La démarche pour réviser les décisions administratives de nature discrétionnaire qui restreignent les protections conférées par la Charte.
[60] Dans l’arrêt Doré, notre Cour, sous la plume de la juge Abella, a établi une démarche pour réviser les décisions administratives de nature discrétionnaire qui restreignent les protections conférées par la Charte. La juge Abella a conclu que la cour de révision doit faire preuve de déférence à l’égard de décisions de cette nature (par. 54). Les parties s’entendent à cet égard pour dire que la norme de contrôle applicable à la révision des décisions de la Ministre est celle de la décision raisonnable. Je ne vois aucune raison de m’écarter de cette norme de contrôle en l’espèce (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 16‑17).
[61] Selon la démarche prescrite par l’arrêt Doré, la cour de révision doit d’abord déterminer si la décision administrative en cause « fait intervenir la Charte en restreignant les protections que confère cette dernière — qu’il s’agisse de droits ou de valeurs » (Law Society of British Columbia c. Trinity Western University, 2018 CSC 32, [2018] 2 R.C.S. 293, par. 58; École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), 2015 CSC 12, [2015] 1 R.C.S. 613, par. 39; voir aussi G. Régimbald, Canadian Administrative Law(3e éd. 2021), p. 99).
…
[64] En effet, il est de jurisprudence constante que le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Doré s’applique non seulement lorsqu’une décision administrative porte atteinte de manière directe aux droits garantis par la Charte, mais aussi, dans les cas où la décision administrative ne fait que mettre en jeu une valeur sous‑tendant un ou plusieurs droits de la Charte, sans pour autant restreindre ces droits (Doré, par. 35 et suiv.; Loyola, par. 4; Trinity Western University, par. 57).
[65] Il en est ainsi parce que les décideurs administratifs ont l’obligation de considérer les valeurs pertinentes pour l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire, en plus de respecter les droits garantis par la Charte. Cela ne fait aucun doute, car « [l]a Constitution tant écrite que non écrite circonscrit l’ensemble des mesures prises par l’État » (Vavilov, par. 56). Comme l’a affirmé sans ambages la juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 817, une décision discrétionnaire doit, pour être raisonnable, être prise conformément aux « valeurs fondamentales de la société canadienne » telles que celles‑ci se reflètent dans la Charte (par. 56). S’appuyant sur cette affirmation, la juge Abella a statué, dans l’arrêt Doré, que les décisions de nature discrétionnaire doivent « toujours » prendre en considération les valeurs de la Charte (par. 35 (en italique dans l’original)).
[66] Le décideur doit tenir compte des valeurs pertinentes de la Charte, lesquelles constituent des contraintes encadrant l’exercice des pouvoirs délégués au décideur administratif. Je me reporte à cet égard aux considérations énoncées par notre Cour dans l’arrêt Vavilov : « . . . une décision raisonnable doit être justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents . . . » (par. 105). En pratique, il sera souvent évident qu’une valeur doive être considérée, soit en raison de la nature du régime législatif applicable (par. 108), soit parce que les parties l’ont soulevée devant le décideur administratif (par. 127‑128), soit en raison du lien entre cette valeur et la matière sous considération (P. Daly, « The Doré Duty : Fundamental Rights in Public Administration » (2023), 101 R. du B. can. 297, p. 309). Par exemple, il va de soi que l’élaboration de politiques et la prise de décisions susceptibles d’avoir une incidence sur un milieu éducatif en situation minoritaire exigent la prise en considération des valeurs qui sous‑tendent l’art. 23 de la Charte (p. 309). Une décision ne peut être déraisonnable parce que le décideur a omis de tenir compte d’une valeur de la Charte qui n’était pas pertinente aux fins de sa décision. En revanche, dans la mesure où le décideur tient compte d’une valeur pertinente dans sa décision, tout en choisissant de prioriser un autre objectif, il faut conclure que sa décision fait intervenir la Charte.
[67] Une fois qu’elle a déterminé que la décision administrative attaquée porte atteinte aux droits garantis par la Charte ou restreint les valeurs qui les sous‑tendent, la cour de révision doit, selon la démarche prescrite par l’arrêt Doré, décider si cette décision est raisonnable à l’issue d’une analyse de sa proportionnalité. Il s’agit alors d’évaluer si l’exercice du pouvoir discrétionnaire est le fruit d’une « mise en balance proportionnée » entre, d’une part, les droits garantis par la Charte et les valeurs qui les sous‑tendent, et, d’autre part, les objectifs de la loi pour lesquels ce pouvoir a été accordé (par. 57; Loyola, par. 37 et 39; Trinity Western University, par. 58).
La décision doit également montrer que le décideur s’est attaqué de « façon significative » (Vavilov, par. 128) aux protections conférées par la Charte de manière à « refléter » les répercussions que sa décision peut avoir sur l’individu ou le groupe visé.
[68] Le contrôle judiciaire s’intéresse « à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, par. 83). Comme pour toute autre décision, le contexte circonscrit « la latitude du décideur administratif en matière de décision raisonnable » lorsque celui‑ci exerce son pouvoir discrétionnaire de manière à restreindre les protections conférées par la Charte (par. 89; Loyola, par. 41; Trinity Western University, par. 81). Pour être raisonnable, une décision doit refléter le fait que le décideur a considéré les valeurs consacrées par la Chartequi sont pertinentes pour l’exercice de son pouvoir discrétionnaire (E. Fox-Decent et A. Pless, « The Charter and Administrative Law : Substantive Review », dans C. M. Flood et P. Daly, dir., Administrative Law in Context(4e éd. 2022), 399, p. 410). La décision doit également montrer que le décideur s’est attaqué de « façon significative » (Vavilov, par. 128) aux protections conférées par la Charte de manière à « refléter » les répercussions que sa décision peut avoir sur l’individu ou le groupe visé (par. 133).
[69] C’est dire que, lorsque le décideur fait primer l’intention du législateur sur des protections conférées par la Charte afin de réaliser les objectifs de la loi, il doit le faire d’une manière qui soit « proportionnée à la restriction au droit garanti par la Charte qui s’en est suivie » (Trinity Western University, par. 82). Une décision qui a une « incidence disproportionnée » sur les protections conférées par la Charte ne peut d’aucune façon démontrer que le décideur s’est penché de façon significative sur celles‑ci, ni que son raisonnement reflète les répercussions importantes que cette décision peut avoir (par. 80). Cette décision est donc déraisonnable.
[70] Dans le contexte de décisions discrétionnaires mettant en jeu les protections conférées par la Charte, la norme de la décision raisonnable doit permettre une « analyse robuste » (Loyola, par. 3 (en italique dans l’original)), faisant intervenir les mêmes « réflexes justificateurs » que ceux du test énoncé dans l’arrêt R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103 (Doré, par. 5; Loyola, par. 40; Trinity Western University, par. 79‑82). L’approche doit tenir compte du rôle des tribunaux comme gardiens de la Constitution et traduire l’importance particulière que revêt la justification dans le cadre de décisions qui mettent en jeu les protections conférées par la Charte (Vavilov, par. 133). Lorsqu’une décision met en jeu les valeurs consacrées par la Charte, « les concepts de raisonnabilité et de proportionnalité deviennent synonymes » (Trinity Western University, par. 80).
Dans les cas où la cour de révision conclut que « le décideur disposait raisonnablement d’une possibilité ou d’une solution susceptible de réduire l’incidence sur le droit protégé tout en lui permettant de favoriser suffisamment la réalisation des objectifs pertinents », la décision administrative sera déraisonnable.
[71] En règle générale, une cour de révision ne doit pas, dans l’évaluation du caractère raisonnable d’une décision, procéder à une nouvelle pondération des facteurs qui sous‑tendent cette décision ni se livrer à un examen de novo des questions soulevées. Si le décideur a tenu compte de toutes les considérations pertinentes selon le contexte, la cour de révision doit confirmer sa décision (Vavilov, par. 83; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, par. 38; Ahani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 2, [2002] 1 R.C.S. 72, par. 16; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226, par. 42; Lake c. Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, [2008] 1 R.C.S. 761, par. 39; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, par. 64; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, par. 91; Société canadienne des postes c. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, [2019] 4 R.C.S. 900, par. 40).
[72] En revanche, la démarche prescrite par l’arrêt Doré exige que les cours de révision examinent le poids accordé par le décideur aux considérations pertinentes afin d’évaluer si une mise en balance proportionnée a été effectuée par ce dernier (Fox‑Decent et Pless, p. 406‑407). Dans l’évaluation de la proportionnalité de la mise en balance effectuée par le décideur, la cour de révision doit en effet « se demander s’il existait d’autres possibilités raisonnables qui donneraient davantage effet aux protections conférées par la Charte eu égard aux objectifs applicables », tout en se posant la question « de savoir si la décision se situe à l’intérieur d’une gamme d’issues raisonnables » (Trinity Western University, par. 81). Dans les cas où la cour de révision conclut que « le décideur disposait raisonnablement d’une possibilité ou d’une solution susceptible de réduire l’incidence sur le droit protégé tout en lui permettant de favoriser suffisamment la réalisation des objectifs pertinents », la décision administrative sera déraisonnable (par. 81 (en italique dans l’original)). Il s’agit là d’une conséquence nécessaire de l’analyse robuste qu’exige l’arrêt Doré.
La démarche prescrite par l’arrêt Doré, une cour de révision doit d’abord déterminer si la décision de nature discrétionnaire restreint les protections conférées par la Charte. Si c’est le cas, la cour de révision doit ensuite examiner le raisonnement suivi par le décideur pour évaluer si, compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes, la décision est le fruit d’une mise en balance proportionnée des droits garantis par la Charte ou des valeurs qui les sous‑tendent. Dans la négative, la décision est déraisonnable.
[73] Il découle de ce qui précède que, suivant la démarche prescrite par l’arrêt Doré, une cour de révision doit d’abord déterminer si la décision de nature discrétionnaire restreint les protections conférées par la Charte. Si c’est le cas, la cour de révision doit ensuite examiner le raisonnement suivi par le décideur pour évaluer si, compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes, la décision est le fruit d’une mise en balance proportionnée des droits garantis par la Charte ou des valeurs qui les sous‑tendent. Dans la négative, la décision est déraisonnable.
[74] Bien qu’aucune violation du droit garanti par l’art. 23 de la Charte en ce qui concerne les parents appelants ne puisse être démontrée en l’espèce, le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Doré demeure applicable à la révision des décisions de la Ministre si les valeurs pertinentes qui sous‑tendent ce droit ont été restreintes par ces décisions. Je me penche donc maintenant sur la question préliminaire de savoir si les décisions de la Ministre mettent en jeu les protections de l’art. 23.
Le maintien et l’épanouissement des communautés linguistiques minoritaires sont parmi les valeurs qui sous‑tendent l’art. 23.
[79] L’alinéa 23(3)a) de la Charte garantit à certaines catégories de citoyens le droit à l’instruction dans la langue officielle minoritaire, dans la mesure où « le nombre des enfants des citoyens qui ont ce droit est suffisant ». La jurisprudence de notre Cour a interprété cette disposition constitutionnelle comme comportant un triple objet : le droit a un caractère « à la fois préventif, réparateur et unificateur » (Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique, par. 15). Comme l’a affirmé notre Cour dans l’arrêt Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique, « cette disposition a non seulement pour objet de prévenir l’érosion des communautés linguistiques officielles, mais aussi de remédier aux injustices passées et de favoriser leur épanouissement » (par. 15).
[80] Concrètement, cela signifie que le maintien et l’épanouissement des communautés linguistiques minoritaires sont parmi les valeurs qui sous‑tendent l’art. 23. La protection du droit à l’instruction dans la langue officielle minoritaire, inscrit en toutes lettres dans la Constitution, est le reflet de ces valeurs, en ce que l’éducation constitue un moyen permettant la réalisation de l’idéal sociétal qu’elles incarnent. Ces valeurs supposent non seulement le maintien et le développement de la vitalité de la langue de la minorité, mais aussi de sa culture. Dans l’arrêt Mahe, le juge en chef Dickson a souligné à juste titre le « rôle primordial que joue l’instruction dans le maintien et le développement de la vitalité linguistique et culturelle » de la communauté linguistique minoritaire (p. 350). Notre Cour n’a de cesse de réitérer que l’instruction constitue un moyen essentiel pour garantir le maintien et l’épanouissement des communautés linguistiques minoritaires depuis cette affaire (Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), art. 79(3), (4) et (7), 1993 CanLII 119 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 839, p. 849‑850; Arsenault‑Cameron, par. 26; Doucet‑Boudreau, par. 26; Solski, par. 3; Gosselin (Tuteur de) c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 15, [2005] 1 R.C.S. 238, par. 28; Nguyen, par. 26). L’école joue également ce rôle, en tant que « milieu de socialisation qui permet d’échanger et de s’épanouir dans sa langue et, à travers elle, de découvrir sa culture » (Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique, par. 1).
Cela signifie que la Ministre devait, dans l’exercice de son pouvoir d’admettre ou non des enfants de parents non‑ayants droit dans les écoles de la minorité franco‑ténoise, considérer les valeurs que constituent le maintien et l’épanouissement des communautés linguistiques minoritaires.
[81] L’admission d’enfants de parents non titulaires du droit garanti par l’art. 23 de la Charte peut avoir une incidence sur le maintien et l’épanouissement des communautés linguistiques minoritaires. Dans l’arrêt Gosselin, notre Cour a fait remarquer que les écoles de la minorité linguistique ne doivent pas devenir « des centres d’assimilation » en permettant que la présence d’enfants de la majorité linguistique en vienne à submerger les enfants de la minorité linguistique (par. 31). Quelques années plus tard, dans l’arrêt Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c. Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25, [2015] 2 R.C.S. 282, notre Cour a souligné que, bien que la Commission scolaire francophone du Yukon n’ait pas le pouvoir d’établir les critères d’admission à l’égard des enfants de non‑ayants droit étant donné que ce pouvoir ne lui a pas été délégué, « rien ne l’empêche de soutenir que l’approche adoptée par le Yukon à l’égard des admissions fait obstacle à la réalisation de l’objet de l’art. 23 » (par. 74).
[82] Il va sans dire que l’accroissement démographique de la communauté linguistique minoritaire permet d’assurer son développement et de prévenir son déclin, notamment en atténuant le risque d’assimilation et d’érosion culturelle (Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique, par. 156). L’accroissement démographique des membres de la communauté linguistique minoritaire contribue également à la réalisation de la promesse de l’art. 23, soit de faire « des deux groupes linguistiques officiels du Canada des partenaires égaux dans le domaine de l’éducation » (Rose‑des‑vents, par. 27).
[83] Ainsi, les décisions prises par les gouvernements provinciaux et territoriaux en lien avec l’admission des enfants de parents non‑ayants droit dans les écoles de la minorité, même lorsqu’elles ne portent pas directement atteinte au droit garanti par l’art. 23, peuvent néanmoins avoir des effets importants sur le maintien et l’épanouissement des communautés linguistiques minoritaires. Il en découle que ces valeurs sont toujours pertinentes lorsque le gouvernement exerce un tel pouvoir discrétionnaire, et qu’elles doivent donc être prises en compte. Pour les fins du présent pourvoi, cela signifie que la Ministre devait, dans l’exercice de son pouvoir d’admettre ou non des enfants de parents non‑ayants droit dans les écoles de la minorité franco‑ténoise, considérer les valeurs que constituent le maintien et l’épanouissement des communautés linguistiques minoritaires.
En raison de leur dimension collective, les protections conférées par l’art. 23 de la Charte doivent s’apprécier à la lumière de la dynamique linguistique propre à une province ou un territoire. Cela requiert d’analyser les rapports entre les groupes linguistiques minoritaire et majoritaire pour bien saisir « le contexte historique et social de la situation à corriger ».
[85] Pour déterminer si les valeurs que constituent le maintien et l’épanouissement des communautés linguistiques minoritaires ont été restreintes par les décisions de la Ministre de ne pas admettre les enfants des parents appelants aux écoles de la minorité franco‑ténoise, il faut adopter une approche contextuelle. En raison de leur dimension collective, les protections conférées par l’art. 23 de la Charte doivent s’apprécier à la lumière de la dynamique linguistique propre à une province ou un territoire (Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), p. 851; Solski, par. 34 et 44). Cela requiert d’analyser les rapports entre les groupes linguistiques minoritaire et majoritaire pour bien saisir « le contexte historique et social de la situation à corriger » (Arsenault‑Cameron, par. 27).
[86] Il ressort de la preuve que, dans la dynamique linguistique spécifique aux Territoires du Nord‑Ouest de l’époque, le maintien et l’épanouissement de la communauté franco‑ténoise étaient favorisés, entre autres choses, par l’admission d’un certain nombre d’enfants de parents non‑ayants droit. Ces admissions contribuaient en effet à l’accroissement démographique de la communauté franco‑ténoise et favorisait son développement, de manière à atténuer le risque d’assimilation et à prévenir l’érosion culturelle. Il faut donc conclure qu’au moment où la Ministre a rendu ses décisions, il existait un lien entre l’admission d’enfants de parents non‑ayants droit dans les écoles francophones des Territoires du Nord‑Ouest et le maintien et l’épanouissement de la communauté franco‑ténoise.
L’admission d’enfants de parents non‑ayants droit peut, selon les circonstances, avoir des effets positifs ou négatifs sur la communauté linguistique minoritaire. Ce n’est donc pas dans tous les cas que le refus du gouvernement d’admettre un enfant de parents non‑ayants droit a pour effet de restreindre le maintien et l’épanouissement des communautés linguistiques minoritaires.
[89] L’admission d’enfants de parents non‑ayants droit peut, selon les circonstances, avoir des effets positifs ou négatifs sur la communauté linguistique minoritaire. Ce n’est donc pas dans tous les cas que le refus du gouvernement d’admettre un enfant de parents non‑ayants droit a pour effet de restreindre le maintien et l’épanouissement des communautés linguistiques minoritaires. Au contraire, dans certains cas, les valeurs qui sous‑tendent l’art. 23 de la Charte militeront à l’encontre de l’admission d’enfants de parents non‑ayants droit. Comme je l’ai évoqué plus haut, les écoles de la minorité linguistique peuvent devenir des centres d’assimilation si l’admission d’enfants de parents non‑ayants droit nuit à la vitalité linguistique et culturelle de la minorité linguistique au sein de l’école. Or, en l’espèce, plusieurs facteurs démontraient que l’admission des enfants n’allait pas entraîner de telles conséquences, notamment l’appui conféré par la CSFTNO à leur admission et les caractéristiques individuelles de chaque demande.
[90] Je rappelle que, dans les cas qui nous occupent, les parents appelants ont dû se soumettre et soumettre leurs enfants à une évaluation par la direction de l’école où ils souhaitaient les inscrire. Par la suite, leurs dossiers ont été transmis à la CSFTNO qui, après examen, a jugé que l’admission des enfants serait bénéfique pour la vitalité du milieu scolaire en question et de la communauté francophone en général.
[91] L’admission des enfants des parents appelants aurait donc eu un impact positif sur le maintien et l’épanouissement de la communauté franco‑ténoise. Dans ce contexte, refuser d’admettre les enfants des parents appelants, en priorisant les intérêts du gouvernement, a eu pour effet de restreindre les valeurs que constituent le maintien et l’épanouissement des communautés linguistiques en situation minoritaire, lesquelles sous‑tendent l’art. 23. La Ministre devait donc mettre en balance de manière proportionnée ces valeurs et les intérêts du gouvernement.
L’horizon vers lequel tend l’art. 23 de la Charte est plus ambitieux que le simple maintien de la communauté franco‑ténoise; la disposition vise ultimement à favoriser son épanouissement en vue de réaliser la promesse contenue à l’art. 23 de faire des deux groupes linguistiques officiels du pays des partenaires égaux dans le domaine de l’éducation. En somme, tenir compte de l’art. 23 uniquement lorsqu’il a été démontré que la communauté est menacée est incompatible avec un tel objectif.
[97] Par ailleurs, l’arrêt Doré commandait en l’espèce que la Ministre se demande comment l’admission des enfants visés par les demandes d’admission favoriserait l’épanouissement de la communauté franco‑ténoise. L’horizon vers lequel tend l’art. 23 de la Charte est plus ambitieux que le simple maintien de la communauté franco‑ténoise; la disposition vise ultimement à favoriser son épanouissement (Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), p. 849; Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique, par. 15), en vue de réaliser la promesse contenue à l’art. 23 de faire des deux groupes linguistiques officiels du pays des partenaires égaux dans le domaine de l’éducation. En somme, tenir compte de l’art. 23 uniquement lorsqu’il a été démontré que la communauté est menacée est incompatible avec un tel objectif.
[98] Plusieurs facteurs démontraient pourtant que l’admission des enfants était bénéfique pour l’épanouissement de la communauté franco‑ténoise. D’une part, le fait que la Ministre n’a pas dûment tenu compte de l’appui apporté par la CSFTNO aux demandes d’admission des parents appelants revêt une importance particulière. Notre Cour reconnaît l’expertise que possèdent des organismes telles les commissions scolaires pour évaluer les besoins de la minorité linguistique en matière d’éducation (Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique, par. 86).
…
[101] Les décisions rendues par la Ministre après le jugement de 2019 ont donc des incidences importantes sur les valeurs consacrées par l’art. 23 de la Charte, en ce que l’admission des enfants des parents appelants aurait bénéficié de manière significative au maintien et à l’épanouissement de la langue et de la culture de la communauté linguistique minoritaire.
[102] Il découle des exigences de l’arrêt Doré que ces décisions étaient déraisonnables. La Ministre a accordé une trop grande importance à son obligation de prendre des décisions cohérentes et, ce faisant, a accordé un poids disproportionné au coût des services envisagés dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. La Ministre avait manifestement le droit de tenir compte des coûts dans sa décision. « Il va de soi cependant qu’en raison du caractère réparateur de l’art. 23, les besoins pédagogiques pèsent plus lourd dans la balance que les coûts » (Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique, par. 52; voir aussi Mahe, p. 384‑385; Rose‑des‑vents, par. 30). La Ministre n’a pas démontré qu’elle s’est penchée de façon significative dans ses décisions sur les valeurs que constituent le maintien et l’épanouissement de la communauté franco‑ténoise, de manière à refléter les répercussions importantes que ces décisions pouvaient avoir sur celle‑ci.
Affirmer que la Ministre n’a pas effectué une mise en balance proportionnée des valeurs sous‑jacentes à l’art. 23 de la Charte et des intérêts du gouvernement en l’espèce n’équivaut pas à imposer aux décideurs dans sa position l’obligation d’admettre tout enfant de parents non‑ayants droit.
[103] J’ouvre ici une parenthèse pour apporter deux précisions importantes. Affirmer que la Ministre n’a pas effectué une mise en balance proportionnée des valeurs sous‑jacentes à l’art. 23 de la Charte et des intérêts du gouvernement en l’espèce n’équivaut pas à imposer aux décideurs dans sa position l’obligation d’admettre tout enfant de parents non‑ayants droit. Un refus ne signifie pas toujours qu’il y a eu mise en balance disproportionnée des valeurs pertinentes et des intérêts du gouvernement. Cela ne revient pas non plus à cautionner le libre choix de la langue d’enseignement, un modèle expressément écarté par le constituant aux termes de l’art. 23 (Solski, par. 8; Nguyen, par. 35‑36). Au contraire, le modèle du libre choix supposerait une admission systématique des enfants de parents non‑ayants droit sans mise en balance proportionnée des valeurs consacrées par la Charte. Dans chaque cas, le décideur doit considérer les valeurs pertinentes à la lumière des circonstances particulières de la demande pour décider de l’admission ou non d’enfants de parents non‑ayants droit.
La retenue judiciaire commande généralement que notre Cour ne tranche pas des questions constitutionnelles qui ne sont pas nécessaires à la résolution du litige opposant les parties.
[108] Dans le cas qui nous occupe, j’estime qu’il n’est pas opportun pour notre Cour de trancher la question soulevée par les appelants. La retenue judiciaire commande généralement que notre Cour ne tranche pas des questions constitutionnelles qui ne sont pas nécessaires à la résolution du litige opposant les parties (voir R. c. McGregor, 2023 CSC 4, par. 24, et les affaires citées). L’application de ce principe peut être écartée dans des circonstances exceptionnelles (par. 24, citant Procureur général (Qué.) c. Cumming, 1978 CanLII 192 (CSC), [1978] 2 R.C.S. 605, p. 611). Or, aucune telle circonstance n’est présente en l’espèce.
Il ne fait aucun doute que les droits linguistiques ne sont pas purement procéduraux.
[111] Les appelants estiment que, même si notre Cour infirme l’arrêt de la Cour d’appel, la nouvelle question constitutionnelle demeure pertinente. Selon eux, notre Cour devrait tout de même y répondre, car les droits linguistiques sont des droits substantiels et non purement procéduraux. Il ne fait aucun doute que les droits linguistiques ne sont pas purement procéduraux. Notre Cour l’a d’ailleurs reconnu, d’abord dans l’arrêt R. c. Beaulac, 1999 CanLII 684 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 768 (par. 28), puis, plus récemment, dans les arrêts Mazraani c. Industrielle Alliance, Assurance et services financiers inc., 2018 CSC 50, [2018] 3 R.C.S. 261 (par. 20), et Bessette c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2019 CSC 31, [2019] 2 R.C.S. 535 (par. 38). Cependant, avec égards, un tel argument témoigne d’un raisonnement circulaire. Les raisons motivant la Cour à examiner une question ne peuvent présumer de la réponse qu’elle fournira au terme de cet examen. Si la Cour acceptait cet argument, elle devrait répondre à la plupart des questions constitutionnelles qui n’ont aucun impact sur le litige.