Dhingra c. R., 2021 QCCA 1681

[10] Pour les motifs ci-après énoncés, l’appel devrait être accueilli, les condamnations devraient être mises de côté et un nouveau procès devrait être ordonné. Une revue du droit applicable quant à la langue des procès tenus en anglais au Québec et quant aux normes qui doivent être maintenues dans de tels cas fait partie intégrante de l’analyse.

Le droit constitutionnel à l’assistance d’un interprète énoncé à l’art. 14 de la Charte.

[40] Le droit constitutionnel s’applique à un éventail plus large d’individus puisqu’il s’étend à toute partie ou témoin qui ne comprend pas ou ne parle pas la langue dans laquelle les procédures se déroulent. Ainsi, un accusé qui ne comprend par la langue dans laquelle le procès se déroule bénéficie du droit constitutionnel à l’assistance d’un interprète. Cette protection s’applique « à toute étape des procédures où l’affaire progresse » et ainsi non seulement lors du procès[107].

[41] Tel que noté dans Tran[108], le droit conféré en vertu de l’art. 14 de la Charte inclut une norme d’interprétation, laquelle se définit en fonction de la continuité, de la fidélité, de l’impartialité, de la compétence et de la concomitance de l’interprétation. Il en résulte que des interruptions dans l’interprétation ou des résumés des procédures ne sont pas permis[109]. Conséquemment, une bonne qualité dans l’interprétation doit être maintenue de façon consistante tout au long du procès[110]. De plus, l’interprétation doit s’effectuer de façon concomitante avec les procédures; à cet égard, l’interprétation consécutive doit être favorisée plutôt que l’interprétation simultanée[111]. J’y reviendrai.

[42] Une violation du droit énoncé à l’art. 14 de la Charte peut seulement être établie lorsqu’une lacune dans l’interprétation a trait aux procédures elles-mêmes et qu’elle touche aux intérêts vitaux de l’accusé[112]. Cependant, le fait que l’accusé a vraiment subi ou non un préjudice n’est pas un facteur pertinent de l’analyse[113]. Le « préjudice » pertinent « réside exclusivement dans le fait de se voir refuser l’exercice d’un droit auquel on a droit »[114]. Une renonciation au droit est rarement possible et, à tout le moins, requiert que l’accusé l’exerce lui-même personnellement et comprenne vraiment ses implications et ses conséquences[115].

[43] Dans Tran, le juge en chef Lamer énonce qu’il « est interdit, dans certains cas, de renoncer au droit à l’assistance d’un interprète pour des raisons d’ordre public », se référant alors à la jurisprudence en matière criminelle[116]. Il souligne les propos de Lord Reading dans R. v. Lee Kun[117] et conclut :

Bref, Lee Kun pose deux prémisses fondamentales. Premièrement, lorsqu’une personne non représentée et accusée d’une infraction criminelle ne comprend pas et ne parle pas la langue du prétoire, la preuve présentée au procès doit lui être traduite. On ne peut renoncer à cette règle. Deuxièmement, dans le cas analogue d’un accusé représenté par un avocat, la preuve doit également être traduite à moins que l’accusé ou l’avocat n’exprime la volonté de ne pas se prévaloir de ces services et que le juge soit d’avis que l’accusé comprend essentiellement la nature de la preuve qui sera produite contre lui[118].

Le droit statutaire énoncé à l’art. 530 C.cr.

[44] En ce qui concerne l’art. 530 C.cr., il établit un droit statutaire non discrétionnaire ou absolu voulant que l’accusé soit jugé dans la langue officielle canadienne qu’il estime être la sienne. Les tribunaux qui tiennent des procès criminels sont donc requis d’être institutionnellement bilingue afin d’assurer l’utilisation égale des deux langues officielles du Canada dans ces procès. Il s’agit d’un droit substantif auquel on ne peut déroger[119]. Si l’accusé a une connaissance suffisante d’une langue officielle du Canada pour donner des directives à son avocat, il pourra affirmer cette langue comme la sienne, sans égard à sa capacité de parler une autre langue, y compris l’autre langue officielle du Canada[120].

[45] Un simple inconvénient administratif concernant la mise en œuvre de ce droit statutaire n’est pas un facteur pertinent. La disponibilité de sténographes judiciaires, la charge de travail des procureurs ou des juges bilingues et les coûts financiers supplémentaires de modification d’horaires ne doivent pas être pris en considération, parce que l’existence des droits linguistiques établis dans le Code criminel exige que le gouvernement maintienne une infrastructure institutionnelle adéquate et fournisse les services dans les deux langues officielles de façon égale[121]. De plus, les droits linguistiques de l’accusé ne doivent pas être interprétés comme une composante de la justice naturelle, mais plutôt comme des droits autonomes indépendants qui sont conceptuellement différents et distincts des garanties liées à la justice naturelle ou à l’équité procédurale découlant de la common law ou autrement prévues[122].

[46] Une violation de l’art 530 C.cr. constitue ainsi une faute substantive et non une irrégularité procédurale. Il en découle que les dispositions réparatrices qui permettent à une cour d’appel de maintenir un verdict de culpabilité malgré une erreur, tel que prévu aux par. 686(1)b)(iii) et (iv) C.cr., ne peuvent être invoquées dans les cas où les droits linguistiques de l’accusé en vertu de l’art 530 C.cr. ont été violés; un nouveau procès devrait être ordonné dans de tels cas[123]. Toutefois, la jurisprudence semble partagée sur la question de savoir si les mesures prévues à l’art. 530.1 C.cr. – par opposition au droit énoncé à l’art. 530 C.cr. – peuvent faire l’objet d’une renonciation de la part de l’accusé ou si elles sont assujetties aux dispositions réparatrices d’une cour d’appel en vertu des par. 686(1)b)(iii) et (iv) C.cr. [124]. J’y reviendrai aussi.

[47] Si une ordonnance est prononcée conformément à l’art. 530 C.cr., le procès doit alors se conformer aux dispositions de l’art. 530.1, lesquelles prévoient notamment ce qui suit :

-l’accusé et son avocat ont le droit d’employer l’une ou l’autre des langues officielles au cours de l’enquête préliminaire et du procès;

-l’accusé et son avocat peuvent employer l’une ou l’autre des langues officielles dans les actes de procédure ou autres documents de l’enquête préliminaire et du procès;

-l’accusé a le droit à ce que le juge de paix présidant l’enquête préliminaire parle la même langue officielle que lui ou les deux langues officielles, le cas échéant; ce droit s’ajoute à celui énoncé à l’art. 530 C.cr. qui requiert que le juge qui préside le procès parle la langue officielle de l’accusé ou les deux langues officielles, selon le cas;

-l’accusé a droit à ce que le poursuivant parle la même langue officielle que lui ou les deux langues officielles, selon le cas;

-le tribunal est tenu d’offrir des services d’interprétation à l’accusé, à son avocat et aux témoins tant à l’enquête préliminaire qu’au procès;

-le dossier de l’enquête préliminaire et celui du procès doivent comporter la totalité des débats dans la langue officielle originale et la transcription de l’interprétation, ainsi que toute la preuve documentaire dans la langue officielle de sa présentation à l’audience; et

-le tribunal assure la disponibilité, dans la langue officielle qui est celle de l’accusé, du jugement – exposé et motifs compris – rendu par écrit dans l’une ou l’autre des langues officielles.

[48] Ces droits ont été interprétés généreusement. Les tribunaux ont conclu qu’au procès tant le juge que l’avocat du ministère public doivent s’exprimer dans la langue officielle du Canada de l’accusé[125].

Les droits linguistiques de l’art. 530 C.cr. ne se rattachent pas à l’équité du procès, mais visent plutôt à protéger les minorités de langue officielle à travers le Canada et à assurer l’égalité du statut de l’anglais et du français dans les procès criminels.

Il faut préférer le point de vue voulant que les dispositions réparatrices ne s’appliquent pas dans le cas d’une violation des droits linguistiques. Cela est particulièrement le cas lorsqu’il s’agit des art. 530 et 530.1 C.cr., puisque l’objet de ces dispositions est la protection des minorités linguistiques du Canada par l’exigence d’un accès égal aux tribunaux dans l’une quelconque des langues officielles lorsqu’il s’agit de procès criminels

[56]      Dans Beaulac, la Cour suprême du Canada a adopté une approche similaire lors d’une violation de l’art. 530 C.cr. Le juge Bastarache énonce que les droits linguistiques de l’art. 530 C.cr.  ne se rattachent pas à l’équité du procès, mais visent plutôt à protéger les minorités de langue officielle à travers le Canada et à assurer l’égalité du statut de l’anglais et du français dans les procès criminels[134]. Ces droits linguistiques sont des protections additionnelles pour la minorité de langue anglaise du Québec et pour la minorité de langue française dans les autres provinces du Canada. N’étant pas rattachées à l’équité, les dispositions réparatrices du Code criminel n’ont aucun impact sur ces droits[135] :

[52]      L’intimée se fonde sur les sous‑al. 686(1)b)(iii) et 686(1)b)(iv) du Code criminel. Elle estime que le procès était équitable. L’appelant invoque la prémisse opposée. Il soutient que la langue employée au procès a un impact important sur les conclusions de crédibilité et qu’il y avait réellement une possibilité que le jury serait parvenu à un autre résultat s’il avait entendu les témoignages présentés en français et les témoignages présentés en anglais directement, dans les langues française et anglaise.

[53]        L’article 530ne vise pas à assurer un procès plus équitable ou un verdict plus fiable. J’estime qu’il y a lieu de faire une analogie entre la présente affaire et R. c. Tran, 1994 CanLII 56 (SCC), [1994] 2 R.C.S. 951, dans lequel notre Cour a refusé d’appliquer la disposition réparatrice de l’art. 686 à une violation de l’art. 14 de la Charte

[…]

[54]      Compte tenu de la nature des droits linguistiques, de l’exigence d’une égalité réelle, de l’objet de l’art. 530, décrit en l’espèce, et de l’objet de l’art. 686, je crois que la violation de l’art. 530 est un tort important et non une irrégularité de procédure. Par conséquent, l’al. 686(1)b) ne s’applique pas en l’espèce et un nouveau procès doit être ordonné. Il faut une réparation efficace dans les cas de violation des droits prévus à l’art. 530. L’application de l’art. 686 rendrait cela illusoire.

(Soulignement ajouté)

[57]      Dans Dow, la Cour s’est appuyée sur les motifs de la juge Charron de la Cour d’appel de l’Ontario (telle qu’elle était alors) dans Potvin, de même que sur les arrêts de la Cour dans Denver-Lambert[136] et Hatzidoyannakis[137], afin de conclure que les dispositions réparatrices du Code criminel ne s’appliquent pas aux violations des art. 530 et 530.1 C.cr., vu qu’ils sont intiment liés[138]. Tout en excluant l’application de ces dispositions dans de tels cas, le juge Hilton a néanmoins noté que les violations aux droits linguistiques doivent être suffisamment sérieuses et importantes pour justifier l’intervention de la Cour[139]. À ces égards, les commentaires suivants de la juge Charron sont pertinents, en ce qu’une violation de l’art. 530 C.cr. survient seulement lorsque le procès n’est pas essentiellement conforme à l’essence des dispositions de l’art. 530.1 C.cr. Cependant, lorsqu’une violation sérieuse et importante survient, on ne peut y remédier au moyen des par. 686(1)b)(iii) ou (iv) C.cr.[140] :

[36]      Finalement, l’intimée prétend que la disposition réparatrice à l’al. 686(1)b) devrait s’appliquer en l’espèce. L’intimée reconnaît que la Cour suprême dans Beaulac a statué que l’art. 530(1) donne à l’accusé un droit absolu et substantiel, et non un droit procédural auquel on peut déroger. En conséquence, la violation de ce droit ne donne pas lieu à l’application de la disposition réparatrice prévue à l’al. 686(1)b). Cependant, l’intimée soumet que l’art. 530.1 représente des dispositions de procédure suite au droit prévu par l’art. 530(1) et par conséquent l’al. 686(1)b)(iv) peut s’appliquer à une violation de l’art. 530.1. L’intimée argumente que, contrairement à l’affaire Beaulac, l’appelant n’a pas été refusé a priori son droit à un procès devant un juge et jury qui parlent la langue officielle qui est la sienne. La question ici est plutôt si toutes les dispositions de procédure ont été respectées.

[37]      À mon avis, le résultat qui s’impose en l’espèce ne dépend pas de la classification des dispositions à l’art. 530.1 comme étant procédurales plutôt que substantielles. Le droit prévu à l’art. 530 est un droit substantiel et important et l’art. 530.1, tel que le titre l’indique, apporte certaines précisions à ce droit dans son application. Ce n’est pas à chaque fois qu’il y aura quelques mots parlés dans la langue officielle autre que celle de l’accusé qu’un procès sera nécessairement vicié. Mais, le procès unilingue ordonné en vertu de l’art. 530 doit être essentiellement conforme aux dispositions de l’art. 530.1. En l’espèce, je suis d’accord avec la prétention de l’appelant que son procès a été tout autre. Dans l’ensemble, son procès a ressemblé beaucoup plus à un procès bilingue, même, en large partie, anglophone. Par conséquent, il n’y a pas lieu d’appliquer la disposition réparatrice et un nouveau procès doit être ordonné.

[Soulignement ajouté]

[58]      Cela étant, comme le ministère public le note, dans Roy Martin la Cour a décidé, a contrario, que le recours au par. 686(1)b)(iii) C.cr. était possible afin de remédier à l’absence complète des transcriptions dans la langue de l’accusé des observations faites en l’absence du jury, ce qui résultait apparemment en partie de l’accord de l’accusé, lequel était représenté lors du procès[141]. La Cour a rejeté l’argument qu’il y avait là une violation d’un droit substantif ou d’un droit constitutionnel, énonçant qu’il s’agissait simplement du défaut d’obtenir le dossier complet des procédures comme le prévoit le par. 530.1g) C.cr. La Cour a donc évalué le sérieux de l’erreur. Elle a énoncé qu’il s’agissait d’une erreur mineure dans les circonstances, puisqu’elle a conclu que le procès répondait aux exigences essentielles de l’art. 530.1 C.cr.[142]. Il appert donc que le résultat aurait été le même si la Cour avait plutôt appliqué le test des violations suffisamment sérieuses et importantes énoncé par le juge Hilton dans Dow. Comme l’a subséquemment noté la Cour dans Clohosy[143], le résultat dans Roy Martin  – une affaire qui concernait essentiellement une question de transcription – résulte largement de l’application du principe énoncé par la Cour suprême du Canada dans Hayes, qu’un « nouveau procès ne sera pas ordonné chaque fois qu’une transcription est incomplète »[144].

[59]      Tel que la Cour suprême en a conclu à la fois dans Tran et Beaulac, il faut préférer le point de vue voulant que les dispositions réparatrices ne s’appliquent pas dans le cas d’une violation des droits linguistiques. Cela est particulièrement le cas lorsqu’il s’agit des art. 530 et 530.1 C.cr., puisque l’objet de ces dispositions est la protection des minorités linguistiques du Canada par l’exigence d’un accès égal aux tribunaux dans l’une quelconque des langues officielles lorsqu’il s’agit de procès criminels. Comme le notait le juge Bastarache dans Beaulac, l’application des dispositions réparatrices est fondamentalement incompatible avec l’objet de ces articles et rendrait les droits qui y sont énoncés illusoires dans plusieurs cas[145]. Tel que le notait aussi le juge en chef Lamer dans Tran, même si, objectivement, un procès est un modèle d’équité, si l’accusé qui souffre d’un handicap linguistique ne bénéficie pas d’une interprétation intégrale et concomitante des procédures, la légitimité même du système de justice devient en cause[146].

Les violations aux droits linguistiques doivent être suffisamment sérieuses et importantes pour justifier l’intervention de la Cour

[60] Cela ne signifie pas que n’importe quelle entorse aux droits linguistiques mènera nécessairement à un nouveau procès. Ce sont plutôt les violations sérieuses et importantes qui peuvent mener à des réparations judiciaires en appel. La norme applicable n’est pas celle de la perfection. Il y aura toujours des défis pour mettre en œuvre les art. 530 et 530.1 C.cr. et une marge de flexibilité est ainsi requise[147]. Le simple fait que le procureur du ministère public ou un juge s’exprime en français au cours d’un procès tenu en anglais afin de traiter de questions administratives mineures, ou s’il survient des interruptions mineures dans l’interprétation ou dans la transcription de l’interprétation qui passent inaperçues au cours du procès, il n’en résultera pas nécessairement qu’une violation sérieuse et importante des droits linguistiques soit survenue. Chaque cas doit être décidé selon les faits particuliers en cause tout en tenant compte du contexte global dans lequel le procès fut tenu.

[61] Cependant, lorsqu’une violation importante des droits survient, un remède judiciaire s’impose alors, et ce, sans égard à l’analyse en vertu des par. 686(1)b)(iii) ou (iv) C.cr., y compris, dans les cas qui s’y prêtent, une ordonnance pour la tenue d’un nouveau procès.

L’interprétation consécutive devait être préférée dans les procès criminels, sans toutefois complètement exclure l’utilisation de l’interprétation simultanée.

La Cour a d’ailleurs toujours soutenu que l’interprétation consécutive devait être préférée dans le contexte d’un procès criminel tenu en anglais au Québec. Il en est de même pour les procès tenus en français avec des témoins s’exprimant en anglais.

[67]      Dans Tran, la Cour suprême du Canada a fermement conclu que l’interprétation consécutive devait être préférée dans les procès criminels, sans toutefois complètement exclure l’utilisation de l’interprétation simultanée. Le juge en chef Lamer s’est exprimé ainsi à ce sujet[151] :

Pour déterminer la norme appropriée en la matière, il faut également considérer le moment où l’interprétation a eu lieu.  Pour satisfaire à la norme de protection garantie par l’art. 14 de la Charte, l’interprétation et la procédure en question doivent être concomitantes.  Ici, il peut être utile de garder à l’esprit la distinction entre «consécutive» (après que les mots ont été prononcés) et «simultanée» (au moment même où les mots sont prononcés).  S’il est généralement préférable que l’interprétation soit consécutive plutôt que simultanée, il importe d’abord et avant tout qu’elle soit concomitante.  Bien que je n’aie pas à trancher la question, je tendrais à souscrire à l’avis que Steele exprime aux pp. 248 et 249 de son article, voulant que même si l’interprétation consécutive double en fait le temps nécessaire au déroulement des procédures, elle comporte de nombreux avantages par rapport à l’interprétation simultanée.  Cette dernière est une tâche complexe et exigeante pour laquelle les interprètes judiciaires, contrairement aux interprètes de conférence, sont rarement formés.  En outre, elle requiert du matériel sonore coûteux dont nos salles d’audience sont rarement munies.  De plus, pour atteindre son efficacité maximale, l’interprétation simultanée doit s’effectuer dans un environnement où les facteurs de distraction pour l’interprète et son auditoire sont réduits au minimum, ce qui n’est pas toujours le cas dans nos salles d’audience animées.  L’interprétation consécutive a, par ailleurs, l’avantage de permettre à l’accusé de réagir au moment opportun, comme au moment de soulever des objections.  Elle permet également d’évaluer plus facilement surlechamp la fidélité de l’interprétation, ce qui est plus difficile lorsqu’une personne doit écouter la langue de départ et sa traduction en même temps, comme c’est le cas lorsque l’interprétation est simultanée.

Tous ces facteurs portent à croire que l’interprétation consécutive représente une meilleure solution que l’interprétation simultanée. […]

[Soulignement ajouté]

[68]      La Cour a d’ailleurs toujours soutenu que l’interprétation consécutive devait être préférée dans le contexte d’un procès criminel tenu en anglais au Québec[152]. Il en est de même pour les procès tenus en français avec des témoins s’exprimant en anglais[153]. Malgré ces propos clairs, il apparaît néanmoins – comme l’illustre le présent cas – que l’interprétation simultanée est malgré tout d’usage, avec un succès mitigé, dans certains procès tenus dans l’une des langues officielles du Canada.

[69]      L’interprétation consécutive doit demeurer la méthode privilégiée d’interprétation dans un procès criminel. Cette méthode permet que l’interprétation soit enregistrée de la même façon que les propos d’origine tenus au procès, réduisant ainsi considérablement le danger que l’interprétation ne soit pas enregistrée ou qu’elle soit perdue. De plus, les erreurs d’interprétation peuvent souvent être décelées immédiatement par les procureurs et le juge lors de l’interprétation simultanée d’une langue officielle à l’autre. Au surplus, cette méthode permet aisément les communications directes entre l’interprète et le juge, de même qu’avec les autres participants, permettant ainsi à l’interprète de demander à celui qui parle de répéter ou de ralentir le débit de ses paroles lorsque cela est nécessaire afin d’interpréter adéquatement.

[70]      Le principal désavantage de l’interprétation consécutive est qu’elle ralentit considérablement le déroulement du procès. Dans une ère post-Jordan[154], il s’agit là certes d’une préoccupation sérieuse. Cependant, il incombe au gouvernement de fournir les services d’interprétation qui répondent aux normes de continuité, de fidélité, d’impartialité, de compétence et de concomitance énoncées par la Cour suprême tout en assurant néanmoins que le procès se déroule dans un délai raisonnable selon les principes établis dans Jordan. À cet égard, le « simple inconvénient administratif », y compris « les coûts financiers supplémentaires » ne sont pas pertinents à la question, puisque les droits linguistiques requièrent du gouvernement qu’il maintienne un cadre institutionnel adéquat et de fournir les services dans les deux langues officielles de façon égale lorsque les procès criminels sont en cause[155]. Tous ont la responsabilité d’assurer que les dossiers soient traités de façon diligente. Cela étant, que les questions d’interprétation, et plus particulièrement l’interprétation consécutive, aient été considérées ou non dans l’établissement des plafonds présomptifs ou dans le cadre d’analyse établi dans Jordan n’est pas un sujet qu’il convient d’aborder dans le cadre du présent appel.

L’interprétation simultanée devrait être évitée à moins que des conditions exigeantes ne soient satisfaites.

[71] Cependant, puisque ni le Code criminel ni la Cour suprême n’ont banni l’interprétation simultanée des procès criminels auxquels les droits énoncés à l’art. 530 C.cr. s’appliquent, il est toujours possible pour un juge de procès de l’autoriser. Cependant, vu les sérieux désavantages connus de cette méthode d’interprétation et les risques qu’elle entraîne dans le contexte d’un procès criminel, l’interprétation simultanée devrait être évitée à moins que des conditions exigeantes ne soient satisfaites. Bien qu’elle puisse paraître prendre moins de temps, l’interprétation simultanée comporte ses désavantages, soit parce qu’elle nécessite une équipe d’interprètes, selon les meilleures pratiques, ou parce qu’elle requiert de nombreuses et longues pauses afin d’assurer la fidélité de l’interprétation.

[72] Premièrement, dans un procès tenu conformément à l’art. 530 C.cr., l’interprétation simultanée ne devrait pas être envisagée à moins que l’accusé et son procureur ne renoncent précisément et explicitement à l’interprétation consécutive et que le juge soit convaincu que les conditions préalables nécessaires sont satisfaites. Une telle renonciation est possible puisque ce n’est pas le droit à l’interprétation auquel on renonce, mais plutôt la méthode préférée de la fournir[156]. Cela étant, une telle renonciation ne saurait être permise que si le juge s’assure que l’accusé représenté par avocat comprend toutes les implications de celle-ci, c’est-à-dire l’impossibilité de surveiller immédiatement la fidélité de l’interprétation et les difficultés potentielles liées à l’enregistrement des procédures qui pourraient découler de difficultés techniques qui ne seraient décelées qu’après le fait. L’accusé devrait renoncer personnellement. Le juge doit donc personnellement s’adresser à l’accusé à ce sujet afin de s’assurer que celui-ci comprenne pleinement ce à quoi il renonce et les conséquences qui en découlent[157]. Le juge doit aussi s’assurer que la renonciation n’est pas le fruit de quelque forme de pression de la part du ministère public ou même du procureur de l’accusé, mais résulte plutôt d’une véritable préférence personnelle de l’accusé pour l’interprétation simultanée. En ce qui concerne l’accusé qui n’est pas représenté, aucune renonciation valide ne devrait être acceptée à moins que l’opinion d’un procureur indépendant, désigné par le juge, le cas échéant, n’ait été obtenue.

Le juge doit s’assurer que les normes de continuité, de fidélité, d’impartialité, de compétence de la concomitance de l’interprétation sont maintenues tout au long du procès. Cela exige normalement la tenue d’un voir-dire avant que le procès se tienne afin de discuter de ces questions.

[73] Deuxièmement, le juge doit s’assurer que les normes de continuité, de fidélité, d’impartialité, de compétence de la concomitance de l’interprétation sont maintenues tout au long du procès. Cela exige normalement la tenue d’un voir-dire avant que le procès se tienne afin de discuter de ces questions. Le juge doit vérifier si l’équipement adéquat et le personnel requis seront en tout temps disponibles pour l’interprétation.

[74] De plus, puisque l’interprétation simultanée ne permet pas au juge de constater aisément et immédiatement les erreurs d’interprétation et puisque la tâche d’interpréter simultanément est très exigeante pour l’interprète, le juge doit vérifier si les mesures adéquates seront prises afin d’assurer à la fois la qualité de l’interprétation et sa préservation sur un enregistrement sonore qui formera partie du dossier du tribunal et qui pourra servir aux fins de produire une transcription officielle, telle que précisément exigée par le par. 530.1g) C.cr.[158]. Si le juge n’est pas convaincu de la disponibilité continue de l’équipement d’enregistrement ou de la préservation de l’enregistrement, seule l’interprétation consécutive devrait être autorisée, et ce, peu importe le consentement de l’accusé.

[75] Quoi qu’il en soit, et quelle que soit la qualité du contrôle judiciaire, en acceptant l’interprétation simultanée et en renonçant ainsi à l’interprétation consécutive, un accusé doit comprendre que l’interprétation pourrait ne pas être en tout temps fidèle à ce qui se dit et que des difficultés techniques affectant l’enregistrement de l’interprétation pourraient n’être découvertes qu’après coup.

Le juge doit s’assurer que les exigences de l’art. 530.1 C.cr. sont satisfaites, notamment que lui-même et le procureur du ministère public n’utilisent que la langue officielle du Canada de l’accusé tout au long du procès, comme l’exigent les par. 530(1) et (2) et 530.1d) et e).

[76] Troisièmement, le juge doit s’assurer que les exigences de l’art. 530.1 C.cr. sont satisfaites, notamment que lui-même et le procureur du ministère public n’utilisent que la langue officielle du Canada de l’accusé tout au long du procès, comme l’exigent les par. 530(1) et (2) et 530.1d) et e). Dans ce contexte, l’interprétation, qu’elle soit simultanée ou consécutive, sert aux témoins qui s’expriment dans une langue qui n’est pas celle de l’accusé. Il ne s’agit pas d’un moyen pour le juge ou le procureur du ministère public de mener le procès dans une langue officielle du Canada autre que celle de l’accusé.

Aucune interprétation au moyen de chuchotements ne peut être permise lorsque les art. 530 et 530.1 C.cr. s’appliquent puisque la fidélité de cette méthode d’interprétation simultanée est douteuse et qu’elle ne permet pas de contrôler la norme requise d’interprétation ni d’enregistrer l’interprétation.

[77] Finalement, aucune interprétation au moyen de chuchotements ne peut être permise lorsque les art. 530 et 530.1 C.cr. s’appliquent puisque la fidélité de cette méthode d’interprétation simultanée est douteuse et qu’elle ne permet pas de contrôler la norme requise d’interprétation ni d’enregistrer l’interprétation. L’interprétation par chuchotements est donc incompatible avec le par. 530.1g), qui établit que le dossier des procédures doit comporter la transcription de l’interprétation des débats. Elle est aussi incompatible avec Tran, en ce que la qualité de l’interprétation, qui fait partie de la norme établie par la Cour suprême, peut rarement être maintenue lorsqu’il s’agit de chuchotements.

Si les services gouvernementaux responsables de l’interprétation sont déficients, il incombe alors au juge de prononcer les ordonnances requises afin de s’assurer que ces normes soient satisfaites ou, à défaut, d’ordonner l’interprétation consécutive.

[80] De fait, l’équipement requis a fait défaut à de nombreuses reprises, ce qui a conduit à fournir l’interprétation à l’appelant au moyen de chuchotements, une méthode qui est manifestement incompatible avec les exigences de l’art. 530 C.cr.; de plus, plusieurs enregistrements de l’interprétation ont été égarés. Il a fallu près de deux ans au gouvernement pour trouver et transcrire l’interprétation. Malgré les ordonnances de la Cour exigeant de les trouver, le ministère public reconnaît que les enregistrements d’au moins huit jours d’audition ont été perdus[160] et que certaines parties d’autres jours d’audition n’ont pas été enregistrées[161]. De plus, plusieurs jugements furent prononcés en français au cours des procédures, et dans plusieurs cas, il manque l’enregistrement de l’interprétation de ceux-ci[162].

Bien qu’un procureur du ministère public jouisse, à titre personnel, du droit de s’adresser au tribunal en français au cours d’un procès criminel tenu en anglais, le ministère public, comme partie aux procédures, est néanmoins soumis au devoir juridique de s’assurer qu’il soit représenté par un procureur qui parle en anglais et qui consent à l’utiliser tout au long d’un tel procès.

[83] Dans Cross c. Trasdale[163], la Cour était saisie d’une contestation constitutionnelle du par. 530.1e) C.cr. – lequel exige que le poursuivant parle la même langue officielle que celle de l’accusé – au motif que cette disposition violait l’art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 qui permet l’usage de la langue française ou de la langue anglaise devant tous les tribunaux du Québec. La Cour a conclu que bien qu’un procureur du ministère public jouisse, à titre personnel, du droit de s’adresser au tribunal en français au cours d’un procès criminel tenu en anglais, le ministère public, comme partie aux procédures, est néanmoins soumis au devoir juridique de s’assurer qu’il soit représenté par un procureur qui parle en anglais et qui consent à l’utiliser tout au long d’un tel procès. La Cour a donc confirmé la validité constitutionnelle de la disposition en cause. Tel que le notait le juge Hilton dans Dow, l’arrêt de la Cour dans Cross c. Teasdale demeure la norme qui régit la langue qu’un procureur du ministère public au Québec doit utiliser au cours d’un procès lorsque l’art. 530 C.cr. s’applique à celui-ci[164]. Comme le notait aussi le juge Hilton dans Dow[165] :

[89]        In any event, in this instance the trial judge and Crown counsel misapprehended the purpose for which an interpreter is present at the trial of an English‑speaking accused. The only reason for an interpreter is because one or more French‑speaking witnesses will testify. The proper role of the interpreter is thus limited to interpreting the questions of counsel from English to French for a French‑speaking witnesses and the answers of such witnesses from French to English. The presence of an interpreter is for the benefit of French‑speaking witnesses, the accused and the jury, but not for that of the trial judge and Crown counsel, who must conduct themselves as if there was no interpreter present in the courtroom. This is the only conclusion to be drawn from the absence of reference to the trial judge and Crown counsel in sub‑section 530.1(fCr. C.

[Soulignement ajouté]

[84] Il est donc particulièrement surprenant que, dans ce cas-ci, le procureur du ministère public assigné au dossier ait insisté pour faire usage du français tout au long du procès criminel qui devait se tenir en anglais, en violation directe et plutôt évidente de l’art. 530.1 C.cr. Bien que l’avocat de la défense se soit opposé à cette façon de faire, on ne peut conclure que son objection fut soulevée avec vigueur. Par contre, cela ne décharge ni le ministère public de ses obligations légales ni la juge de son devoir d’exiger que le ministère public s’y conforme. Comme noté précédemment, un accusé ne peut renoncer à ce droit implicitement, même en tenant pour acquis qu’une telle renonciation soit juridiquement possible[166].

Un juge ne peut s’appuyer sur l’interprétation de ses paroles au cours d’un procès mené conformément à l’art. 530 C.cr., mais doit plutôt s’exprimer dans la langue officielle de l’accusé tout au long des procédures.

[85] Quant au juge, l’art. 530 précise qu’il ou elle doit parler la langue officielle de l’accusé. Il s’agit de la pierre angulaire des garanties linguistiques énoncées dans le Code criminel. Un juge ne peut s’appuyer sur l’interprétation de ses paroles au cours d’un procès mené conformément à l’art. 530 C.cr., mais doit plutôt s’exprimer dans la langue officielle de l’accusé tout au long des procédures. Cela n’a pas été le cas.