Groia c. Barreau du Haut‑Canada, 2018 CSC 27 

L’importance de l’obligation de l’avocat de représenter son client avec vigueur ne peut être sous‑estimée. Il s’agit d’un élément fondamental de notre système de justice contradictoire.

[70]                          Ensuite, en élaborant sa méthode, le comité d’appel a tenu compte de l’obligation de l’avocat de représenter son client avec vigueur et du droit constitutionnel de ce dernier de présenter une défense pleine et entière. Il a conclu que [traduction] « le mot “civilité” ne devrait pas être utilisé pour décourager les avocats de représenter résolument leur client » (par. 211) et s’est assuré de créer une méthode qui veillait à ce que « les tribulations auxquelles sont confrontés les avocats en salle d’audience soient équitablement prises en compte d’une manière qui ne freine pas la passion avec laquelle ils défendent leurs clients » : par. 232.

[71]                          Bien que son importance soit certaine, le devoir de pratiquer avec civilité n’est pas le seul mandat déontologique de l’avocat. En fait, il existe de concert avec une série d’obligations professionnelles qui à la fois restreignent et dictent le comportement de l’avocat. Le devoir d’agir avec civilité doit être interprété à la lumière de ces autres obligations. Plus particulièrement, les normes de civilité ne peuvent compromettre l’obligation de l’avocat de représenter son client avec vigueur.

[72]                          L’importance de l’obligation de l’avocat de représenter son client avec vigueur ne peut être sous‑estimée. Il s’agit d’un élément fondamental de notre système de justice contradictoire — un système qui repose sur le principe qu’une défense vigoureuse des intérêts du client facilite la recherche de la vérité : voir, p. ex., Phillips c. Ford Motor Co. (1971), 1971 CanLII 389 (ON CA), 18 D.L.R. (3d) 641, p. 661. De plus, cette obligation de l’avocat est une composante essentielle du devoir de ce dernier de se dévouer à la cause de son client, un principe de justice fondamentale garanti par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés : Canada (Procureur général) c. Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, 2015 CSC 7(CanLII), [2015] 1 R.C.S. 401, par. 83‑84.

[73]                          L’obligation de représenter le client avec vigueur impose à l’avocat « de soulever résolument tous les points, de faire valoir tous les arguments et de poser toutes les questions, si déplaisantes soient‑elles, qui, selon [lui], aideront la cause de son client » : Code type de déontologie professionnelle de la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada (en ligne), art. 5.1‑1, commentaire 1. Il s’agit d’un mandat de taille. Les avocats sont régulièrement appelés à présenter au nom de leurs clients des observations qui sont impopulaires et parfois inconfortables. Ces observations peuvent être sévèrement critiquées — par le public, par le barreau, et même par le tribunal. Les avocats doivent demeurer fermes face à cette adversité en continuant de défendre les intérêts de leurs clients, malgré la forte opinion contraire.

[74]                          L’obligation de l’avocat de représenter son client avec vigueur revêt une importance particulière dans le contexte criminel. En effet, les avocats de la défense sont l’ultime frontière entre l’accusé et le pouvoir de l’État. Comme le juge Cory l’a fait remarquer dans The Inquiry Regarding Thomas Sophonow: The Investigation, Prosecution and Consideration of Entitlement to Compensation (2001), à la p. 53 :

                        [traduction] N’oublions pas que l’avocat de la défense se retrouve souvent seul entre les lyncheurs et l’accusé. L’avocat de la défense doit être courageux, non seulement devant une communauté indignée et enflammée, mais également, à l’occasion, face à la désapprobation apparente de la cour.

[75]                          Pour les avocats criminalistes, l’obligation de représenter résolument le client dépasse les obligations déontologiques et repose sur des impératifs constitutionnels. Comme la Criminal Lawyers’ Association of Ontario (« CLAO »), intervenante, le fait remarquer, les avocats de la défense qui invoquent le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière [traduction] « sont fréquemment tenus de critiquer la façon dont les acteurs de l’État font leur travail » : Québec (Directeur des poursuites criminelles et pénales) c. Jodoin, 2017 CSC 26 (CanLII), [2017] 1 R.C.S. 478, par. 32; Doré, par. 64‑66. Ces critiques varient de simples demandes fondées sur la Charte — dans lesquelles on allègue, par exemple, une fouille, une détention ou une arrestation inconstitutionnelle — aux graves allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite. Les avocats de la défense doivent avoir suffisamment de latitude pour invoquer le droit de leurs clients de présenter une défense pleine et entière en soulevant, sans craindre des représailles, des arguments sur la légitimité de la conduite des acteurs de l’État.

La civilité est souvent le moyen le plus efficace pour représenter un client.

[76]                          Cela dit, il ne faut pas croire que j’approuve l’incivilité au nom de l’obligation de l’avocat de représenter son client avec vigueur. À cet égard, je conviens avec les juges Cronk et Rosenberg que la civilité et l’obligation de l’avocat de représenter son client avec vigueur ne sont pas incompatibles : voir Groia (C.A. Ont.), par. 131‑139; Felderhof (C.A. Ont.), par. 83 et 94. Au contraire, la civilité est souvent le moyen le plus efficace pour représenter un client. Quoi qu’il en soit, lorsqu’il convient de définir l’incivilité et d’évaluer si le comportement de l’avocat dépasse les bornes, il faut s’assurer d’établir un seuil suffisamment élevé pour éviter de décourager l’avocat de défendre son client avec la fermeté qui est parfois nécessaire pour faire progresser sa cause. Le comité d’appel a reconnu la nécessité d’élaborer une méthode qui éviterait un tel effet décourageant.