Par Me Félix-Antoine T. Doyon

Le contexte

Cinq mois après la mort d’Oussama Ben-Laden, les autorités yéménites ont annoncé, le 30 septembre dernier, la mort d’Anwar Al-Aulaqi, un imam radical. Ce dernier aurait été abattu par un drone américain de la CIA. Al-Aulaqi est apparemment le premier citoyen américain (américano-yéménite) à faire officiellement les frais de la politique d’assassinat ciblé du gouvernement américain. Les autorités américaines soupçonnaient notamment l’imam d’avoir influencé ou même organisé la fusillade sur la base de Fort Hood, au Texas, en novembre 2009; d’avoir recruté et entraîné le nigérien Umar Farouk Abdulmutallab, qui avait essayé de mettre le feu à un engin explosif caché dans ses sous-vêtements lors du vol Amsterdam-Détroit de Noël 2009 et; inspiré l’attentat manqué à la voiture piégée de Times Squares en mai 2010. Bref, il semble qu’on le considérait non pas comme un tueur, mais bien comme un propagandiste émérite de la doctrine d’Al-Qaeda.

Cependant, l’assassinat d’Al-Aulaqi a ouvert une polémique aux États-Unis. Bien que la majorité soit en accord avec la politique contre-terroriste de Washington, plusieurs remettre en question l’assassinat du fait que l’imam était un citoyen américain. D’une part, plusieurs défenseurs des droits de l’Homme mentionnent que l’assassinat était illégal, tant du point de vue de la Constitution américaine que du droit international. D’autre part, Éric Holder et le département de la justice américaine argumentent qu’il est légal, dans des circonstances bien particulières, d’autoriser un assassinat ciblé, et ce, même sur un des leurs. Je me suis donc demandé quels étaient les fondements de ces deux dernières prétentions.

La légitime défense : un droit interprété restrictivement

La Charte des Nations Unies est le principal instrument en droit international qui encadre l’utilisation de la force dans les relations internationales. La règle générale est celle selon laquelle toute utilisation de la force est prohibée :

2(4). Les membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace où à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations-Unies.

Cependant, deux exceptions encadrent le principe de la non-utilisation de la force. Premièrement, l’art. 42 de la Charte des N.U permet au conseil de sécurité d’entreprendre des actions qu’il juge nécessaires à la paix et à la sécurité internationale. Cette première exception a permis l’adoption de la Résolution 1973 qui régit présentement l’intervention en Libye. Deuxièmement, la règle de la non-utilisation de la force est restreinte par le droit à la légitime défense qui se trouve à l’art. 51 :

51. Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations-Unies est l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales. […] [notre emphase].

Selon une perspective propre aux assassinats ciblés, c’est cette dernière exception qui nous intéresse. Une des conditions essentielles à la mise en œuvre du droit à la légitime défense est le fait de faire l’objet d’une agression armée. Cette condition a été précisée dans la Résolution 3314 des Nations Unies comme « l’emploi de la force armée par un État contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre État, ou de toute autre manière incompatible avec la Charte des Nations Unies » (art. 1). Ainsi, selon une interprétation littérale de l’expression « agression armée », il n’existe aucun droit de légitime défense préventive (en anglais, pre-emptive self-defense). Or, l’expression « droit naturel de légitime défense » que l’on retrouve dans le libelle de l’art. 51 ouvre la porte à l’intégration des principes qui émanent du droit international coutumier (pratique généralement reconnue par les États)[1]. Historiquement, cette coutume alloue aux États un droit de légitime défense préventif, c’est-à-dire une utilisation de la force dans le but d’anticiper une agression armée, mais dans la seule mesure où cette force est nécessaire et proportionnée à la potentielle agression armée.

Si l’on résume, les conditions qui régissent le droit de légitime défense préventif sont les suivantes :

(1)   Une agression armée imminente provenant d’un État;

(2)   Contre un autre État;

(3)   L’utilisation de la force est nécessaire;

(4)   L’utilisation de la force est proportionnée à l’agression armée qui est imminente.

Par exemple, la guerre en Irak de 2003 a été légitimée par la doctrine de la légitime défense préventive en ce qu’elle (1) anticipait une agression de Saddam Hussein; (2) contre les États-Unis; (3) ce qui était nécessaire considérant la sécurisation des Américains et; (4) proportionnée considérant la présence d’armes de destructions massives en Irak (WMD), du moins telle a été la prétention de Washington à l’époque! Mais, selon une interprétation restrictive des conditions, il est clair qu’en droit international, aucun assassinat ciblé ne peut être autorisé sous le couvert de la légitime défense préventive. Même si on excluait les deux premières conditions, certains internationalistes argumentent que l’assassinat d’Al-Aulaqi n’était pas nécessaire et aucunement proportionné aux circonstances, en ce qu’il était citoyen américain et qu’il agissait à titre de propagandiste (il aurait donc dû faire l’objet d’une procédure conforme aux droits de l’Homme, i.e un procès juste et équitable).

La légitime défense : un droit interprété largement par les États-Unis d’Amérique

Considérant les notions énoncées ci-dessus, j’ai tenté de retracer – d’un point de vue chronologique – les fondements de l’interprétation légale que font les États-Unis afin d’autoriser un assassinat ciblé sous le couvert de la légitime défense préventive : voici mes conclusions.

1981:

Les retombées politiques du programme d’assassinat secret durant la guerre froide ont entraîné le président Geral Ford à promulguer un décret interdisant les assassinats ciblés pour des fins politiques, une interdiction qui a été ultérieurement incorporée dans le décret 12333 (Executive Order 12333) de 1981, signé par Ronald Reagan et qui reste toujours en vigueur aujourd’hui.

1989:

L’adjoint spécial du Juge Avocat Général des forces armées américaines de l’époque, W. Hays Parks, émet un mémorandum dans lequel il distingue l’interdiction qui émane du décret 12333 des assassinats légaux d’individus qui représentent une menace directe aux États-Unis. D’abord, Parks est effectivement d’avis qu’il est illégal, d’assassiner quelqu’un pour des raisons politiques. Cependant, Parks mentionne que le décret 12333 n’exclut pas un assassinat qui cible un ennemi combattant en temps de guerre. Il soutient sa position du fait de l’art. 51 de la Charte des N.U qui permet la légitime défense.

De plus, se référant à des faits historiques se caractérisant par des actions de légitime défense des États-Unis en temps de paix,  Parks autorise l’assassinat d’un individu qui pose une menace directe aux États-Unis, citoyen ou pas, en temps de paix (voir note 6 de la page 7 de son rapport).

1998:

Suivant les attentats à la bombe sur les ambassades américaines situées au Kenya et en Tanzanie,  et sur la base d’une opinion juridique secrète favorable, Bill Clinton émet un « presidential finding », qui équivaut en fait à un décret, autorisant l’utilisation de la force létale comme acte de légitime défense à l’encontre d’Al-Qaeda en Afghanistan.

2001:

Suivant les attentats du 11 septembre 2001, George W. Bush étend le rayon des cibles potentielles au-delà des frontières de l’Afghanistan. De plus, le Secrétaire à la défense Donald Rumsfeld ordonne aux Unités spéciales d’opération de préparer des équipes qui ont pour but de tuer des individus soupçonnés de terrorisme (« hunter killer teams »). En utilisant le paradigme de la guerre dans un but contre-terroriste, les avocats du gouvernement distinguent encore une fois une attaque létale qui vise un terroriste des assassinats ciblés : l’attaque contre le terroriste est un acte légal en ce qu’il vise un ennemi combattant sur le champ de bataille. Toujours selon les rapports de l’époque, Bush donne aussi l’autorisation à la CIA et aux forces armées de tuer un citoyen américain à l’étranger, dans la mesure où il y a une preuve importante qu’il est impliqué dans l’organisation d’actes terroristes visant les États-Unis, ou des intérêts américains.

Si l’on résume, les États-Unis considèrent présentement qu’il y a une « guerre globale » contre le terrorisme. Ainsi, un assassinat qui cible un supposé terroriste est légal dans la mesure où celui-ci est un « combattant » sur le champ de bataille, et ce, que l’on soit en terrain où il y a une guerre (par ex. en Afghanistan) ou encore en terrain où règne la paix  (par ex. au Yémen ou au Pakistan). Selon ce dernier cas de figure, rappelons l’assassinat d’Al-Aulaqi au Yémen et d’Oussama Ben Laden au Pakistan, des pays avec lesquels les États-Unis ne sont pas en guerre. Mais à la lumière des conditions énoncées précédemment, force est d’admettre que du point de vue du droit international, il est difficile de légitimer la position américaine

Conclusion : la position américaine d’un point de vue stratégique

Lorsque des assassinats ciblés sont menés en territoire étranger, ils risquent d’exacerber les tensions internationales entre les gouvernements (voir mon billet qui traite du principe de la souveraineté étatique). Par exemple, l’assassinat de Ben Laden par un commando élite de l’armée américaine (Navy Seals) en mai dernier a été fortement critiqué en raison du fait que le Pakistan n’avait pas été informé de l’opération par le gouvernement américain. Enfin, une interprétation trop large du principe de la légitime défense comporte des risques en ce qu’elle pourrait légitimer des « attaques préventives » par exemple du Pakistan sur l’Inde ou encore de la Corée du Nord sur la Corée du Sud, ainsi de suite. À ce sujet d’ailleurs, considérons en conclusion les propos suivants :

Mais s’il doit y avoir une guerre nucléaire sur ce sous-continent, c’est, semble-t-il, plutôt à une guerre ʺguerre nucléaire par inadvertanceʺ que l’on assistera (F. Heisbourg, ʺInde-Pakistan : l’heure de l’atomeʺ, Politique internationale, 1998, n. 81, p.448). En effet, chaque gouvernement a déclaré, immédiatement après les essaies, que leurs armes nucléaires seront cantonnées à un rôle de légitime défense. L’Inde a, pour sa part, affirmé qu’elle ʺn’emploiera pas les armes nucléaires contre un pays quel qu’il soit ni ne menacera de le faire; ces armes sont conçues dans un but de légitime défense, pour que l’Inde n’ait pas à subir de pressions de la part de puissances nucléaires ou de menaces à l’arme nucléaireʺ (Commission du désarmement, CD ̸ 1524, 2 juin 1998). Le gouvernement indien a même déclaré qu’il était prêt à négocier avec le Pakistan, comme avec d’autres pays, un accord par lequel les parties s’engageraient à ne pas employer les premières l’arme nucléaire. Quant au Pakistan, il a annoncé que ʺles capacités qu’ont mises en évidence nos six essais nucléaires ne serviront qu’à la légitime défense et à la dissuasion de toute agressionʺ (Déclaration du Secrétaire d’Etat pakistanais aux Affaires étrangères en date du 30 mai 1998, Commission du désarmement, CD  [2]


[1] Voir Military and Paramilitary Activities in and against Nicaragua (Nicaragua v. United States of America). 1984 ICJ REP. 392 June 27, 1986.

[2] Isabelle Capette , « Les essaies nucléaires indiens et pakistanais : un défi lancé au régime de non-prolifération nucléaire », Actualité et Droit international, décembre 1998 (disponible en ligne).

Par Me Félix-Antoine T. Doyon