Dickson c. Vuntut Gwitchin First Nation, 2024 CSC 10

En tant que point d’entrée pour l’application de la Charte, le par. 32(1) de la Charte doit être interprété d’une manière souple, téléologique et libérale, plutôt que technique, étroite ou légaliste.

[45] En tant que point d’entrée pour l’application de la Charte, le par. 32(1) de la Charte doit être interprété d’une manière souple, téléologique et libérale, plutôt que technique, étroite ou légaliste. Une telle interprétation permet de faire en sorte que les individus et les minorités collectives concernés bénéficient pleinement des mesures de protection que leur accorde la Charte et d’empêcher l’action gouvernementale qui serait incompatible avec ces protections (R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344; Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, p. 156; Hogg et Wright, §36:18‑36:20). Les mots employés au par. 32(1) indiquent que « l’application de la Charte se restreint à l’action gouvernementale » et que la Charte est « essentiellement un instrument de contrôle des pouvoirs du gouvernement sur le particulier » (McKinney c. Université de Guelph, 1990 CanLII 60 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 229, p. 261).

Premièrement, une entité peut être jugée faire partie du « gouvernement » pour l’application du par. 32(1) si elle peut être considérée comme un gouvernement de par sa nature même ou en raison du degré de contrôle gouvernemental exercé sur elle.

Deuxièmement, même si l’entité elle‑même ne fait pas partie du « gouvernement » pour l’application du par. 32(1), elle sera assujettie à la Charte pour ce qui est de ses activités qui peuvent être attribuées au gouvernement parce qu’elles sont « de nature “gouvernementale” ».

[69] En résumé, la Charte s’applique de façon générale aux branches législative, exécutive et administrative du gouvernement. La Chartes’applique au Parlement, aux législatures ainsi qu’aux gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux pour tous les domaines relevant de la compétence législative du Parlement et des provinces, ce qui englobe des entités qui ne sont pas expressément mentionnées au par. 32(1). Les entités assujetties à la Charte ne peuvent se soustraire aux obligations qui en découlent en conférant une partie de leurs responsabilités ou de leurs pouvoirs législatifs à d’autres entités qui ne sont pas normalement assujetties à la Charte.

[70] Une entité peut être assujettie à la Charte de l’une de deux manières. Une entité peut faire partie du gouvernement, soit de par sa nature même, soit parce que le gouvernement fédéral ou un gouvernement provincial exerce un contrôle substantiel sur elle, auquel cas toutes ses activités sont assujetties à la Charte. Subsidiairement, même si l’entité ne fait pas partie du gouvernement, elle sera assujettie à la Charte pour ce qui est des activités gouvernementales qu’elle exerce.

Le Parlement ne peut pas renoncer à son obligation constitutionnelle envers les peuples autochtones. Tant le « pouvoir » du Parlement de légiférer en vertu du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 que son « obligation » envers les peuples autochtones énoncée à l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 subsistent, même après la conclusion d’une entente sur l’autonomie gouvernementale avec un peuple autochtone.

[85] Il est également important de noter que la loi fédérale prévoit expressément que les terres transférées à une première nation du Yukon conformément à une entente sur l’autonomie gouvernementale « demeurent toutefois des terres réservées pour les Indiens au sens du point 24 de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 » (par. 22(4)). Cela reflète le fait que le Parlement n’a pas renoncé à son pouvoir de légiférer en ce qui concerne les terres transférées, même si la VGFN exerce des pouvoirs d’autonomie gouvernementale en vertu de l’Entente sur l’autonomie gouvernementale. En effet, comme l’a déclaré notre Cour dans R. c. Sparrow, 1990 CanLII 104 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1075, le « pouvoir » de légiférer accordé au Parlement par le par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 doit être « concilié » avec son « obligation » envers les peuples autochtones énoncée à l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 (p. 1109). Le Parlement ne peut pas renoncer à son obligation constitutionnelle envers les peuples autochtones. Tant le « pouvoir » du Parlement de légiférer en vertu du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 que son « obligation » envers les peuples autochtones énoncée à l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 subsistent, même après la conclusion d’une entente sur l’autonomie gouvernementale avec un peuple autochtone.

[88] Nous nous empressons d’ajouter qu’en concluant que la VGFN présente chacun des quatre indices représentatifs identifiés par la Cour dans l’arrêt Godbout pour conclure qu’une entité est un gouvernement par nature, nous ne voulons évidemment pas suggérer par là qu’un gouvernement autochtone qui, comme la VGFN, exerce des pouvoirs d’autonomie gouvernementale est une entité similaire à une municipalité. Contrairement aux municipalités, qui n’ont pas de statut constitutionnel indépendant, qui sont entièrement des créations de la loi et qui exercent seulement les pouvoirs qui leur sont conférés par la loi, les peuples autochtones sont expressément reconnus par la Loi constitutionnelle de 1867 (par. 91(24)), la Charte (art. 25) et la Loi constitutionnelle de 1982 (art. 35 et 35.1). Les peuples autochtones existaient avant la venue des colons européens et la fondation du Canada en tant que pays; leur existence en tant que peuples autonomes se gouvernant eux‑mêmes ne dépend pas de la législation fédérale, provinciale ou territoriale.

[91] Nous ajoutons que notre conclusion suivant laquelle la Chartes’applique à l’obligation de résidence imposée par la VGFN dans le cadre de la loi fédérale sur l’autonomie gouvernementale diffère des conclusions apparemment tirées par le juge de première instance et par la Cour d’appel — et a une portée plus étroite que celles‑ci. Le juge de première instance (au par. 130) et la Cour d’appel (au par. 98) semblent en effet avoir décidé que la Charte s’appliquait à l’exercice par la VGFN de ses pouvoirs d’autonomie gouvernementale, que cet exercice soit considéré comme découlant du droit inhérent de la VGFN à l’autonomie gouvernementale ou d’ententes sur l’autonomie gouvernementale conclues avec le gouvernement fédéral et celui du Yukon telles que mises en œuvre par la législation fédérale et territoriale. Nous concluons que la Charte s’applique à l’obligation de résidence édictée par la VGFN seulement dans la mesure où cette obligation découle de l’exercice du pouvoir de légiférer en vertu du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. Nous ne faisons pas de commentaires sur la question de savoir si l’exercice d’un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale non rattaché à une loi fédérale serait assujetti à la Charte, car nous estimons qu’il n’est pas nécessaire de trancher cette question en l’espèce, compte tenu des arrangements en matière d’autonomie gouvernementale en cause. Comme l’a souvent rappelé notre Cour, « [l]a règle de conduite qui dicte la retenue dans les affaires constitutionnelle[s] est sensée », car elle « repose sur l’idée que toute déclaration inutile sur un point de droit constitutionnel risque de causer à des affaires à venir un préjudice dont les conséquences n’ont pas été prévues » (Phillips c. Nouvelle‑Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), 1995 CanLII 86 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 97, par. 9; voir aussi Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17, par. 181; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 3, par. 301, le juge La Forest, dissident en partie). Au paragraphe 105 du Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217 (« Renvoi relatif à la sécession »), notre Cour a décrit cette approche comme étant « la règle de prudence requise en matière constitutionnelle ». La règle de prudence est particulièrement salutaire dans le présent pourvoi, qui peut, à notre avis, être tranché sans que l’on se demande si un droit autochtone inhérent à l’autonomie gouvernementale exercé en dehors du cadre législatif serait assujetti à la Charte.

Lorsque des « droits ou libertés » — ancestraux, issus de traités ou « autres » — précisés à l’art. 25 sont en jeu, les limites d’un droit individuel concurrent garanti par la Charte n’ont pas à être justifiées comme ce serait habituellement le cas en application de l’article premier de la Charte.

Tous les droits et libertés autochtones collectifs dont il est question à l’art. 25 doivent être maintenus, même s’ils entrent en conflit avec des droits individuels garantis par la Charte, afin d’assurer le respect des droits des minorités en tant que valeur constitutionnelle.

[108] Lorsque des « droits ou libertés » — ancestraux, issus de traités ou « autres » — précisés à l’art. 25 sont en jeu, les limites d’un droit individuel concurrent garanti par la Charte n’ont pas à être justifiées comme ce serait habituellement le cas en application de l’article premier de la Charte. Contrairement à l’article premier, l’art. 25 est l’expression du choix constitutionnel de protéger les droits et libertés collectifs des peuples autochtones au Canada en tant que minorité distincte. Au paragraphe 49 du Renvoi relatif à la sécession, la Cour a identifié « le respect des droits des minorités » comme un principe constitutionnel sous‑jacent qui imprègne l’ensemble de la Constitution. La protection des minorités linguistiques et religieuses est un exemple de ce principe sous‑jacent, tout comme la protection des droits des peuples autochtones en tant que minorité distincte. Notre Cour a mentionné que, conformément à une longue tradition de respect des minorités, l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 protège les droits existants — ancestraux ou issus de traités —, tandis que l’art. 25 énonce de manière semblable une « clause de non‑atteinte aux droits des peuples autochtones » (Renvoi relatif à la sécession, par. 82). La Cour a rattaché la protection de l’art. 25 à la « force [de la] promesse » faite envers les peuples autochtones du Canada à l’art. 35 qu’elle avait expliquée dans l’arrêt Sparrow, p. 1083. Cette promesse « reconna[issait] non seulement l’occupation passée de terres par les autochtones, mais aussi leur contribution à l’édification du Canada et les engagements spéciaux pris envers eux par des gouvernements successifs » (Renvoi relatif à la sécession, par. 82).

[109] Conformément au principe de protection des peuples autochtones en tant que minorité distincte, les « droits ou libertés [. . .] autres » visés à l’art. 25 se limitent aux droits et libertés qui protègent la spécificité autochtone. Tous les droits et libertés autochtones collectifs dont il est question à l’art. 25 doivent être maintenus, même s’ils entrent en conflit avec des droits individuels garantis par la Charte, afin d’assurer le respect des droits des minorités en tant que valeur constitutionnelle.