Interpréter l’al. 162(1)a) comme interdisant l’observation ou l’enregistrement subreptices de personnes dans des lieux déterminés sans composante temporelle favorise l’atteinte des objectifs du Parlement de protéger la vie privée et l’intégrité sexuelle, en particulier celles des enfants et d’autres personnes vulnérables.
[39] À mon avis, lorsque l’al. 162(1)a) est correctement interprété eu égard à son texte, à son contexte et à son objet, la disposition ne renferme aucune composante temporelle implicite.
[44] Le contexte législatif et l’objet de l’al. 162(1)a) tendent également à indiquer que le Parlement ne voulait pas que la disposition renferme une composante temporelle. Interpréter l’al. 162(1)a) comme interdisant l’observation ou l’enregistrement subreptices de personnes dans des lieux déterminés sans composante temporelle favorise l’atteinte des objectifs du Parlement de protéger la vie privée et l’intégrité sexuelle, en particulier celles des enfants et d’autres personnes vulnérables. Interpréter l’al. 162(1)a) comme renfermant une composante temporelle nuirait à la réalisation de ces objectifs et entraînerait des résultats arbitraires et absurdes.
Comme notre Cour l’a signalé dans les arrêts Friesen et Jarvis, la manière dont la société perçoit les infractions d’ordre sexuel a évolué, passant de l’accent mis sur l’atteinte fautive à la bienséance sexuelle à un souci de protéger l’intégrité sexuelle.
[45] Considérer que l’al. 162(1)a) crée une infraction tributaire du lieu, sans composante temporelle, favorise l’atteinte des objectifs du Parlement de protéger la vie privée et l’intégrité sexuelle. Comme l’a fait remarquer l’intervenant le procureur général de l’Ontario, plutôt que de fournir une liste précise de lieux protégés en vertu de l’al. 162(1)a), le Parlement a choisi de définir les lieux protégés de manière rationnelle et normative : [traduction] « S’il est raisonnable de s’attendre à ce que les gens dans un certain lieu soient nus, ou exposent leurs seins, leurs organes génitaux ou leur région anale, ou se livrent à une activité sexuelle explicite, il s’agit alors d’un lieu où tout le monde a le droit d’être protégé contre l’observation et l’enregistrement visuel subreptices — qu’ils soient nus ou non, exposés ou non ou qu’ils se livrent ou non à une activité sexuelle explicite » (m. interv., par. 18). Par conséquent, lorsqu’une personne se trouve dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, l’al. 162(1)a) identifie normativement une catégorie de « lieux sûrs » typiques, comme les chambres à coucher, les salles de bains et les vestiaires, où une personne doit avoir le droit de ne pas être observée ou faire l’objet d’un enregistrement visuel sans son consentement, qu’il soit ou non raisonnable de s’attendre à ce que cette personne, ou toute autre personne se trouvant dans ce lieu, soit nue au moment de l’observation ou de l’enregistrement. L’alinéa 162(1)a) protège ainsi à la fois la vie privée et l’intégrité sexuelle.
[46] Il convient d’expliquer en quoi le fait d’interdire le voyeurisme dans de tels « lieux sûrs » en vertu de l’al. 162(1)a), qu’il soit ou non raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue au moment de l’observation ou de l’enregistrement subreptices, protège l’intégrité sexuelle au sens où on l’entend de nos jours. Comme notre Cour l’a signalé dans les arrêts Friesen et Jarvis, la manière dont la société perçoit les infractions d’ordre sexuel a évolué, passant de l’accent mis sur l’atteinte fautive à la bienséance sexuelle à un souci de protéger l’intégrité sexuelle (Friesen, par. 55, et Jarvis, par. 127, le juge Rowe, les deux citant E. Craig, Troubling Sex : Towards a Legal Theory of Sexual Integrity (2012), p. 68). Dans le passage cité avec approbation dans Friesen et dans les motifs concordants dans Jarvis, la professeure Elaine Craig a expliqué que [traduction] « [c]e changement d’éclairage, qui passe de la bienséance sexuelle à l’intégrité sexuelle, permet de mettre un accent accru sur les abus de confiance, l’humiliation, l’objectification, l’exploitation, la honte et la perte d’estime de soi plutôt que sur simplement, ou seulement, l’atteinte à l’honneur, à la chasteté ou à l’intégrité physique (comme c’était davantage le cas quand le droit se souciait davantage de la bienséance sexuelle) » (p. 68). Suivant une analyse portant sur l’intégrité sexuelle, l’accent est mis [traduction] « non seulement [sur] les mobiles sexuels, l’excitation ou les parties du corps de l’accusé, ou [sur] la norme de bienséance sexuelle de la collectivité, mais aussi [sur] la perception du plaignant, son expérience et les répercussions sur celui‑ci » (p. 75). En outre, une analyse portant sur l’intégrité sexuelle met l’accent non seulement sur le préjudice physique subi par le plaignant, mais aussi sur le préjudice émotionnel et psychologique qui dure souvent plus longtemps que le préjudice physique, surtout chez les enfants (Friesen, par. 56‑5
L’observation ou l’enregistrement subreptice d’une personne alors qu’il y a une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, et qui se produit dans un « lieu sûr » visé par l’al. 162(1)a), porte atteinte ou risque de porter atteinte à l’intégrité sexuelle, et ce, même s’il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue au moment précis de l’observation ou de l’enregistrement.
[47] L’observation ou l’enregistrement subreptice d’une personne alors qu’il y a une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, et qui se produit dans un « lieu sûr » visé par l’al. 162(1)a), porte atteinte ou risque de porter atteinte à l’intégrité sexuelle, et ce, même s’il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue au moment précis de l’observation ou de l’enregistrement. Une observation ou un enregistrement dans un tel « lieu [typiquement] sûr » et typiquement privé constitue un abus de confiance, et peut entraîner l’humiliation, l’objectification, l’exploitation, la honte et la perte d’estime de soi de la personne (Craig, p. 68). Elle peut aussi causer un préjudice émotionnel et psychologique, et ce, même si la personne n’est pas observée ou enregistrée pendant qu’elle est nue. Comme l’intervenante, la Clinique d’intérêt public et de politique d’internet du Canada Samuelson‑Glushko, le fait remarquer : [traduction] « De tels abus de confiance objectivent les personnes ciblées en les réduisant à des parties du corps, créant des images qui, dans un environnement numérique, peuvent être facilement reproduites, cadrées et manipulées par des techniques et pour des usages qui font fi de leur droit de disposer de leurs propres corps. Ces images attentatoires empêchent les sujets de développer leur sexualité comme ils l’entendent, avec la possibilité de les exposer à la honte et à l’humiliation qui résultent souvent de la diffusion instantanée et généralisée » (m. interv., par. 24).
[48] Les préjudices émotionnels et psychologiques causés par des atteintes à l’intégrité sexuelle, même par des photographies où les sujets ne sont pas nus, sont illustrés en l’espèce. La juge chargée de prononcer la peine a pris acte de la déclaration de la mère de T.R. que, [traduction] « lorsqu’elle a parlé à T.R. des photographies, il lui a fait part de sa déception, puisqu’il avait considéré M. Downes comme l’un de ses entraîneurs les plus positifs. Elle a affirmé que la confiance de T.R. avait été brisée et qu’en conséquence, T.R. est plus prudent et fait moins confiance aux entraîneurs et aux gens en général » (2020 BCSC 177, par. 18 (CanLII)). Comme l’a souligné avec justesse la juge Dickson, [traduction] « [l]’effet traumatisant que peut avoir pour un adolescent le fait d’être subrepticement photographié dans un lieu aussi manifestement privé est évident » (par. 97).
Examiner puis trancher une question constitutionnelle qui n’a pas été régulièrement soulevée dans le cadre des instances antérieures relève du pouvoir discrétionnaire de la Cour, compte tenu de l’ensemble des circonstances, dont la teneur du dossier, l’équité envers toutes les parties, l’importance que la question soit résolue par la Cour, le fait que l’affaire se prête ou non à une décision et les intérêts de l’administration de la justice en général.
[56] Une question importante qu’il convient de se poser est celle de savoir si M. Downes peut contester la constitutionnalité de l’al. 162(1)a) dans le présent appel formé de plein droit par la Couronne en vertu de l’al. 693(1)a) du Code criminel. Un tel appel se limite à la question de droit au sujet de laquelle un juge de la cour d’appel est dissident, c’est‑à‑dire, en l’espèce, la question de savoir si l’al. 162(1)a) renferme une composante temporelle implicite. Bien que, dans un appel formé de plein droit par la Couronne, l’intimé puisse avancer « tout argument appuyant l’ordonnance de la cour d’appel » (R. c. Keegstra, 1995 CanLII 91 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 381, par. 23), l’argument de M. Downes fondé sur la portée excessive n’appuie pas l’ordonnance de la Cour d’appel : s’il est accepté, il donnerait probablement lieu non pas à un nouveau procès, mais à aucun procès, puisque l’al. 162(1)a) serait inconstitutionnel (par. 36). Par conséquent, d’ordinaire, M. Downes ne pourrait pas contester la constitutionnalité de l’al. 162(1)a) sans avoir obtenu d’abord l’autorisation d’interjeter un appel incident sur cette question en vertu de l’art. 40 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S‑26.
[57] J’ai toutefois conclu qu’il n’est pas nécessaire de décider si notre Cour est saisie régulièrement de la question constitutionnelle soulevée par M. Downes, puisque, de toute façon, il ne s’agit pas d’une affaire dans laquelle notre Cour devrait exceptionnellement exercer son pouvoir discrétionnaire de trancher une telle question constitutionnelle pour la première fois en appel. Comme nous l’avons mentionné dans l’arrêt Guindon c. Canada, 2015 CSC 41, [2015] 3 R.C.S. 3, par. 20, « [e]xaminer puis trancher une question constitutionnelle qui n’a pas été régulièrement soulevée dans le cadre des instances antérieures relève du pouvoir discrétionnaire de la Cour, compte tenu de l’ensemble des circonstances, dont la teneur du dossier, l’équité envers toutes les parties, l’importance que la question soit résolue par la Cour, le fait que l’affaire se prête ou non à une décision et les intérêts de l’administration de la justice en général. » Le critère est strict : notre Cour doit être convaincue qu’examiner puis trancher la nouvelle question constitutionnelle ne cause aucun préjudice aux parties (par. 22‑23).
Notre Cour a souvent insisté sur l’importance d’un dossier de preuve complet lorsqu’il s’agit de trancher des questions constitutionnelles et a prévenu que « [l]es décisions relatives à la Charte ne doivent pas être rendues dans un vide factuel ».
[58] En l’espèce, décider si l’al. 162(1)a) est inconstitutionnel pour cause de portée excessive causerait un préjudice à la Couronne et obligerait la Cour à se pencher sur une importante question relative à la Charte dans un vide factuel. Parce que la question relative à la Charte n’a pas été soulevée au procès, la Couronne n’a déposé aucune preuve sur la question de savoir si une violation de l’art. 7 de la Charte, le cas échéant, pouvait être justifiée au regard de l’article premier. Comme il est dit dans l’arrêt Guindon, « [l]’intimé, comme toute autre partie d’ailleurs, ne peut invoquer un argument entièrement nouveau qui aurait nécessité la production d’éléments de preuve additionnels au procès » (par. 32 (références omises dans l’original), citant Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 58). Cela est particulièrement vrai dans les affaires constitutionnelles. Notre Cour a souvent insisté sur l’importance d’un dossier de preuve complet lorsqu’il s’agit de trancher des questions constitutionnelles et a prévenu que « [l]es décisions relatives à la Charte ne doivent pas être rendues dans un vide factuel » (MacKay c. Manitoba, 1989 CanLII 26 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 357, p. 361; Guindon, par. 116, les juges Abella et Wagner). Comme l’a affirmé la Cour d’appel de l’Ontario, [traduction] « [p]laider l’interprétation d’une loi est très différent de plaider sa validité constitutionnelle » (R. c. Wookey, 2016 ONCA 611, 363 C.R.R. (2d) 177, par. 61, le juge Tulloch (maintenant juge en chef de l’Ontario)). Par conséquent, eu égard à toutes les circonstances, je suis d’avis de ne pas trancher la question constitutionnelle.