Dickson c. Vuntut Gwitchin First Nation, 2024 CSC 10
En tant que point d’entrée pour l’application de la Charte, le par. 32(1) de la Charte doit être interprété d’une manière souple, téléologique et libérale, plutôt que technique, étroite ou légaliste.
[45] En tant que point d’entrée pour l’application de la Charte, le par. 32(1) de la Charte doit être interprété d’une manière souple, téléologique et libérale, plutôt que technique, étroite ou légaliste. Une telle interprétation permet de faire en sorte que les individus et les minorités collectives concernés bénéficient pleinement des mesures de protection que leur accorde la Charte et d’empêcher l’action gouvernementale qui serait incompatible avec ces protections (R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344; Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, p. 156; Hogg et Wright, §36:18‑36:20). Les mots employés au par. 32(1) indiquent que « l’application de la Charte se restreint à l’action gouvernementale » et que la Charte est « essentiellement un instrument de contrôle des pouvoirs du gouvernement sur le particulier » (McKinney c. Université de Guelph, 1990 CanLII 60 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 229, p. 261).
Premièrement, une entité peut être jugée faire partie du « gouvernement » pour l’application du par. 32(1) si elle peut être considérée comme un gouvernement de par sa nature même ou en raison du degré de contrôle gouvernemental exercé sur elle.
Deuxièmement, même si l’entité elle‑même ne fait pas partie du « gouvernement » pour l’application du par. 32(1), elle sera assujettie à la Charte pour ce qui est de ses activités qui peuvent être attribuées au gouvernement parce qu’elles sont « de nature “gouvernementale” ».
[69] En résumé, la Charte s’applique de façon générale aux branches législative, exécutive et administrative du gouvernement. La Chartes’applique au Parlement, aux législatures ainsi qu’aux gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux pour tous les domaines relevant de la compétence législative du Parlement et des provinces, ce qui englobe des entités qui ne sont pas expressément mentionnées au par. 32(1). Les entités assujetties à la Charte ne peuvent se soustraire aux obligations qui en découlent en conférant une partie de leurs responsabilités ou de leurs pouvoirs législatifs à d’autres entités qui ne sont pas normalement assujetties à la Charte.
[70] Une entité peut être assujettie à la Charte de l’une de deux manières. Une entité peut faire partie du gouvernement, soit de par sa nature même, soit parce que le gouvernement fédéral ou un gouvernement provincial exerce un contrôle substantiel sur elle, auquel cas toutes ses activités sont assujetties à la Charte. Subsidiairement, même si l’entité ne fait pas partie du gouvernement, elle sera assujettie à la Charte pour ce qui est des activités gouvernementales qu’elle exerce.
Le Parlement ne peut pas renoncer à son obligation constitutionnelle envers les peuples autochtones. Tant le « pouvoir » du Parlement de légiférer en vertu du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 que son « obligation » envers les peuples autochtones énoncée à l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 subsistent, même après la conclusion d’une entente sur l’autonomie gouvernementale avec un peuple autochtone.
[85] Il est également important de noter que la loi fédérale prévoit expressément que les terres transférées à une première nation du Yukon conformément à une entente sur l’autonomie gouvernementale « demeurent toutefois des terres réservées pour les Indiens au sens du point 24 de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 » (par. 22(4)). Cela reflète le fait que le Parlement n’a pas renoncé à son pouvoir de légiférer en ce qui concerne les terres transférées, même si la VGFN exerce des pouvoirs d’autonomie gouvernementale en vertu de l’Entente sur l’autonomie gouvernementale. En effet, comme l’a déclaré notre Cour dans R. c. Sparrow, 1990 CanLII 104 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1075, le « pouvoir » de légiférer accordé au Parlement par le par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 doit être « concilié » avec son « obligation » envers les peuples autochtones énoncée à l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 (p. 1109). Le Parlement ne peut pas renoncer à son obligation constitutionnelle envers les peuples autochtones. Tant le « pouvoir » du Parlement de légiférer en vertu du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 que son « obligation » envers les peuples autochtones énoncée à l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 subsistent, même après la conclusion d’une entente sur l’autonomie gouvernementale avec un peuple autochtone.
Les peuples autochtones existaient avant la venue des colons européens et la fondation du Canada en tant que pays; leur existence en tant que peuples autonomes se gouvernant eux‑mêmes ne dépend pas de la législation fédérale, provinciale ou territoriale.
[88] Nous nous empressons d’ajouter qu’en concluant que la VGFN présente chacun des quatre indices représentatifs identifiés par la Cour dans l’arrêt Godbout pour conclure qu’une entité est un gouvernement par nature, nous ne voulons évidemment pas suggérer par là qu’un gouvernement autochtone qui, comme la VGFN, exerce des pouvoirs d’autonomie gouvernementale est une entité similaire à une municipalité. Contrairement aux municipalités, qui n’ont pas de statut constitutionnel indépendant, qui sont entièrement des créations de la loi et qui exercent seulement les pouvoirs qui leur sont conférés par la loi, les peuples autochtones sont expressément reconnus par la Loi constitutionnelle de 1867 (par. 91(24)), la Charte (art. 25) et la Loi constitutionnelle de 1982 (art. 35 et 35.1). Les peuples autochtones existaient avant la venue des colons européens et la fondation du Canada en tant que pays; leur existence en tant que peuples autonomes se gouvernant eux‑mêmes ne dépend pas de la législation fédérale, provinciale ou territoriale.
La règle de conduite qui dicte la retenue dans les affaires constitutionnelle[s] est sensée », car elle « repose sur l’idée que toute déclaration inutile sur un point de droit constitutionnel risque de causer à des affaires à venir un préjudice dont les conséquences n’ont pas été prévues ».
[91] Nous ajoutons que notre conclusion suivant laquelle la Chartes’applique à l’obligation de résidence imposée par la VGFN dans le cadre de la loi fédérale sur l’autonomie gouvernementale diffère des conclusions apparemment tirées par le juge de première instance et par la Cour d’appel — et a une portée plus étroite que celles‑ci. Le juge de première instance (au par. 130) et la Cour d’appel (au par. 98) semblent en effet avoir décidé que la Charte s’appliquait à l’exercice par la VGFN de ses pouvoirs d’autonomie gouvernementale, que cet exercice soit considéré comme découlant du droit inhérent de la VGFN à l’autonomie gouvernementale ou d’ententes sur l’autonomie gouvernementale conclues avec le gouvernement fédéral et celui du Yukon telles que mises en œuvre par la législation fédérale et territoriale. Nous concluons que la Charte s’applique à l’obligation de résidence édictée par la VGFN seulement dans la mesure où cette obligation découle de l’exercice du pouvoir de légiférer en vertu du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. Nous ne faisons pas de commentaires sur la question de savoir si l’exercice d’un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale non rattaché à une loi fédérale serait assujetti à la Charte, car nous estimons qu’il n’est pas nécessaire de trancher cette question en l’espèce, compte tenu des arrangements en matière d’autonomie gouvernementale en cause. Comme l’a souvent rappelé notre Cour, « [l]a règle de conduite qui dicte la retenue dans les affaires constitutionnelle[s] est sensée », car elle « repose sur l’idée que toute déclaration inutile sur un point de droit constitutionnel risque de causer à des affaires à venir un préjudice dont les conséquences n’ont pas été prévues » (Phillips c. Nouvelle‑Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), 1995 CanLII 86 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 97, par. 9; voir aussi Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17, par. 181; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 3, par. 301, le juge La Forest, dissident en partie). Au paragraphe 105 du Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217 (« Renvoi relatif à la sécession »), notre Cour a décrit cette approche comme étant « la règle de prudence requise en matière constitutionnelle ». La règle de prudence est particulièrement salutaire dans le présent pourvoi, qui peut, à notre avis, être tranché sans que l’on se demande si un droit autochtone inhérent à l’autonomie gouvernementale exercé en dehors du cadre législatif serait assujetti à la Charte.
Lorsque des « droits ou libertés » — ancestraux, issus de traités ou « autres » — précisés à l’art. 25 sont en jeu, les limites d’un droit individuel concurrent garanti par la Charte n’ont pas à être justifiées comme ce serait habituellement le cas en application de l’article premier de la Charte.
Tous les droits et libertés autochtones collectifs dont il est question à l’art. 25 doivent être maintenus, même s’ils entrent en conflit avec des droits individuels garantis par la Charte, afin d’assurer le respect des droits des minorités en tant que valeur constitutionnelle.
[108] Lorsque des « droits ou libertés » — ancestraux, issus de traités ou « autres » — précisés à l’art. 25 sont en jeu, les limites d’un droit individuel concurrent garanti par la Charte n’ont pas à être justifiées comme ce serait habituellement le cas en application de l’article premier de la Charte. Contrairement à l’article premier, l’art. 25 est l’expression du choix constitutionnel de protéger les droits et libertés collectifs des peuples autochtones au Canada en tant que minorité distincte. Au paragraphe 49 du Renvoi relatif à la sécession, la Cour a identifié « le respect des droits des minorités » comme un principe constitutionnel sous‑jacent qui imprègne l’ensemble de la Constitution. La protection des minorités linguistiques et religieuses est un exemple de ce principe sous‑jacent, tout comme la protection des droits des peuples autochtones en tant que minorité distincte. Notre Cour a mentionné que, conformément à une longue tradition de respect des minorités, l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 protège les droits existants — ancestraux ou issus de traités —, tandis que l’art. 25 énonce de manière semblable une « clause de non‑atteinte aux droits des peuples autochtones » (Renvoi relatif à la sécession, par. 82). La Cour a rattaché la protection de l’art. 25 à la « force [de la] promesse » faite envers les peuples autochtones du Canada à l’art. 35 qu’elle avait expliquée dans l’arrêt Sparrow, p. 1083. Cette promesse « reconna[issait] non seulement l’occupation passée de terres par les autochtones, mais aussi leur contribution à l’édification du Canada et les engagements spéciaux pris envers eux par des gouvernements successifs » (Renvoi relatif à la sécession, par. 82).
[109] Conformément au principe de protection des peuples autochtones en tant que minorité distincte, les « droits ou libertés [. . .] autres » visés à l’art. 25 se limitent aux droits et libertés qui protègent la spécificité autochtone. Tous les droits et libertés autochtones collectifs dont il est question à l’art. 25 doivent être maintenus, même s’ils entrent en conflit avec des droits individuels garantis par la Charte, afin d’assurer le respect des droits des minorités en tant que valeur constitutionnelle.
[110] La protection des droits — ancestraux, issus de traités ou autres — visés à l’art. 25 n’est toutefois pas absolue. La priorité est seulement donnée aux droits collectifs autochtones lorsqu’ils entrent en conflit avec un droit individuel garanti par la Charte. Il est possible, dans une affaire donnée, que le droit individuel ainsi que les droits collectifs visés à l’art. 25 ne soient pas réellement en conflit. Certains droits individuels font partie du droit autochtone et coexistent avec les intérêts collectifs, comme l’indiquent clairement tant la Loi sur la DNUDPA que la Constitution de la VGFN (voir Metallic, p. 15; G. Otis, « Élection, gouvernance traditionnelle et droits fondamentaux chez les peuples autochtones du Canada » (2004), 49 R.D. McGill 393, p. 409‑411). En outre, l’art. 25 ne s’appliquerait pas si le droit individuel garanti par la Charte en question entrait en conflit avec un droit autochtone qui ne repose pas sur la spécificité autochtone. Dans de telles circonstances, toute limite au droit individuel doit être justifiée au regard de l’article premier de la Charte. Et, tout comme les droits reconnus à l’art. 35, la primauté accordée aux droits collectifs visés à l’art. 25 est assujettie à la garantie d’égalité dont bénéficient les « personnes des deux sexes » en vertu de l’art. 28 de la Charte et du par. 35(4) de la Loi constitutionnelle de 1982.
L’objet de l’art. 25 de la Charte est de veiller à ce que les droits et libertés désignés des peuples autochtones soient protégés lorsque le fait de donner effet à des droits et libertés individuels opposés et garantis par la Charte diminuerait la spécificité autochtone.
[117] La Cour, à la majorité, n’a jamais analysé de manière exhaustive l’objet de l’art. 25 de la Charte. Le présent pourvoi nous oblige à le faire. Nous sommes d’avis que l’objet de l’art. 25 de la Charte est de veiller à ce que les droits et libertés désignés des peuples autochtones soient protégés lorsque le fait de donner effet à des droits et libertés individuels opposés et garantis par la Charte diminuerait la spécificité autochtone. Cet objet s’harmonise avec les objectifs généraux de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, en plus d’être en phase avec le cadre retenu par notre Cour pour concilier la souveraineté de la Couronne avec la réalité que les peuples autochtones vivaient ici, dans des sociétés distinctes dotées de lois, traditions et coutumes, bien avant le contact avec les Européens (voir Van der Peet, par. 31). L’article 25 se fait l’écho de la volonté de concilier les droits et libertés individuels garantis par la Charte à tous les Canadiens avec les droits collectifs distinctifs des peuples autochtones. Cette protection des droits et libertés collectifs s’accorde aussi avec la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, incorporée en droit canadien par la Loi sur la DNUDPA. Nous rappelons en particulier l’article 34 de la Déclaration : « Les peuples autochtones ont le droit de promouvoir, de développer et de conserver leurs structures institutionnelles et leurs coutumes, spiritualité, traditions, procédures ou pratiques particulières et, lorsqu’ils existent, leurs systèmes ou coutumes juridiques, en conformité avec les normes internationales relatives aux droits de l’homme. »
[118] Quatre indices interprétatifs étayent notre point de vue selon lequel l’art. 25 a pour objet de protéger la spécificité autochtone contre une érosion inappropriée causée par les droits individuels garantis par la Charte : (1) le texte de la disposition; (2) la nature et les objectifs plus larges de la Charte; (3) l’origine, le sens et l’objet des droits ancestraux et issus de traités auxquels il est fait référence à l’art. 25; (4) la preuve extrinsèque relative à l’adoption de l’art. 25.
Les « valeurs et [l]es principes essentiels à une société libre et démocratique » qui peuvent justifier des restrictions aux droits garantis par la Charte comprennent le « respect de chaque culture et de chaque groupe ».
[130] La nature et les objectifs plus larges de la Charte sont conformes à l’idée que l’objet de l’art. 25 est, comme le suggère le texte, la protection des intérêts collectifs de la minorité autochtone contre l’empiètement imputable à des droits et libertés individuels opposés et garantis par la Charte. Dans l’arrêt R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103, le juge en chef Dickson a écrit que les « valeurs et [l]es principes essentiels à une société libre et démocratique » qui peuvent justifier des restrictions aux droits garantis par la Charte comprennent le « respect de chaque culture et de chaque groupe » (p. 136). Comme nous l’avons vu, cette dernière idée a été décrite au par. 82 du Renvoi relatif à la sécession comme une « valeur constitutionnelle sous‑jacente » — celle de la protection des droits des minorités. Elle trouve son expression dans le texte constitutionnel par l’entremise, entre autres dispositions, de l’art. 25 de la Charte (voir aussi Metallic, p. 13). Dans l’arrêtVan der Peet, le juge en chef Lamer a expliqué que c’est l’occupation antérieure de l’Amérique du Nord par les peuples autochtones qui « [les] distingue [. . .] de tous les autres groupes minoritaires du pays et qui commande leur statut juridique — et maintenant constitutionnel — particulier » (par. 30).
[131] Même si la Charte protège indubitablement les droits individuels (voir McKinney, p. 261), ces arrêts de principe et la jurisprudence plus générale de notre Cour confirment que la Charte ne vise pas à le faire au détriment des droits collectifs des peuples autochtones du Canada en tant que minorité distincte méritant la protection de la Constitution. Reconnaître que l’art. 25 protège certains droits et libertés contre les atteintes qui pourraient découler du fait qu’il est donné effet à des droits et libertés opposés garantis par la Charte est, par conséquent, conforme à la nature et aux objectifs primordiaux de la Charte elle‑même.
Lorsqu’il n’est pas démontré que la spécificité autochtone sous‑tend l’intérêt collectif invoqué en opposition au droit individuel garanti par la Charte, la justification ultime de la mise à l’écart du droit individuel s’écroule. Le concept de spécificité autochtone rattache les « autres » droits au reste de l’art. 25 et jette ainsi de la lumière sur ce que signifie le fait qu’un droit ou une liberté appartient ou bénéficie aux peuples autochtones du Canada — constitue véritablement un droit ou une liberté « des » peuples autochtones du Canada.
[138] La spécificité autochtone est un critère approprié pour circonscrire les « autres » droits ou libertés visés à l’art. 25, parce qu’elle aide à définir les contours de l’objet protecteur de la disposition en cas de conflit avec un droit individuel garanti par la Charte. La spécificité autochtone rattache l’« autr[e] » droit ou liberté à l’intérêt collectif de la minorité que l’art. 25 vise à servir. Lorsqu’il n’est pas démontré que la spécificité autochtone sous‑tend l’intérêt collectif invoqué en opposition au droit individuel garanti par la Charte, la justification ultime de la mise à l’écart du droit individuel s’écroule. Le concept de spécificité autochtone rattache les « autres » droits au reste de l’art. 25 et jette ainsi de la lumière sur ce que signifie le fait qu’un droit ou une liberté appartient ou bénéficie aux peuples autochtones du Canada — constitue véritablement un droit ou une liberté « des » peuples autochtones du Canada.
[143] Nous concluons donc que l’art. 25 a pour objet de protéger certains droits collectifs autochtones contre l’application de droits ou libertés individuels opposés garantis par la Charte, lorsque l’application des seconds diminuerait la spécificité autochtone protégée et reconnue par les droits collectifs. Lorsque l’application du droit individuel minerait de manière essentielle ou non accessoire la spécificité autochtone protégée par le droit collectif, l’art. 25 exige que l’on accorde la primauté au droit collectif. Cela diffère du processus qui consiste à déterminer si l’atteinte à un droit individuel garanti par la Charte est justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique au regard de l’article premier de la Charte, processus qui ne vise pas seulement la protection du droit collectif de la minorité en tant que bienfait social et constitutionnel.
Lorsqu’il est démontré qu’un droit fait partie des droits ou libertés ancestraux, issus de traités ou « autres », les protections prévues par l’art. 25 ne s’appliquent pas automatiquement. Ces protections s’appliquent uniquement s’il est jugé qu’il existe un conflit irréconciliable entre le droit garanti par la Charte qui est revendiqué et le droit visé à l’art. 25, de telle sorte qu’en donnant effet au droit garanti par la Charte on minerait la spécificité autochtone protégée ou reconnue par le droit collectif.
[150] Bien que nous ne soyons pas d’avis de donner effet à la restriction formelle quant à la source des « autres » droits qu’a proposée Mme Dickson, le texte et l’objet de l’art. 25 suggèrent toutefois l’existence d’une restriction substantielle. Puisque l’art. 25 visait à protéger les droits associés à la spécificité autochtone — considérés comme les intérêts liés à la différence culturelle, à l’occupation antérieure, à la souveraineté antérieure ou encore à la participation au processus de négociation de traités — le fait qu’un droit mérite ou non la protection de l’art. 25 au motif qu’il fait partie des « autres » droits dépendra de la réponse à la question de savoir s’il protège ou reconnaît ces intérêts. Bref, la partie qui sollicite la protection de l’art. 25 à l’égard d’un droit qui ferait partie des « autres » droits doit établir à la fois l’existence du droit en question et le fait que ce droit protège ou reconnaît la spécificité autochtone.
…
[152] Lorsqu’il est démontré qu’un droit fait partie des droits ou libertés ancestraux, issus de traités ou « autres », les protections prévues par l’art. 25 ne s’appliquent pas automatiquement. Ces protections s’appliquent uniquement s’il est jugé qu’il existe un conflit irréconciliable entre le droit garanti par la Charte qui est revendiqué et le droit visé à l’art. 25, de telle sorte qu’en donnant effet au droit garanti par la Charte on minerait la spécificité autochtone protégée ou reconnue par le droit collectif. Il s’agit alors de savoir quel genre de protection la disposition accorde. Il existe un large consensus voulant que l’art. 25 ne crée pas de nouveaux droits ou libertés substantiels (voir Hogg et Wright, § 28:41; voir aussi R. c. Steinhauer(1985), 1985 CanLII 1891 (AB KB), 63 A.R. 381 (B.R.), par. 19; R. c. Augustine (1986), 1986 CanLII 3939 (NB CA), 74 R.N.‑B. (2e) 156 (C.A.), par. 50; R. c. Nicholas (1988), 1988 CanLII 7758 (NB BR), 91 R.N.‑B. (2e) 248 (B.R.), par. 10; R. c. Willocks (1992), 14 C.R.R. (2d) 373 (C.J. Ont. (Div. prov.)), p. 383, conf. par (1995), 1995 CanLII 7167 (ON SC), 22 O.R. (3d) 552 (C.J. (Div. gén.)); R. c. Redhead (1995), 1995 CanLII 16082 (MB KB), 99 C.C.C. (3d) 559 (B.R. Man.), p. 573; Kapp, par. 79, le juge Bastarache; Rice c. Agence du revenu du Québec, 2016 QCCA 666, [2016] 3 C.N.L.R. 311, par. 50). Cependant, les détails de l’application de l’art. 25 demeurent dans une large mesure incertains.
L’article 25 donne la primauté aux droits autochtones en cas de conflit irréconciliable. Dans les cultures juridiques autochtones, tout comme en droit constitutionnel canadien, les droits individuels et les droits collectifs sont considérés comme coexistant en harmonie
[158] À notre avis, l’approche qu’il convient d’adopter à l’égard de l’art. 25 inclut des éléments tirés à la fois de l’approche fondée sur le « bouclier » et de celle fondée sur le « prisme interprétatif ». Comme nous l’expliquons, il est possible d’affirmer que l’art. 25 produit un effet de « bouclier », en ce qu’il donne la primauté aux droits ancestraux, issus de traités ou autres. Toutefois, un droit relevant du champ d’application de l’art. 25 se voit accorder la priorité uniquement si un exercice interprétatif démontre qu’il existe un conflit irréconciliable entre le droit collectif et le droit individuel garanti par la Charte qui est revendiqué.
[159] À la lumière de l’analyse téléologique exposée ci‑dessus, la disposition sert parfois de « bouclier » au profit des droits ancestraux, issus de traités et autres afin de protéger l’intérêt collectif minoritaire des peuples autochtones. Cependant, nous sommes également d’accord avec le procureur général du Canada pour dire que l’analyse relative à l’art. 25 ne devrait pas trop s’appuyer sur la métaphore du « bouclier » (m. interv., par. 31‑33). Une conception absolutiste de l’art. 25 qui [traduction] « bloquerait [. . .] le dialogue sur des intérêts concurrents et, à l’occasion, opposés », est incompatible avec une approche téléologique (par. 32, citant Arbour, p. 13). Elle s’oppose aussi à l’idée que, dans les cultures juridiques autochtones, tout comme en droit constitutionnel canadien, les droits individuels et les droits collectifs sont considérés comme coexistant en harmonie. Bien que la disposition ne soit pas une simple lentille interprétative pour l’analyse de la Charte, pour bien dégager l’étendue de la protection offerte par l’art. 25 il faut emprunter certains aspects de ces deux approches. Cette position a été défendue par une partie de la doctrine : par exemple, l’autrice Arbour soutient que l’effet protecteur de l’art. 25 entre seulement en jeu lorsque le tribunal a déterminé qu’il est impossible d’interpréter le droit particulier visé à l’art. 25et le droit garanti par la Charte d’une manière qui permet de respecter les deux droits (p. 61‑62).
[160] Comme nous l’avons vu, le texte de l’art. 25 tend à indiquer qu’il est justifiée de prioriser les droits ancestraux, issus de traités et autres uniquement dans les cas où donner effet au droit garanti par la Charte qui est revendiqué porterait atteinte à ces droits collectifs. S’il n’y a pas de conflit entre le droit garanti par la Charte et le droit ancestral, issu de traité ou autre, il n’est pas nécessaire de protéger le droit collectif contre l’intrusion causée par le droit individuel. Le procureur général de l’Alberta se joint au procureur général du Canada et à d’autres intervenants pour plaider que, en raison de l’art. 25, les droits garantis par la Charte doivent céder devant les droits particuliers visés à l’art. 25 dans la mesure du conflit qui les oppose. La Nation métisse de l’Ontario et la Métis Nation of Alberta soutiennent de manière semblable que, lorsqu’il existe une possibilité de [traduction] « conflit véritable » entre l’exercice d’un droit visé à l’art. 25 et un droit individuel garanti par la Charte, « les droits garantis par la Charte doivent céder » (m. interv., par. 29).
[161] La principale question devient alors celle de savoir quel genre de conflit doit être démontré entre les droits collectifs et les droits individuels concernés pour que le bouclier de l’art. 25 opère. Des normes allant du conflit « potentiel » au conflit « véritable » ont été proposées. À notre avis, le conflit entre les droits doit être réel et irréconciliable, de sorte qu’il est impossible de donner effet au droit individuel garanti par la Charte sans porter atteinte au droit relevant de l’art. 25. Adopter une norme moins rigoureuse, par exemple la simple possibilité de conflit, atténuerait la gravité de la compromission d’un droit individuel garanti par la Charte. L’article 25 protège l’intérêt autochtone collectif dans les cas où le conflit n’est pas hypothétique et qu’il ne peut être évité.
[162] L’exigence requérant l’existence d’un conflit irréconciliable entre les deux droits s’accorde mieux avec l’objet et le texte de l’art. 25, parce que s’il est possible pour les tribunaux, au moyen d’une interprétation juste et minutieuse, de donner effet au droit garanti par la Charte et au droit visé à l’art. 25 identifié, alors « [l]es deux droits sont respectés, et le conflit écarté » (R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726, par. 32). En de tels cas, le droit individuel garanti par la Charte a été interprété de manière à ne pas porter atteinte au droit relevant du champ d’application de l’art. 25.
[163] Déterminer s’il existe un conflit irréconciliable entre les droits en cause constitue un exercice interprétatif. Cet exercice requiert que les tribunaux interprètent tant la substance du droit garanti par la Charte que celle du droit ancestral, issu de traité ou autre en cause (voir Hutchinson, p. 185). Ils doivent prendre en compte et respecter les points de vue autochtones (voir Corbiere, par. 54, la juge L’Heureux‑Dubé). En même temps, les tribunaux doivent veiller à ne pas s’écarter de l’interprétation généreuse des droits et libertés individuels garantis par la Charte prescrite par la jurisprudence de notre Cour. Le professeur Ghislain Otis fait observer que l’art. 25 peut être compris à la lumière d’une règle fondamentale de cohérence interne des textes constitutionnels selon laquelle l’interprétation doit être entreprise en présumant qu’il n’existe pas de conflit : « . . . lorsque deux principes ou dispositions paraissent conflictuels, ils doivent néanmoins pouvoir coexister et chacun doit produire un effet . . . » ((2005), p. 240). De plus, à cette étape de l’analyse, il faut tenir compte de toute autre réparation sollicitée par le demandeur, étant donné que différentes réparations demandées en vertu de la Charte peuvent être plus ou moins dommageables au droit ancestral, issu de traité ou autre concerné.
[164] En résumé, l’art. 25 ne sert pas de « bouclier » chaque fois qu’un droit relevant de son champ d’application est en cause. Lorsqu’un droit garanti par la Charte est en jeu par suite de l’exercice d’un droit ancestral, issu de traité ou autre, le tribunal doit plutôt se demander si ces deux droits peuvent être conciliés. Si le fait de donner effet à un droit garanti par la Charteinfluerait seulement de manière accessoire ou non essentielle sur le droit particulier visé à l’art. 25 — en ce que cela ne minerait pas la spécificité autochtone —, ou si le droit garanti par la Charte peut être interprété d’une manière compatible avec le droit ancestral, issu de traité ou autre, il serait alors inapproprié de donner la priorité au droit relevant du champ d’application de l’art. 25. C’est uniquement dans les cas où le droit visé à l’art. 25 est affecté de manière non accessoire, créant ainsi un conflit irréconciliable entre les deux droits, que l’art. 25 protégera le droit autochtone en rendant le droit individuel inopérant dans la mesure du conflit. En ce sens, pour reprendre la description donnée par l’autrice Arbour, l’art. 25 jouera parfois le rôle de [traduction] « bouclier d’appoint » (p. 13). D’autres fois, il jouera simplement un rôle interprétatif.
Le cadre d’analyse pour l’application de l’art. 25 se décline en quatre étapes.
[178] L’analyse qui précède suggère que le cadre d’analyse pour l’application de l’art. 25 se décline en quatre étapes.
[179] Premièrement, le demandeur qui invoque la Charte doit démontrer que la conduite contestée viole à première vue un droit individuel garanti par la Charte. Si aucune violation à première vue n’est établie, alors la revendication basée sur la Charte échoue, et il n’est pas nécessaire de passer à l’examen fondé sur l’art. 25.
[180] Deuxièmement, la partie qui invoque l’art. 25 — habituellement la partie qui se fonde sur un intérêt collectif de la minorité — doit convaincre le tribunal que la conduite contestée est un droit, ou l’exercice d’un droit, protégé par l’art. 25. Il lui incombe de démontrer que le droit à l’égard duquel il réclame la protection de l’art. 25 est un droit ancestral, issu de traité ou autre. Si le droit en cause fait partie des « autres » droits, alors la partie qui l’invoque doit démontrer l’existence du droit revendiqué et le fait que ce droit protège ou reconnaît la spécificité autochtone.
[181] Troisièmement, la partie qui invoque l’art. 25 doit démontrer l’existence d’un conflit irréconciliable entre le droit garanti par la Charte et le droit ancestral, issu de traité ou autre, ou l’exercice de ce droit. Si les droits sont irréconciliablement en conflit, l’art. 25 agira comme bouclier afin de protéger la spécificité autochtone.
[182] Quatrièmement, le tribunal doit se demander s’il existe quelque limite applicable à l’intérêt collectif invoqué. Par exemple, lorsque les protections de l’art. 25 s’appliquent, le droit collectif peut céder devant les restrictions imposées par l’art. 28 de la Charte ou le par. 35(4) de la Loi constitutionnelle de 1982.