Nous avions blogué sur la question du suicide assisté dans un billet s’intitulant Gloria Taylor : Quelle valeur y a-t-il à une vie sans choix de faire ce qu’on veut faire de sa propre vie?

Nous avions émis le commentaire suivant :

Le problème selon moi est le suivant : on fausse le débat en l’abordant du point de vue du suicide. Selon une perspective politique, le Parlement a pris la décision de décriminaliser la tentative de suicide en 1972. Cette décision n’équivaut pas à accepter ouvertement le suicide en tant que société, mais bien à démontrer qu’il n’existe aucun consensus dans la société selon lequel l’intérêt d’autonomie de ceux qui veulent mettre fin à leur vie l’emporte sur l’intérêt de l’État dans la protection de la vie[6]. Cette dernière assertion s’illustre aussi par la décision prise dans l’affaire Morgentaler concernant l’avortement. La Cour suprême a jugé que le pouvoir de décider de façon autonome ce qui convient le mieux à son propre corps est un attribut de la personne et de la dignité humaine. La Cour n’a aucunement affirmé le droit de porter atteinte à la vie d’une personne (le fœtus), mais elle a simplement énoncé le droit à l’autonomie personnelle qui comprend, au moins, la maîtrise de l’intégrité de sa personne sans aucune intervention de l’État et l’absence de toute tension psychologique et émotionnelle imposée par l’État. La logique devrait être la même lorsque l’on traite de la question du suicide assisté : il ne s’agit aucunement d’octroyer un « droit au suicide », mais bien de réaffirmer le droit à la sécurité de sa personne sans ingérence étatique.

Et parlant de logique, comment expliquer d’un point de vue strictement syllogistique que le suicide n’est plus un crime au Canada, alors que la participation active (et non passive rappelons-le) à celui-ci en est un? Juridiquement parlant, le fait d’« aider », de « conseiller » ou d’« encourager », termes qui se retrouvent dans le libellé de l’art. 241, est généralement reconnu comme étant une façon de participer à un crime (voir art. 21 et 22 du C.cr.). Par exemple, une personne qui « aide », « conseille » ou « encourage » une autre à commettre un meurtre sera elle aussi coupable de meurtre. Cependant, le suicide n’est plus un crime au Canada. Alors comment peut-on logiquement être criminellement responsable d’aider (activement) quelqu’un à se suicider alors que le suicide en soi n’est pas criminel? En résumé, le Parlement a mis sur pied un régime qui décriminalise le suicide, mais qui criminalise l’aide au suicide. Dans ce contexte, la seule question est de savoir si, ayant décidé d’agir dans ce domaine délicat qui touche l’autonomie des gens sur leur personne, le législateur a agi d’une manière équitable pour tous…

La Cour suprême décriminalise aujourd’hui le suicide assisté dans Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5. Voici certains passages intéressants.

En résumé :

Le pourvoi est accueilli. L’alinéa 241b)  et l’art. 14  du Code criminel  portent atteinte de manière injustifiée à l’art. 7 de la Charte et sont inopérants dans la mesure où ils prohibent l’aide d’un médecin pour mourir à une personne adulte capable qui

(1) consent clairement à mettre fin à sa vie; et qui

(2) est affectée de problèmes de santé

graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap)

lui causant des souffrances persistantes

qui lui sont intolérables au regard de sa condition.

[63]                          Cela dit, nous ne sommes pas d’avis que la formulation existentielle du droit à la vie exige une prohibition absolue de l’aide à mourir, ou que les personnes ne peuvent « renoncer » à leur droit à la vie. Il en résulterait une « obligation de vivre » plutôt qu’un « droit à la vie », et la légalité de tout consentement au retrait d’un traitement vital ou d’un traitement de maintien de la vie, ou du refus d’un tel traitement, serait remise en question. Le caractère sacré de la vie est une des valeurs les plus fondamentales de notre société. L’article 7  émane d’un profond respect pour la valeur de la vie humaine, mais il englobe aussi la vie, la liberté et la sécurité de la personne durant le passage à la mort. C’est pourquoi le caractère sacré de la vie « n’exige pas que toute vie humaine soit préservée à tout prix » (Rodriguez, p. 595, le juge Sopinka). Et pour cette raison, le droit en est venu à reconnaître que, dans certaines circonstances, il faut respecter le choix d’une personne quant à la fin de sa vie. C’est de ce choix fondamental que nous allons maintenant traiter.

(2)         La liberté et la sécurité de la personne

[64]                          Le souci de protéger l’autonomie et la dignité de la personne sous‑tend ces deux droits. La liberté protège « le droit de faire des choix personnels fondamentaux sans intervention de l’État » : Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, par. 54. La sécurité de la personne englobe « une notion d’autonomie personnelle qui comprend [. . .] la maîtrise de l’intégrité de sa personne sans aucune intervention de l’État » (Rodriguez, p. 587‑588, le juge Sopinka, citant R. c. Morgentaler, [1998] 1 R.C.S. 30) et elle est mise en jeu par l’atteinte de l’État à l’intégrité physique ou psychologique d’une personne, y compris toute mesure prise par l’État qui cause des souffrances physiques ou de graves souffrances psychologiques (Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, par. 58; Blencoe, par. 55‑57; Chaoulli, par. 43, la juge Deschamps; par. 119, la juge en chef McLachlin et le juge Major; par. 191 et 200, les juges Binnie et LeBel). Bien que la liberté et la sécurité de la personne constituent des intérêts distincts, elles peuvent être examinées ensemble pour les besoins du présent pourvoi.

[65]                          La juge de première instance a conclu que la prohibition de l’aide à mourir limitait le droit à la liberté et à la sécurité de la personne reconnu par l’art. 7  à Mme Taylor en entravant la [traduction] « prise de décisions d’ordre médical fondamentalement importantes et personnelles » (par. 1302), en lui causant de la douleur et un stress psychologique et en la privant de la maîtrise de son intégrité corporelle (par. 1293‑1294). Elle a estimé que la prohibition laissait des personnes comme Mme Taylor subir de la douleur physique et psychologique et leur imposait un stress parce qu’il leur était impossible d’obtenir une aide médicale à mourir, ce qui portait atteinte à la sécurité de leur personne. Elle a également signalé que les personnes atteintes d’une maladie grave et irrémédiable étaient [traduction] « privées de la possibilité de faire un choix qui peut s’avérer très important pour leur sentiment de dignité et leur intégrité personnelle », un choix « compatible avec les valeurs qu’elles ont eues toute leur vie et qui reflète leur vécu » (par. 1326).

[66]                          Nous partageons l’avis de la juge de première instance. La réaction d’une personne à des problèmes de santé graves et irrémédiables est primordiale pour sa dignité et son autonomie. La loi permet aux personnes se trouvant dans cette situation de demander une sédation palliative, de refuser une alimentation et une hydratation artificielles ou de réclamer le retrait d’un équipement médical de maintien de la vie, mais leur nie le droit de demander l’aide d’un médecin pour mourir. La loi prive ces personnes de la possibilité de prendre des décisions relatives à leur intégrité corporelle et aux soins médicaux et elle empiète ainsi sur leur liberté. Et en laissant des personnes comme Mme Taylor subir des souffrances intolérables, elle empiète sur la sécurité de leur personne.

[67]                          Le droit protège depuis longtemps l’autonomie du patient dans la prise de décisions d’ordre médical. Dans A.C. c. Manitoba (Directeur des services à l’enfant et à la famille), 2009 CSC 30, [2009] 2 R.C.S. 181, notre Cour, dont l’opinion majoritaire a été rédigée par la juge Abella (la dissidence ne porte pas sur ce point), a reconnu la « solide pertinence qui, dans notre système juridique, caractérise le principe selon lequel les personnes mentalement capables peuvent — et doivent pouvoir — prendre en toute liberté des décisions concernant leur intégrité corporelle » (par. 39). Ce droit de « décider de son propre sort » permet aux adultes de dicter le cours de leur propre traitement médical (par. 40) : c’est ce principe qui sous‑tend la notion de « consentement éclairé » et qui est protégé par la garantie de liberté et de sécurité de la personne figurant à l’art. 7  (par. 100; voir aussi R. c. Parker (2000), 49 O.R. (3d) 481 (C.A.)). Comme on l’a souligné dans Fleming c. Reid (1991), 4 O.R. (3d) 74 (C.A.), les risques ou conséquences graves, y compris la mort, que peut entraîner la décision du patient ne permettent aucunement de porter atteinte au libre choix en matière médicale. C’est ce même principe qui s’applique dans les affaires relatives au droit de refuser de consentir à un traitement médical, ou d’en exiger le retrait ou l’interruption : voir, p. ex., Ciarlariello c. Schacter, [1993] 2 R.C.S. 119; Malette c. Shulman (1990), 72 O.R. (2d) 417 (C.A.); Nancy B. c. Hôtel‑Dieu de Québec, [1992] R.J.Q. 361 (C.S.).