important qui soulève un doute sérieux quant à la capacité de la partie représentant l’intérêt public de présenter un contexte factuel suffisamment concret et élaboré, et que les stratégies alternatives de gestion des litiges ne conviennent pas pour répondre à cette lacune. Un exemple d’un tel changement important consisterait en une situation où le demandeur s’est engagé à fournir des éléments de preuve en réponse à une contestation antérieure de sa qualité pour agir, mais il ne l’a pas fait. En revanche, le passage d’un stade de l’instance à un autre ne constitue pas, en soi, un changement important qui justifierait de réexaminer la qualité pour agir.
[76] Un changement important qui soulève un doute sérieux quant à la capacité du demandeur de fournir un contexte factuel suffisamment concret et élaboré est le plus susceptible de survenir lorsque les parties échangent leurs actes de procédure ou terminent la communication préalable de leur preuve. Ce sont les stades du processus judiciaire durant lesquelles le contexte factuel est le plus susceptible d’émerger. Comme on peut s’y attendre, l’importance du contexte factuel augmente à chaque stade du processus judiciaire. Cela signifie que l’incapacité du demandeur de démontrer qu’il présentera un contexte factuel suffisamment concret et élaboré aura plus de poids à la fin de la communication préalable qu’après l’échange des actes de procédure, stade auquel l’absence de preuve concrète est moins importante. Tout comme la première décision quant à la qualité pour agir, la décision de réexaminer la question de la qualité pour agir est tributaire des circonstances particulières de la cause (Downtown Eastside, par. 2).
[77] Bien que je n’écarte pas la possibilité qu’un changement important survienne à un autre stade qu’à ceux de l’échange des actes de procédure et de la communication préalable, cela serait rare. Un cas où cela surviendrait est, par exemple, celui où le fondement initial de la qualité pour agir du demandeur a été remis en question ou devient théorique. C’est ce dernier scénario qui s’est produit dans la saga Borowski. En 1981, la Cour a reconnu à M. Borowski la qualité pour agir dans l’intérêt public pour contester l’interdiction de l’avortement dans le Code criminel, L.R.C. 1970, c. C‑34 (voir Ministre de la Justice du Canada c. Borowski, 1981 CanLII 34 (CSC), [1981] 2 R.C.S. 575). Or, les dispositions contestées ont ensuite été invalidées par l’arrêt R. c. Morgentaler, 1988 CanLII 90 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 30. En 1989, la Cour a conclu que M. Borowski n’avait pas la qualité pour agir pour continuer la cause, parce qu’il demandait alors à la Cour de se prononcer sur « une question totalement abstraite » quant aux droits d’un fœtus, de sorte que sa contestation équivalait dès lors à un « renvoi d’initiative privée » (Borowski (1989), p. 365‑368).
Les tribunaux peuvent reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public dans l’exercice de leur compétence inhérente chaque fois qu’il est juste de le faire.
[78] Lors de l’audience, le CCD a demandé l’autorisation d’interjeter un appel incident de l’ordonnance de la Cour d’appel et a invité notre Cour à trancher la question de la qualité pour agir. Il a plaidé que de renvoyer l’affaire pour un réexamen ne ferait qu’occasionner d’autres délais. Je suis du même avis. Selon moi, il est dans l’intérêt de la justice d’autoriser l’appel incident dans les circonstances, et de traiter de la question de la qualité pour agir. Les tribunaux peuvent reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public dans l’exercice de leur compétence inhérente chaque fois qu’il est juste de le faire (Morgentaler c. Nouveau‑Brunswick, 2009 NBCA 26, 344 R.N.‑B. (2e) 39, par. 51).
[79] Je souligne que les décisions sur la qualité pour agir relèvent du pouvoir discrétionnaire des juges et, à ce titre, elles « commandent la déférence en appel » (Strickland c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, [2015] 2 R.C.S. 713, par. 39). Toutefois, en l’espèce, les décisions des cours de juridictions inférieures sont entachées d’erreurs qui justifient que nous intervenions.
L’arrêt Downtown Eastside prescrit que les tribunaux doivent adopter une approche « pratique et pragmatique » quant à l’existence de demandeurs potentiels.
[93] Cette dernière préoccupation pose problème à deux égards. Premièrement, l’arrêt Downtown Eastside prescrit que les tribunaux doivent adopter une approche « pratique et pragmatique » quant à l’existence de demandeurs potentiels. Les « chances en pratique » que de tels demandeurs soumettent la question à un tribunal « devraient être prises en compte en fonction des réalités pratiques et non des possibilités théoriques » (par. 51). Les motifs du juge en chambre ne contenaient aucune analyse à cet égard. Bien que d’autres demandeurs aient intenté des contestations constitutionnelles visant les mêmes dispositions, aucun n’a pu les mener à bien.
[94] Deuxièmement, la quatrième préoccupation du juge en chambre accorde trop de poids à l’importance de la présence d’un demandeur individuel. Or, comme je l’ai expliqué, l’arrêt Downtown Eastside n’énonce aucune obligation à cet égard. Il invite plutôt les tribunaux à examiner la question de savoir si la poursuite engagée par le demandeur constitue une manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour, même s’il existe d’autres manières raisonnables et efficaces de le faire (par. 44).