Toronto (Cité) c. Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34
En pratique, les principes constitutionnels non écrits peuvent aider les tribunaux seulement de deux façons distinctes, mais connexes.
[55] Premièrement, ils peuvent être utilisés pour interpréter les dispositions constitutionnelles. En effet, il s’agit du « plein effet juridique » que notre Cour a décrit dans le Renvoi relatif à la sécession (par. 54). Sous cet angle, les principes constitutionnels non écrits de l’indépendance de la magistrature et de la primauté du droit ont servi à interpréter les art. 96 à 100 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui en sont venus à garantir la compétence fondamentale des cours qui entrent dans le champ d’application de ces dispositions (Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, par. 88‑89; MacMillan Bloedel, par. 10‑11 et 27‑28; Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31, par. 29‑33). Lorsqu’on les applique à des droits garantis par la Charte, les principes non écrits aident les tribunaux à procéder à une interprétation téléologique, en les éclairant sur « la nature et [les] objectifs plus larges de la Charte elle‑même, [les] termes choisis pour énoncer [le] droit ou [la] liberté, [et les] origines historiques des concepts enchâssés » (Québec (Procureure générale), par. 7, citant Big M Drug Mart Ltd., p. 344; voir aussi R. c. Poulin, 2019 CSC 47, par. 32).
[56] Deuxièmement, et de façon connexe, on peut recourir aux principes non écrits pour élaborer des doctrines structurelles non énoncées dans la Constitution écrite proprement dite, mais nécessaires pour sa cohérence, et qui découlent implicitement de son architecture. Ainsi, les doctrines structurelles peuvent combler des lacunes et répondre à des questions importantes sur lesquelles le texte de la Constitution est muet, comme le font la doctrine de la reconnaissance totale (Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, 1990 CanLII 29 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 1077; Hunt c. T&N plc, 1993 CanLII 43 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 289); la doctrine de la prépondérance (Huson c. The Township of South Norwich (1895), 1895 CanLII 1 (SCC), 24 R.C.S. 145); la réparation que constitue la déclaration d’invalidité dont l’effet est suspendu (Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, 1985 CanLII 33 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 721); et l’obligation de négocier qui pourrait suivre une déclaration de sécession prononcée par une province (Renvoi relatif à la sécession).
[57] Aucune de ces fonctions n’appuie la prétention de la Ville selon laquelle les principes non écrits ont une force telle qu’ils peuvent servir à invalider des mesures législatives. C’est en fait le contraire. Chaque fois que l’on a tenté de faire jouer ce rôle à des principes constitutionnels non écrits à titre de fondement indépendant pour invalider des mesures législatives, que ces principes aient été invoqués seuls ou en combinaison, les tribunaux ont conclu à des insuffisances sur les plans normatif et pratique, liées l’une à l’autre, permettant chacune de faire échec à la tentative.
[58] Premièrement, de telles tentatives empiètent sur le pouvoir législatif de modifier la Constitution, ce qui soulève des préoccupations fondamentales au sujet de la légitimité du contrôle judiciaire et altère la séparation des pouvoirs (Imperial Tobacco, par. 53‑54, 60 et 64‑67; J. Leclair, « Canada’s Unfathomable Unwritten Constitutional Principles » (2002), 27 Queen’s L.J. 389, p. 427‑432). L’approche de notre collègue, qui encourage l’utilisation des principes constitutionnels non écrits indépendamment du libellé de la Constitution, ne tient pas compte de cette préoccupation fondamentale.
[59] Deuxièmement, les principes constitutionnels non écrits sont [traduction] « très abstraits » et « [c]ontrairement aux droits énumérés dans la Charte — droits dont les formulations ont fait l’objet de débats, ont été précisées et, en définitive, tranchées par des comités et des assemblées législatives chargés du pouvoir constituant — l[e] concep[t] de la démocratie n’[a] pas d’énonc[é] faisant autorité » (motifs de la C.A., par. 85). Donc, contrairement au texte écrit de la Constitution, qui « favorise la certitude et la prévisibilité juridiques » lors de l’exercice d’un contrôle judiciaire (Renvoi relatif à la sécession, par. 53), la nature nébuleuse des principes non écrits les rend susceptibles d’interprétation, et leur reconnaissance au même titre que les textes « rendrait superflu un bon nombre de nos droits constitutionnels écrits [et] compromettrait ainsi la délimitation de ces droits établie par les rédacteurs de notre Constitution » (Imperial Tobacco, par. 65). En conséquence, il y a de bonnes raisons de souligner que « la protection contre une loi que certains pourraient considérer injuste ou inéquitable ne réside pas dans les principes amorphes qui sous‑tendent notre Constitution, mais dans son texte et dans l’urne électorale » (par. 66). À notre avis, cette déclaration devrait être interprétée comme couvrant tous les fondements possibles à des revendications de droit (à savoir « [l’]injust[ice] ou [l’]in[iquité] » ou une autre insuffisance sur le plan normatif).
[60] En outre, si une cour devait se fonder, en tout ou en partie, sur des principes constitutionnels non écrits pour invalider des mesures législatives, les conséquences de cette erreur judiciaire seraient particulièrement importantes en raison de deux dispositions de notre Charte. Premièrement, l’art. 33 garantit un droit de dérogation législative limité. En conséquence, lorsqu’une cour invalide une mesure législative en se fondant sur l’al. 2b) de la Charte, la législature peut continuer à donner effet à sa compréhension de ce qu’exige la Constitution en invoquant l’art. 33 et en respectant les conditions qui y sont énoncées (D. Newman, « Canada’s Notwithstanding Clause, Dialogue, and Constitutional Identities », dans G. Sigalet, G. Webber et R. Dixon, dir., Constitutional Dialogue : Rights, Democracy, Institutions (2019), 209, p. 232). Cependant, si une cour devait se fonder non pas sur l’al. 2b) mais plutôt sur un principe constitutionnel non écrit pour invalider des mesures législatives, cet aspect indéniable du compromis constitutionnel serait effectivement annulé, puisque l’art. 33 s’applique pour permettre à des mesures législatives d’avoir effet « indépendamment d’une disposition donnée de l’article 2 ou des articles 7 à 15 » uniquement. Deuxièmement, l’article premier fournit à l’État une assise pour justifier des limites apportées aux « droits et libertés qui [. . .] sont énoncés » dans la Charte. Les principes constitutionnels non écrits, du fait qu’ils sont non écrits, ne sont pas « énoncés » dans la Charte. En conséquence, une conclusion selon laquelle de tels principes pourraient fonder une conclusion de violation constitutionnelle ne conférerait aucun mécanisme de justification équivalant à l’État.
Lorsque le texte constitutionnel n’est pas lui‑même suffisamment explicite ou complet pour répondre à une question constitutionnelle, les cours peuvent se servir de principes constitutionnels non écrits comme outils d’interprétation.
[65] Autrement dit, lorsque le texte constitutionnel n’est pas lui‑même suffisamment explicite ou complet pour répondre à une question constitutionnelle, les cours peuvent se servir de principes constitutionnels non écrits comme outils d’interprétation. Ainsi, il est possible de recourir à ces principes lorsque cela s’avère nécessaire pour donner un sens et un effet à un texte constitutionnel. Cette ligne de conduite n’est donc pas différente de l’approche de notre Cour en matière d’interprétation téléologique de la Constitution, qui commence par l’examen du texte et repose sur ce dernier (Québec (Procureure générale), par. 8‑10); les principes constitutionnels non écrits servent à nous éclairer sur l’objet des dispositions du texte, et guident ainsi la définition téléologique (R. Elliot, « References, Structural Argumentation and the Organizing Principles of Canada’s Constitution » (2001), 80 R. du B. can. 67, p. 84). Il importe de préciser qu’il doit s’agir d’un exercice fidèle au texte; celui-ci continue d’avoir une importance primordiale pour cerner l’objet d’un droit comme « l’indice premier de l’objet » (Québec (Procureure générale), par. 11), et l’application de principes constitutionnels dans le cadre de l’exercice d’interprétation ne permet pas qu’une cour aille au‑delà de cet objet (par. 4 et 10‑11). Plus particulièrement, et comme la Cour l’a affirmé dans Québec (Procureure générale), la Constitution « ne saurait être considérée comme “un simple contenant, à même de recevoir n’importe quelle interprétation qu’on pourrait vouloir lui donnerˮ » (par. 9, citant le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), 1987 CanLII 88 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 313, p. 394). L’interprétation constitutionnelle « doit [plutôt] être réalisée d’abord et avant tout par référence à ce texte, et être circonscrite par celui‑ci » (par. 9).
[66] Notre collègue s’oppose à cette thèse, en dépit de la directive claire dans l’arrêt Québec (Procureure générale) sur son caractère central pour l’exercice d’interprétation constitutionnel. En effet, son approche est totalement à l’opposé : selon elle, loin d’être l’élément premier de la Constitution dont l’interprétation peut être éclairée par les principes constitutionnels non écrits, le texte lui‑même « découle » de ces principes, et ce sont donc ces principes qui sont les plus importants (par. 168). Tout cela est entièrement incompatible avec le Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale sur lequel elle se fonde. Le juge en chef Lamer a appliqué le principe constitutionnel non écrit de l’indépendance de la magistrature pour guider son interprétation de la portée de la compétence provinciale prévue au par. 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867 et combler une lacune relativement aux affaires de nature non criminelle traitées par les cours provinciales (par. 107‑108). Rien de ce qui précède n’étaye l’application de principes constitutionnels non écrits pour invalider des mesures législatives.
Les cours ne peuvent pas superviser la législature ou le pouvoir exécutif en ce qui concerne le processus politique.
[68] La Cour a bien sûr indiqué clairement qu’elle avait dégagé « des obligations impératives en vertu de la Constitution du Canada » (par. 153), et que leur violation entraînerait de « graves conséquences juridiques » (par. 102). Mais elle a aussi reconnu la « non‑justiciabilité de[s] questions politiques » en cause (par. 102), ce qui signifiait que la Cour ne pourrait avoir « aucun rôle de surveillance » sur les négociations politiques (par. 100). Reconnaissant que la « conciliation des divers intérêts constitutionnels légitimes relève nécessairement du domaine politique plutôt que du domaine judiciaire » (par. 153), la Cour a élaboré des règles dont la violation aurait comme « recours approprié » un recours à des « mécanismes du processus politique plutôt qu’aux tribunaux » (par. 102). Il s’agit d’un autre aspect du principe de la séparation des pouvoirs : les cours ne peuvent pas superviser la législature ou le pouvoir exécutif en ce qui concerne le processus politique.
[69] En conséquence, rien dans le Renvoi relatif à la sécession n’appuie la thèse selon laquelle des principes constitutionnels non écrits peuvent constituer un motif indépendant justifiant l’invalidation de mesures législatives. Les obligations des parties dans cette affaire avaient un effet juridique qui découlait d’une déclaration judiciaire, mais la façon dont il serait donné effet à la déclaration — à savoir comment elle serait appliquée — a été qualifiée de question relevant du processus politique et non du processus judiciaire. Là encore, comme dans le cas d’une question d’interprétation constitutionnelle, la fonction structurelle des principes constitutionnels non écrits consistant à combler des lacunes n’était pas, et ne pouvait pas selon nous, être appliquée pour invalider des mesures législatives, à savoir pour les déclarer inopérantes sur le fondement de l’art. 52.
Les actes du pouvoir législatif sont limités par le principe non écrit de la primauté du droit, « mais seulement dans le sens où ils doivent respecter des conditions légales de manière et de forme (c.‑à‑d., les procédures d’adoption, de modification et d’abrogation des lois)
[72] Autrement dit, les principes constitutionnels non écrits sont indéterminés, de sorte qu’on pourrait en théorie y recourir non seulement pour invalider des mesures législatives, mais aussi pour confirmer leur validité. Le juge Major a poursuivi comme suit : la reconnaissance d’un principe constitutionnel non écrit tel que la primauté du droit « n’est [ni] une invitation à banaliser ou à remplacer les termes écrits de la Constitution », ni « un instrument permettant à celui qui s’oppose à certaines mesures législatives de s’y soustraire. Au contraire, elle exige des tribunaux qu’ils donnent effet au texte constitutionnel, et qu’ils appliquent, quels qu’en soient les termes, les lois qui s’y conforment » (par. 67). Ainsi, il s’ensuit qu’il faut donner à la déclaration figurant dans Babcock selon laquelle les principes constitutionnels « [peuvent] limiter les actes du gouvernement » un sens étroit et particulier : les actes du pouvoir législatif sont limités par le principe non écrit de la primauté du droit, « mais seulement dans le sens où ils doivent respecter des conditions légales de manière et de forme (c.‑à‑d., les procédures d’adoption, de modification et d’abrogation des lois) » (Imperial Tobacco, par. 60). Encore une fois, cette compréhension des principes constitutionnels non écrits empêche complètement leur application pour invalider des mesures législatives au titre de l’art. 52.
[73] Cela, pourrions-nous ajouter, constitue une réponse complète aux affirmations de notre collègue la juge Abella selon lesquels notre Cour n’a « jamais, à ce jour, limité » le rôle des principes constitutionnels non écrits, et que leur rôle dans l’interprétation de la Constitution n’est pas « étroitement limité par le textualisme » (par. 171 et 179). Selon la lecture qu’en fait notre collègue, l’arrêt Imperial Tobacco a limité l’utilisation d’un principe constitutionnel non écrit précis — la primauté du droit — et non celle des principes constitutionnels non écrits en général. Or, le problème de l’indétermination se soulèverait inévitablement avec le recours à quelque principe constitutionnel non écrit que ce soit pour invalider une mesure législative. L’arrêt Imperial Tobacco a donc affirmé sans équivoque tant le rôle interprétatif limité des principes non écrits que la primauté du libellé de la Constitution lorsqu’il s’agit de trancher des débats constitutionnels.
Lorsque des principes constitutionnels non écrits sont utilisés comme outils d’interprétation, leur effet juridique substantiel doit découler par déduction nécessaire du texte de la Constitution.
[74] Dans l’arrêt Trial Lawyers Association of British Columbia, notre Cour devait se prononcer sur la constitutionnalité des frais d’audience qu’imposait la Colombie‑Britannique et qui niaient à certaines personnes l’accès aux tribunaux. S’exprimant au nom des juges majoritaires, la juge en chef McLachlin a statué que ces frais, édictés en vertu du par. 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867, violaient l’art. 96 de cette même loi parce qu’ils portaient atteinte de façon inacceptable à la compétence des cours supérieures en niant à certaines personnes l’accès aux tribunaux (par. 1‑2). Dans un obiter, elle a ajouté que « des considérations relatives à la primauté du droit viennent étayer encore davantage » l’existence du lien entre l’art. 96 et l’accès à la justice (par. 38), puisqu’« [i]l ne peut y avoir de primauté du droit sans accès aux tribunaux, autrement la primauté du droit sera remplacée par la primauté d’hommes et de femmes qui décident qui peut avoir accès à la justice » (par. 38, citant B.C.G.E.U. c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 1988 CanLII 3 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 214, p. 230). Cette conclusion était, selon elle, « conforme à la démarche adoptée par le juge Major dans Imperial Tobacco » (par. 37) :
Le texte de loi en litige dans la présente affaire — qui impose des frais d’audience — doit respecter non seulement les termes exprès de la Constitution, mais également les « exigences [. . .] qui découlent [de ceux‑ci] par déduction nécessaire » (par. 66). Comme nous l’avons vu, le droit d’accès des Canadiennes et des Canadiens aux cours supérieures découle par déduction nécessaire des termes exprès de l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. Il s’ensuit que la province ne dispose pas, en vertu du par. 92(14), du pouvoir d’adopter des lois qui empêchent les gens de s’adresser aux tribunaux. [Nous soulignons; par. 37.]
[75] À notre avis, le renvoi de la juge en chef McLachlin au seuil de la « déduction nécessaire » établi par le juge Major dans l’arrêt Imperial Tobacco signifie que, lorsque des principes constitutionnels non écrits sont utilisés comme outils d’interprétation, leur effet juridique substantiel doit découler par déduction nécessaire du texte de la Constitution. Nous n’y voyons en conséquence rien qui soit incompatible avec le Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale et, en particulier, avec l’application limitée des principes constitutionnels non écrits. Dans Trial Lawyers Association of British Columbia, la primauté du droit a servi à interpréter l’art. 96 qui, à son tour, a servi à limiter le pouvoir législatif provincial prévu au par. 92(14). On n’a pas recouru à la primauté du droit comme motif indépendant pour invalider les frais judiciaires contestés. Ainsi, le raisonnement de la juge en chef McLachlin reflète tout simplement une interprétation téléologique de l’art. 96 qui tenait compte de principes constitutionnels non écrits.