Par Me Félix-Antoine T. Doyon

Dans un billet précédent, nous avions traité de l’opération SharQc et la décision de la Cour supérieure de libérer 31 personnes, incluant des membres et des sympathisants des Hells Angels

La Cour d’appel – dans R. c Auclair, 2013 QCCA 671 – a récemment donné raison à la Cour supérieure.

Voici les passages pertinents : 

[71]        L’appelante plaide que le juge a transformé le droit individuel à un procès dans un délai raisonnable en un droit collectif, notamment en ce qui a trait au préjudice.

[72]        Le juge est certain que les procès 5 et 6 ne pourront débuter avant juin 2015. Il est d’avis que, pour les chefs 2 à 7 du procès 6, il s’agit d’un délai déraisonnable. Peut-on sérieusement prétendre que l’on ne peut tirer l’inférence, de si longs délais, que tous les accusés en subiront un préjudice? Je ne le crois pas. Selon moi, il n’avait pas à exiger une preuve pour chacun avant de conclure au préjudice. Comme le dit l’un des avocats des intimés, peut-on, au Canada, accuser une personne de trafic de drogue et de gangstérisme en lui donnant ensuite rendez-vous pour la tenue de son procès dans six ans, alors que cette personne est détenue ou sous le coup de conditions de mise en liberté? À mon avis, c’est l’un des cas où le préjudice peut être établi par la seule longueur du délai. Point n’est besoin de preuve supplémentaire de préjudice lorsque le délai d’attente se situe à un tel niveau. La présomption de préjudice est alors si forte qu’elle suffit.

[73]        Comme le disait la Cour suprême dans R. c. Smith[24] :

Après avoir constaté que le délai est beaucoup plus long que ce qui peut être justifié de quelque façon acceptable, il serait vraiment difficile de conclure qu’il n’y a pas eu violation des droits que l’al. 11b) garantit à l’appelant parce que celui-ci n’a subi aucun préjudice.  Dans ce contexte particulier, la présomption de préjudice est si forte qu’il serait difficile de ne pas partager l’opinion, exprimée par le juge Lamer dans les arrêts Mills et Rahey, selon laquelle elle est pratiquement irréfragable.

[74]        La lecture de R. c. Godin[25] permet de constater la difficulté que pose l’évaluation du préjudice, l’importance à accorder à l’ensemble du dossier ainsi que la nécessité de concilier les intérêts de l’accusé et ceux de la société :

18 Notre Cour a établi le cadre juridique applicable en l’espèce dans Morin, aux p. 786-789. Pour déterminer si un délai est déraisonnable, il faut considérer la longueur du délai, déduction faite des périodes auxquelles la défense a renoncé, puis examiner les raisons du délai, le préjudice subi par l’accusé et les intérêts que l’al. 11b) vise à protéger. Par la force des choses, cette démarche demande souvent un examen minutieux de différentes périodes et d’une foule de questions factuelles concernant les raisons de certains retards. Toutefois, au cours de cet examen minutieux, il faut veiller à ce que l’attention que nous portons aux détails ne nous fasse pas perdre de vue l’ensemble de la situation.

[75]        En l’espèce, l’ensemble de la situation ne laisse pas de doute quant à l’existence d’un préjudice.

[76]        Il est vrai que cet argument vaut davantage pour le groupe de 31 que pour les autres accusés visés par les procès 7 à 11. Mais cela ne veut pas dire que les autres accusés n’en subiraient pas de préjudice. D’une part, on parle alors de procès devant débuter en juin 2017, juin 2019, voire juin 2021, soit jusqu’à 12 ans après l’arrestation! Que penser de l’accusé qui, subissant un procès de meurtre, sait que, même s’il est acquitté, plusieurs années plus tard, ce ne sera pas la fins des procédures, puisqu’il devra encore subir un procès sur les accusations de trafic de drogue et de gangstérisme. Ce dossier exceptionnel ne nécessitait pas de preuve supplémentaire pour conclure à l’existence d’un préjudice, même pour les accusés devant répondre aussi à des accusations de meurtre.

[…]     

[78]        L’appelante est d’avis qu’un tribunal ne peut ordonner l’arrêt des procédures sur la base de délais anticipés. Je ne partage pas son avis.

[79]        Elle cite cet extrait de l’arrêt de cette Cour R. c. Coulombe[26]pour soutenir son argument :

[4] En réalité, le seul motif du juge porte sur l’anticipation d’un délai qui pourrait, hypothétiquement, être déraisonnable. Cela ne peut fonder une décision de déclarer un arrêt des procédures en application de l’article 11 b) de la Charte canadienne des droits.

[80]        Or, cet arrêt ne supporte pas l’argument. D’une part, les délais dans Coulombe n’avaient rien à voir avec les délais qui sont en cause dans le présent appel. D’autre part, ce que dit l’arrêt c’est que, dans le dossier Coulombe, les délais pouvaient hypothétiquement être déraisonnables, ce qui était insuffisant. Ce n’est pas le cas ici, au contraire. Ce n’est pas une situation où les délais pourraient hypothétiquement être déraisonnables : il s’agit de délais qui sont déraisonnables. En somme, des délais anticipés qui, selon le tribunal, se matérialiseront sûrement peuvent parfois, dès lors, être qualifiés de déraisonnables.

[81]        En l’espèce, contrairement à l’opération Printemps 2001, aucune salle d’audience supplémentaire n’a été construite ou n’est prévue pour répondre adéquatement à l’influx engendré par ces arrestations. Aucune mesure n’a été prise par l’État pour permettre la tenue des procès dans des conditions raisonnables. Devant ce constat, le juge pouvait conclure, sur la base de la complexité du dossier, que les délais qu’il avait identifiés ne pourraient être moindres. Devant une telle conclusion, devait-il attendre encore avant d’arrêter les procédures? Devait-il laisser le préjudice se concrétiser avant d’intervenir alors que deux ans s’étaient déjà écoulés depuis les arrestations? Je ne le crois pas. D’ailleurs, la suite des choses tend à lui donner raison : comment prétendre que son estimation était exagérée, alors que, aujourd’hui, quatre ans après les arrestations, aucun témoin n’a encore été entendu. En fait, on pourrait raisonnablement croire que les délais seront encore plus longs que ceux retenus par le juge.

[82]        Dans R. c. Brassard[27], il est écrit qu’un tribunal pourrait tenir compte d’un « inevitable anticipatory delay ». Cela est certes exceptionnel, mais l’exercice ne peut être qualifié d’erroné. Tout dépend du degré de certitude qu’atteint le tribunal. En l’espèce, je rappelle que le juge de première instance écrit qu’il a la « certitude » que les délais deviendraient déraisonnables. En d’autres mots, le juge est certain que ces délais se matérialiseront et qu’ils causeront préjudice aux accusés. À mon avis, cela est suffisant.

[83]        Par ailleurs, dans Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), 1995 CanLII 86 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 97, dans des motifs concordants, le juge Cory traite de la notion de violation appréhendée de la Charte. Il écrit :

108     C’est à celui qui fait valoir une violation de la Charte qu’il incombe de la prouver. Il est vrai qu’une réparation peut être accordée pour une menace de violation de la Charte. (Voir Operation Dismantle Inc., précité.) Toutefois, la réparation ne sera accordée que si le demandeur peut prouver qu’il existe un risque assez grave que la violation alléguée se produira effectivement. Dans l’arrêt Operation Dismantle Inc., précité, où la violation appréhendée portait sur l’art. 7, le juge en chef Dickson a adopté (à la p. 458) l’exigence selon laquelle le tribunal n’accordera une réparation à la personne qui cherche à empêcher une action gouvernementale que si elle démontre qu’il y a un « haut degré de probabilité » que la violation de la Charte se produira.

[…]

110     Franchement, je ne vois pas beaucoup de différence entre le critère du « haut degré de probabilité » et celui du « risque réel et important ». Ces deux critères signifient essentiellement que le tribunal n’interdira une action gouvernementale que s’il est convaincu qu’il est fort probable qu’en l’absence de cette réparation, il y aura préjudice aux droits d’une personne garantis par la Charte. […][Je souligne.]

[84]        Il n’est pas dit que le raisonnement s’applique à tous les droits garantis par la Charte. Je suis toutefois d’avis que cette idée, selon laquelle il faut établir une forte probabilité de violation et de préjudice avant d’ordonner une réparation, peut s’appliquer à la protection du droit à un procès dans un délai raisonnable, même lorsque les délais sont anticipés. C’est ce qu’a fait le juge de première instance en se disant certain que les délais qu’il anticipait se matérialiseraient.

[85]        Dans États-Unis d’Amérique c. Kwok, 2001 CSC 18 (CanLII), [2001] 1 R.C.S. 532, la juge Arbour s’exprime dans le même sens :

66     Le fait qu’on utilise le passé dans le texte anglais du par. 24(1) n’empêche pas, en droit, les tribunaux d’accorder une réparation à l’égard d’éventuelles violations. Dans Operation Dismantle Inc. c. La Reine, 1985 CanLII 74 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 441, notre Cour a indiqué qu’une réparation pouvait être accordée en vertu du par. 24(1) non seulement en cas de violation réelle des droits garantis par la Charte, mais aussi dans le but de prévenir un préjudice éventuel probable dans les cas où le requérant peut démontrer qu’il y a risque qu’une telle violation se produise dans un procès à venir. Dans l’arrêt R. c. Vermette, 1988 CanLII 87 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 985, p. 992, on a confirmé la possibilité pour les tribunaux d’accorder des réparations fondées sur la Charte lorsque le demandeur est en mesure de démontrer qu’il y menace de violation future.

[86]        Bref, les violations, mêmes éventuelles, peuvent être l’objet d’une réparation en vertu de la Charte : New Brunswick c. G.(J.), 1999 CanLII 653 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 46; R. c. Harrer, [1994] 3 R.C.S. 562; P.G. Québec c. R., 2003 CanLII 33470 (QC CA), [2003] R.J.Q. 2027 (C.A.).

[…]       

[98]        Le juge de première instance n’a pas eu beaucoup d’aide. Il était confronté à un acte d’accusation et à un volume de preuve d’une ampleur inégalée. Selon les allégations de la poursuite, le procès met en cause la très grande majorité des activités criminelles de plus de 150 personnes au cours d’une période de près de 20 ans, et ce, à la suite de plus de 70 enquêtes policières d’envergure. Malgré cette singularité, à l’origine, la poursuite ne faisait état d’aucun plan arrêté pour permettre de tenir ce procès dans des conditions acceptables. Il a fallu que le juge s’implique, pousse le poursuivant à compléter la divulgation de la preuve, réponde aux multiples requêtes de la défense, identifie lui-même les regroupements d’accusés et de chefs d’accusation pour que les procès puissent se tenir, et travaille avec un nombre insuffisant de salles d’audience adaptées aux circonstances. Il doit être appuyé dans sa démarche. Comme le dit le juge Hill[29] :

Criminal trial management, reasonably discharged, is only sustainable with committed support from courts of appeal.

[99]        L’analyse du juge l’a mené à deux constats : 1) malgré toutes les difficultés, il n’y a pas abus de procédures ni autres circonstances pouvant mener à un arrêt complet de toutes les procédures; 2) néanmoins, les circonstances ayant entouré le dépôt de l’acte d’accusation direct, la conduite des procédures par la suite, l’absence de plan réfléchi du côté de la poursuite pour mener toutes les procédures à bon terme et le manque de salles d’audience adaptées ont entraîné des délais déraisonnables en ce qui a trait aux accusations de trafic de drogue et de gangstérisme.

[100]     Il faut garder à l’esprit le résultat : plus d’une centaine d’accusés auront tout de même un procès de meurtre et de complot de meurtre. Par contre, ils ne devront plus répondre à des accusations connexes de trafic de drogue et de gangstérisme. En revanche, 31 d’entre eux (29 si l’on exclut deux absents) qui n’étaient accusés que de trafic de drogue et de gangstérisme sont libérés. Je suis incapable de voir ce qui pourrait justifier l’intervention de cette Cour dans ce contexte. Dans les circonstances, c’était le prix à payer pour que les procès les plus importants viennent à échéance d’une manière acceptable et que tout l’exercice ne vire pas à la catastrophe.

[101]     Pour terminer, je rappelle que, malgré l’échéancier établi par le juge, aucun témoin n’a encore été entendu dans les deux premiers procès. Étrangement, la divulgation de la preuve n’est pas encore complétée. Le jury a été choisi à l’automne dans l’un, mais pas encore dans l’autre, et les témoins ne débuteront pas leur témoignage avant la fin du printemps dans le premier. On ne peut encore évaluer l’impact de ce nouveau retard sur les autres procès à venir. La Cour supérieure verra ce qu’il y aura lieu de faire.