Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Vincent, 2024 QCCA 715

La règle interdisant les condamnations multiples interdit qu’un individu soit déclaré coupable de deux infractions qui, bien qu’abstraitement différentes à la lecture des textes d’incrimination, comportent des éléments déterminants qui se recoupent et visent de facto des comportements essentiellement identiques. Elle a pour objectif d’« éviter “la redondance inutile dans les condamnations et l’administration de la peine” »

[20] Comme la Cour l’écrit dans Pronovost, la règle interdisant les condamnations multiples[14] a été énoncée par la Cour suprême dans l’arrêt Kienapple[15] et précisée par la suite dans l’arrêt Prince[16]. Parfois aussi appelée « défense de res judicata »[17], cette règle « interdit qu’un individu soit déclaré coupable de deux infractions qui, bien qu’abstraitement différentes à la lecture des textes d’incrimination, comportent des éléments déterminants qui se recoupent et visent de facto des comportements essentiellement identiques »[18]. Elle a pour objectif d’« éviter “la redondance inutile dans les condamnations et l’administration de la peine” »[19]. Lorsque la règle trouve application, le tribunal ordonne la suspension conditionnelle des procédures sur le chef le moins grave[20].

[21] Pour déterminer si la règle s’applique dans un cas donné, il ne suffit pas [traduction] « d’examiner les accusations et de se demander si une déclaration de culpabilité relative à l’une d’elles entraînera une déclaration de culpabilité relativement à une autre »[21]. La règle requiert l’existence de liens suffisamment étroits entre les faits et entre les infractions elles-mêmes[22]. Dans Fossen, le juge Mainville résume succinctement ces principes[23] :

[14] Dans l’arrêt Prince, le juge en chef Dickson, pour une Cour suprême du Canada unanime, précise les critères donnant ouverture à la règle interdisant les condamnations multiples. En premier lieu, il doit exister un lien factuel entre les infractions, c’est-à-dire qu’elles doivent découler de la même opération. Le plus souvent, ce premier critère est satisfait si on répond par l’affirmative à la question : « Chacune des accusations est‑elle fondée sur le même acte de l’accusé? ». Deuxièmement, il doit y avoir un rapport ou lien suffisant entre les infractions. Comme l’a énoncé la Cour, de façon plus concrète, le juge doit déterminer : 1) si la première infraction est une manifestation particulière de la seconde; et 2) si les éléments constitutifs de la première infraction font aussi partie de la seconde.

[Soulignements ajoutés et renvois omis]

Dans les cas où les infractions sont de gravité inégale, comme en l’espèce, la règle peut s’appliquer « de manière à empêcher une déclaration de culpabilité relativement à une infraction moindre, même si l’infraction plus grave à l’égard de laquelle une déclaration de culpabilité a été inscrite comporte des éléments supplémentaires, pourvu toujours que l’infraction moindre ne compte pas d’éléments supplémentaires distincts ».

[22] Le critère du lien juridique suffisant entre les infractions consiste à vérifier « si le législateur a voulu des éléments distinctifs » entre celles-ci[24]. Il n’y sera satisfait que si l’infraction à l’égard de laquelle on invoque la règle est dépourvue « d’éléments supplémentaires et distinctifs qui touchent à la culpabilité »[25]. Dans les cas où les infractions sont de gravité inégale, comme en l’espèce, la règle peut s’appliquer « de manière à empêcher une déclaration de culpabilité relativement à une infraction moindre, même si l’infraction plus grave à l’égard de laquelle une déclaration de culpabilité a été inscrite comporte des éléments supplémentaires, pourvu toujours que l’infraction moindre ne compte pas d’éléments supplémentaires distincts »[26].


[32] Dans Prince, la Cour suprême enseigne que, lorsque les infractions sont de gravité inégale, comme en l’espèce, la règle interdisant les condamnations multiples peut en certaines circonstances s’appliquer pour empêcher une condamnation relativement à une infraction moindre. Le juge en chef Dickson, au nom d’une cour unanime, écrivait plus précisément[39] :

Je conclus donc qu’on ne satisfait à l’exigence d’un lien suffisamment étroit entre les infractions que si l’infraction à l’égard de laquelle on tente d’éviter une déclaration de culpabilité en invoquant le principe de l’arrêt Kienapple ne comporte pas d’éléments supplémentaires et distinctifs qui touchent à la culpabilité.

Il y a toutefois un corollaire à cette conclusion. Dans le cas où les infractions sont de gravité inégale, l’arrêt Kienapplepeut s’appliquer de manière à empêcher une déclaration de culpabilité relativement à une infraction moindre, même si l’infraction plus grave à l’égard de laquelle une déclaration de culpabilité a été inscrite comporte des éléments supplémentaires, pourvu toujours que l’infraction moindre ne compte pas d’éléments supplémentaires distincts.

[Soulignement ajouté]

[33] Tel est le cas en l’occurrence. L’intimée a plaidé coupable à l’infraction la plus grave, soit l’infraction criminelle d’avoir conduit avec les facultés affaiblies en raison de l’alcool (al. 320.14(1)a) C.cr.). Cette infraction comporte un élément supplémentaire distinct, à savoir l’exigence des « capacités affaiblies ». En revanche, l’infraction moindre (art. 202.2 C.s.r.) ne comporte pas d’éléments supplémentaires distincts. L’appartenance à l’une ou l’autre des catégories de conducteurs visées par l’art. 202.2 C.s.r. ne constitue qu’une particularisation de cette infraction en ce qui concerne les personnes visées, l’infraction criminelle englobant quant à elle tous les conducteurs.

Il ne faut pas confondre les règles applicables au partage des compétences constitutionnelles et les fins recherchées par chaque législateur lors de l’adoption d’une loi dans son champ de compétence lorsqu’il s’agit de déterminer les protections auxquelles a droit un contrevenant.

[34] De même, il y a lieu d’écarter l’argument du poursuivant voulant que l’al. 320.14(1)a) C.cr. et l’art. 202.2 C.s.r., édictés respectivement par le législateur fédéral et par le législateur provincial, poursuivent des objectifs différents en ce qu’ils s’inscrivent à l’intérieur des champs de compétence exclusive de chaque ordre de gouvernement. Il ne faut pas confondre les règles applicables au partage des compétences constitutionnelles et les fins recherchées par chaque législateur lors de l’adoption d’une loi dans son champ de compétence lorsqu’il s’agit de déterminer les protections auxquelles a droit un contrevenant[40].

[35] Bien que l’art. 202.2 C.s.r. puisse viser à sensibiliser plus particulièrement les nouveaux conducteurs à propos de l’alcool au volant et à les amener à développer de saines attitudes de conduite[41], les deux infractions en litige partagent à tout le moins le même « objectif sociétal »[42] d’assurer la sécurité du titulaire du permis (en particulier) et celle du public (de façon plus générale)[43]en contrôlant l’alcool au volant. Certes, l’al. 320.14(1)a) C.cr. crée « une infraction criminelle avec tous les stigmates et les conséquences associés à une déclaration de culpabilité »[44] et, à ce titre, vise à punir le contrevenant. Celui-ci est même passible d’emprisonnement, en plus d’être assujetti à des sanctions administratives en vertu du C.s.r., incluant la révocation du permis (pour une durée minimale d’un an). Il est vrai toutefois que, dans une moindre mesure, l’infraction pénale (art. 202.2 C.s.r.) comporte également une dimension punitive. Une déclaration de culpabilité à cette infraction entraîne en effet l’imposition d’une amende (peine) ainsi que la suspension sur-le-champ du permis de conduire pour une période de 90 jours et l’inscription de quatre points d’inaptitude dans le dossier du conducteur (sanctions administratives). Pour les titulaires d’un permis d’apprenti‑conducteur ou d’un permis probatoire, soit ceux avec le moins d’expérience à titre de conducteurs, une telle sanction administrative emporte de facto la révocation de leur permis ou la suspension de leur droit d’en obtenir un (vu le régime de quatre points d’inaptitude auquel ils sont assujettis).

[36] Face à un tel recoupement, le fait que le Parlement et la législature provinciale poursuivent des objectifs qui leur sont propres dans le respect de leurs compétences respectives n’est pas déterminant en soi pour écarter la règle interdisant les condamnations multiples. L’examen doit d’abord et avant tout être centré sur les éléments des infractions en cause pour voir si elles comportent des éléments supplémentaires et distinctifs sur la culpabilité et sur les effets concrets du cumul des poursuites[45].

La jurisprudence de la Cour favorise une application souple de la règle interdisant les condamnations multiples, « […] fondée sur une analyse des faits qui sous-tendent les infractions et qui cherche avant tout à éviter la redondance dans les condamnations et dans la détermination de la peine.

[39] Notons également que la jurisprudence de la Cour favorise une application souple de la règle interdisant les condamnations multiples, « […] fondée sur une analyse des faits qui sous-tendent les infractions et qui cherche avant tout à éviter la redondance dans les condamnations et dans la détermination de la peine : voir récemment Sarazin c. R., 2018 QCCA 1065, par. 27-31; Touchette c. R., 2016 QCCA 460, par. 49; Brais c. R., 2016 QCCA 355, par. 33-36 »[48]. Dans l’affaire Dubourg[49], la Cour devait analyser l’application de la règle interdisant les condamnations multiples relativement à un chef d’accusation d’agression armée vu le verdict de culpabilité retenu sur le chef de voies de fait graves. Tout comme c’est le cas ici, le débat portait uniquement sur la suffisance du lien juridique entre les deux infractions. Après avoir résumé la règle interdisant les condamnations multiples, le juge Healy écrit :

[27] L’application de ce principe a priori simple a été et demeure source de controverse en jurisprudence. Une jurisprudence contradictoire existe actuellement au Canada quant à l’application de la règle interdisant les condamnations multiples entre les infractions de voies de fait graves et d’agression armée. Les cours d’appel du Québec, de l’Ontario et de la Nouvelle-Écosse se sont prononcées en faveur d’arrêts conditionnels, tandis que celles d’Alberta et de Colombie-Britannique les ont refusés. Ces divergences reposent sur une appréciation plus ou moins rigide du lien juridique requis entre les infractions en cause et sur des différences factuelles inévitables entre les cas à l’étude.

[28] Je suis d’avis qu’il n’est ni nécessaire ni souhaitable de dégager une règle absolue pour toutes les situations où des accusations d’agression armée et de voies de fait graves (ou causant des lésions) sont portées conjointement contre le même accusé lorsqu’il s’agit d’un seul évènement avec une seule victime. Les faits de chaque cas et la finalité du principe ont une importance primordiale et doivent guider l’exercice.  Ici, l’intimée concède à juste titre qu’il existe un lien factuel suffisant entre les deux infractions. En effet, il est reproché à l’appelant d’avoir posé un seul geste en lançant un projectile vers la victime qui lui a causé des blessures en l’atteignant près de l’œil. C’est ce geste unique qui fonde les deux accusations. Le débat repose entièrement sur le lien juridique suffisant.

[29] À mon avis et avec respect pour l’opinion contraire, l’approche stricte qui semble prévaloir en Alberta et en Colombie-Britannique est à défavoriser dans la plupart des situations. […]

[…]

[31] En conclusion, sur le principe dans l’arrêt Kienapple, la jurisprudence a toujours été divisée en deux courants dans son application. Selon un courant, les tribunaux semblent insister plutôt sur un critère d’identité formel entre les éléments de deux infractions. Selon l’autre, ils semblent insister sur une proximité fonctionnelle entre les éléments. Dans le premier, la jurisprudence souligne l’importance de faire preuve de déférence envers le législateur en ce qui a trait à la définition des éléments de culpabilité et des contours de la responsabilité criminelle. Cette approche est plus stricte et technique. Elle souligne également la déférence dont doivent faire montre les tribunaux face à la discrétion de la poursuite dans la sélection de chefs d’accusation. Dans le second courant, la jurisprudence souligne une finalité téléologique qui est d’éviter la redondance inutile dans les condamnations et l’administration de la peine. Cette approche est entièrement compatible avec la démonstration d’une déférence envers le législateur et envers la poursuite parce que dans son application le principe de l’arrêt Kienapple n’empêche pas une détermination de culpabilité sur plus d’un chef, mais plutôt l’imposition d’une peine sur un chef redondant et moins grave. Elle a également l’avantage d’être plus flexible. À mon avis, la jurisprudence actuelle au Québec et en Ontario s’inscrit de manière générale dans le second courant et donc suit le principe téléologique qui a pour finalité d’éviter la redondance dans l’imposition de la peine. Cette approche est bien illustrée dans le présent dossier puisque la peine infligée sur les deux chefs était de quinze mois sur chacun d’eux à être purgée de façon concurrente.

[Soulignements ajoutés et renvois omis]

[40] Cette approche doit prévaloir ici. Le même évènement fonde la déclaration de culpabilité sous chacun des chefs. Les deux infractions sont fondées « sur le même acte » de l’intimée et « le lien entre les deux est suffisamment étroit et solide en fait et en droit […]»[50] pour que la règle interdisant les condamnations multiples s’applique. Il faut éviter la redondance dans les condamnations.