R. c. Tessier, 2017 QCCQ 833

Au moment où le policier a sommé le requérant de fournir un échantillon d’haleine au sens de l’article 254(3) C.cr., possédait-il des motifs raisonnables de croire qu’il avait conduit un véhicule à moteur avec les facultés affaiblies?

 

 

[16]        L’article 9 de la Charte se lit comme suit : « Chacun a droit à la protection contre la détention ou l’emprisonnement arbitraire ».

[17]        Il est bien établi que la détention dont il est question à l’article 9 de la Charte réfère à une certaine forme de contrainte. Ce principe suppose le fait de retenir ou de garder quelqu’un malgré lui pendant une durée quelconque. Comme le requérant a été initialement mis en état d’arrestation pour d’autres crimes que la conduite avec les facultés affaiblies, il n’y a pas lieu d’épiloguer davantage. Il ne fait aucun doute que le requérant était détenu au sens de la Charte avant même que les policiers le somment de fournir un échantillon d’alcool dans un alcootest. La légalité de son arrestation et sa détention pour l’introduction par effraction et les voies de fait n’est pas contestée. Néanmoins, il est utile de rappeler les pouvoirs policiers en matière d’arrestation prévus à l’article 495 du Code criminel dont voici les extraits pertinents :

(1) Arrestation sans mandat par un agent de la paix— Un agent de la paix peut arrêter sans mandat :

a) une personne qui a commis un acte criminel ou qui, d’après ce qu’il croit pour des motifs raisonnables, a commis ou est sur le point de commettre un acte criminel; (nos soulignements)

b) une personne qu’il trouve en train de commettre une infraction criminelle;

c) une personne contre laquelle, d’après ce qu’il croit pour des motifs raisonnables, un mandat d’arrestation ou un mandat de dépôt, rédigé selon une formule relative aux mandats et reproduite à la partie XXVIII, est exécutoire dans les limites de la juridiction territoriale dans laquelle est trouvée cette personne.

(2) Restriction — Un agent de la paix ne peut arrêter une personne sans mandat :

a) soit pour un acte criminel mentionné à l’article 553;

b) soit pour une infraction pour laquelle la personne peut être poursuivie sur acte d’accusation ou punie sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire;

c) soit pour une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire,

dans aucun cas où :

d) d’une part, il a des motifs raisonnables de croire que l’intérêt public, eu égard aux circonstances y compris la nécessité :

(i) d’identifier la personne,

(ii) de recueillir ou conserver une preuve de l’infraction ou une preuve y relative,

(iii) d’empêcher que l’infraction se poursuive ou se répète, ou qu’une autre infraction soit commise; (nos soulignements) peut être sauvegardé sans arrêter la personne sans mandat;

e) d’autre part, il n’a aucun motif raisonnable de croire que, s’il n’arrête pas la personne sans mandat, celle-ci omettra d’être présente au tribunal pour être traitée selon la loi.

[18]        Ainsi, l’arrestation requiert la présence de motifs raisonnables qu’un crime a été commis ou est sur le point de l’être ou d’empêcher que l’infraction se poursuive ou se répète. Le Tribunal est d’avis que si une infraction additionnelle doit s’ajouter à une précédente arrestation pour d’autres motifs et infractions, le policier doit également avoir des motifs raisonnables à l’égard de cette nouvelle infraction. Par ailleurs, la Cour d’appel de l’Alberta[1] a déjà déterminé qu’une personne n’est pas détenue arbitrairement lorsqu’elle est arrêtée pour une deuxième infraction alors qu’elle était déjà détenue légalement en raison d’une autre accusation.

[19]        L’arrêt R. c. Storrey[2] nous enseigne que l’existence de motifs raisonnables comporte un élément objectif ainsi qu’un élément subjectif. À cet égard, il y a lieu de reprendre les propos du juge Cory :

« Il existe une autre protection contre l’arrestation arbitraire.  Il ne suffit pas que l’agent de police croie personnellement avoir des motifs raisonnables et probables d’effectuer une arrestation.  Au contraire, l’existence de ces motifs raisonnables et probables doit être objectivement établie.  En d’autres termes, il faut établir qu’une personne raisonnable, se trouvant à la place de l’agent de police, aurait cru à l’existence de motifs raisonnables et probables de procéder à l’arrestation.  Voir R. v. Brown (1987), 1987 CanLII 136 (NS CA), 33 C.C.C. (3d) 54 (C.A.N.‑É.), à la p. 66; Liversidge v. Anderson, [1942] A.C. 206 (H.L.), à la p. 228. »

[20]        Par ailleurs, la police n’a pas à démontrer davantage que l’existence de motifs raisonnables et probables. Plus précisément, elle n’est pas tenue, pour procéder à l’arrestation, d’établir une preuve suffisante à première vue pour justifier une déclaration de culpabilité.

[21]        La Cour suprême a réitéré et expliqué ce principe dans l’arrêt R. c. Bernshaw[3] où l’on traite plus spécifiquement des « motifs raisonnables » dont on fait mention à l’article 254(3) C.cr. On y précise que le policier doit subjectivement croire sincèrement que le suspect a commis l’infraction et, objectivement, cette croyance doit être fondée sur des motifs raisonnables. La Cour suprême a confirmé de nouveau ce principe dans R. c. Shepherd[4].

[22]        Notre Cour d’appel dans R. c. L. (C.)[5] s’exprime ainsi :

« Un seul soupçon ne permet pas à un agent de la paix d’arrêter ou de détenir une personne: R. c. Simpson, (1993) 1993 CanLII 3379 (ON CA), 79 C.C.C. (3d) 482; R. c. Storrey, (1990) 1990 CanLII 125 (CSC), 1 R.C.S. 241; R. c. Duguay, (1985) 1985 CanLII 112 (ON CA), 18 C.C.C. (3d) 289. Le pouvoir d’un agent de la paix de procéder à une arrestation sans mandat ne vaut que s’il s’agit d’« une personne qui a commis un acte criminel ou qui, d’après ce qu’il croit pour des motifs raisonnables, a commis ou est sur le point de commettre un acte criminel » (a. 495 C.cr.). Sans ces motifs raisonnables, point d’arrestation légale.

25     En matière de conduite de véhicules à moteur, cette exigence fondamentale est également codifiée. L’arrestation sans mandat d’une personne n’est possible que si l’agent de la paix a des motifs raisonnables de croire que cette personne a commis, au cours des trois heures précédentes, ou est en train de commettre une infraction à l’article 253 C. cr. Une fois ces motifs acquis, l’agent peut ordonner à cette personne de fournir des échantillons d’haleine (254 (3) C.cr.).

(…)

27     Les motifs raisonnables à la base d’un ordre donné en vertu de l’article 254 (3) C.cr. peuvent être valablement fondés sur des observations des policiers qui ont intercepté le prévenu. Il n’est pas dans tous les cas indiqué ni nécessaire d’effectuer un contrôle à l’aide de l’appareil de détection prévu à l’article 254 (2) C.cr.: R. c. MacLennan, (1995) 1995 CanLII 4340 (NS CA), 11 M.V.R. (3d) 42 (C.A.N.E.); R. c. Oduneye, (1996) 15 M.V.R. (3d) 161 (C.A.A.); R. c. Bernshaw, précitée.

28     L’agent de la paix doit posséder des motifs tels qu’ils permettent à une personne raisonnable de croire que le prévenu, «more likely than not», a conduit en état d’ébriété dans les trois heures précédant son interception: R. c. Gavin, (1994) 1993 CanLII 1978 (PE SCAD), 50 M.V.R. (2d) 302 (C.A.I.P.E.). »                         (Nos soulignements)

[23]        La Cour d’appel a réitéré cette méthode d’analyse dans l’arrêt Bouchard c. R.[6].

[24]        La Cour supérieure, en sa qualité de tribunal d’appel des poursuites sommaires, a appliqué ces principes dans R. c. Lafrance[7]. Dans cette affaire, la preuve établissait « que la façon de conduire de l’accusé n’était pas irrégulière au point de justifier de penser que ses facultés étaient affaiblies. » Selon le juge d’appel, il ne restait qu’à décider si les policiers avaient des motifs raisonnables de procéder à l’arrestation conformément à l’article 254(3) C.cr. Comme en l’espèce, les policiers n’avaient pas requis que l’accusé se soumette à un test de dépistage en vertu de l’article 254(2) C.cr. Malgré une odeur d’alcool, des yeux rouges « mais pas vitreux », une légère perte d’équilibre, la présence d’une bière dans le porte-verre du véhicule, une élocution lente, mais cohérente, le juge conclut à l’absence de motifs raisonnables. Il analyse les nombreux indices que la poursuite considère être des motifs raisonnables dont plusieurs s’apparentent à l’affaire à l’étude. Il souligne surtout de nombreux éléments qui laissent croire, de façon objective, en l’absence de motifs raisonnables. Il conclut que les policiers avaient tout au plus des soupçons, tout en rappelant avec justesse que l’alcootest ne doit surtout pas être substitué à l’appareil de détection approuvé prévu par la loi.

[25]        Dans l’arrêt R. c. Rhyason[8], l’accusé avait les yeux injectés de sang, le regard anormalement vide, clignait des yeux lentement, tremblait et son haleine dégageait une odeur d’alcool. Il a eu un accident inexpliqué dans lequel il a heurté mortellement un piéton. La Cour a considéré que ces motifs étaient suffisants.

[26]        Notre Cour d’appel dans Leblanc c. R.[9] met les juges d’instance en garde contre une démarche analytique de chacun des symptômes :

« [7]  (…) Il ne devait pas morceler la preuve pour analyser chaque symptôme isolément. S’il avait considéré l’effet cumulatif de tous les éléments mis en preuve (odeur d’alcool, démarche hésitante, confusion dans la présentation des documents d’identification), il aurait nécessairement conclu à la présence de motifs raisonnables et probables justifiant une arrestation sans mandat suivant les critères énoncés par la Cour suprême du Canada notamment dans Storrey c. R.1990 CanLII 125 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 241; voir également C.L. c. R.2000 CanLII 7942 (QC CA), [2000] J.Q. no. 5126 (C.A. Qué.). Le juge ne pouvait pas écarter ces éléments en proposant des explications du comportement du requérant de nature purement spéculative sans aucun fondement dans la preuve. »

[27]        Quant au remède applicable en cas de violation, l’absence de motifs raisonnables ou la violation du droit prévu à l’article 9 mène généralement à une exclusion de toute preuve obtenue subséquemment. Il ne s’agit toutefois pas là d’un automatisme.

[28]        Nous pouvons résumer la méthode d’analyse édictée par la Cour R. c. Grant[10] comme suit. Le tribunal saisi d’une demande d’exclusion fondée sur le par. 24(2) doit évaluer et mettre en balance l’effet de l’utilisation des éléments de preuve sur la confiance de la société envers le système de justice en tenant compte de : (1) la gravité de la conduite attentatoire de l’État (2) l’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte et (3) l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond.  Lorsqu’il se penche sur le premier volet, le tribunal examine la nature de la conduite de la police qui a porté atteinte aux droits protégés par la Charte et mené à la découverte des éléments de preuve. Plus les gestes ayant entraîné la violation de la Charte par l’État sont graves ou délibérés, plus il est nécessaire que les tribunaux s’en dissocient en excluant les éléments de preuve ainsi acquis. Le but ainsi recherché est de préserver la confiance du public envers le principe de la primauté du droit et de faire en sorte que l’État s’y conforme. Le deuxième volet de l’examen impose d’évaluer la portée réelle de l’atteinte aux intérêts protégés par le droit en cause. Le risque que l’utilisation des éléments de preuve déconsidère l’administration de la justice augmente en fonction de la gravité de l’empiétement sur ces intérêts. Dans le cadre du troisième volet, la cour se demande si la fonction de recherche de la vérité que remplit le procès criminel est mieux servie par l’utilisation ou par l’exclusion d’éléments de preuve. À ce stade, le tribunal prend en compte les facteurs telle la fiabilité des éléments de preuve et leur importance pour la preuve du ministère public. Il appartient chaque fois au juge du procès de soupeser et de mettre en balance ces questions. Lorsque le juge du procès a examiné les bons facteurs, les cours d’appel devraient faire preuve d’une retenue considérable à l’égard de la décision rendue.

[…]

[35]        En l’espèce, les policiers constatent dès les premiers contacts avec le requérant les éléments suivants :

  •       Une vision tunnel, un regard fixe;
  •       Semble confus;
  •       Forte odeur d’alcool provenant de l’haleine;
  •       Mouvements lents;
  •       La bouche pâteuse;
  •       Des yeux vitreux et injectés de sang;
  •       La sortie lente du véhicule.

[36]        Comme mentionné précédemment, l’avocat du requérant plaide que peu de détails sont apportés sur certains des symptômes notamment les mouvements lents et la bouche pâteuse. Avec respect, le Tribunal diffère d’opinion quant aux mouvements lents. Les policiers constatent un état général, mais ils précisent que le conducteur a baissé sa fenêtre avec lenteur puis est sorti lentement du véhicule. L’agent Mercier s’est senti obligé de le soutenir par le bras tellement le geste était incertain. Il est vrai que les policiers ne peuvent préciser les mots permettant d’affirmer qu’il a un langage pâteux. Même si la croyance subjective à cet égard peut revêtir un certain fondement, le Tribunal ne croit pas qu’elle soit, prise isolément, objectivement raisonnable dans le contexte où l’on ne peut expliquer en quoi ce langage pâteux consiste.

[37]        Or, le Tribunal ne doit pas décortiquer chirurgicalement tous les symptômes. Il n’a pas à prendre en compte des symptômes inexistants comme le suggère l’avocat de la défense. Seuls les symptômes constatés doivent être considérés, dans leur ensemble, afin de déterminer la suffisance des motifs raisonnables. La Cour d’appel dans R. c. Proulx[13] indique que lors de l’évaluation des motifs raisonnables, le Tribunal doit aussi considérer l’expérience des policiers qui ont été témoins de la manifestation des différents symptômes. En l’espèce, il s’agit de policiers d’expérience. L’agente Bélanger est non seulement technicienne qualifiée pour l’alcootest, qu’elle est aussi agente évaluatrice en détection des facultés affaiblies par l’effet de la drogue. Sans accorder à son expérience un poids déterminant, il n’en demeure pas moins qu’elle a un bagage professionnel particulier qui lui permet d’évaluer les symptômes en lien avec l’affaiblissement des facultés.

[38]        À la lumière de l’ensemble des symptômes décrits précédemment, le Tribunal est d’avis que les policiers avaient acquis des motifs raisonnables pour procéder à l’arrestation du requérant sans avoir recours à l’appareil de dépistage ou à d’autres tests symptomatiques.

[39]        Dans l’éventualité où le Tribunal aurait conclu dans le sens proposé par le requérant, il aurait été d’avis que la preuve ne devrait pas être exclue à la lumière de la grille d’analyse de l’arrêt Grant, précité.

[40]        La gravité attentatoire de l’État est minimale. Le requérant était déjà sous arrestation, voire détenu, pour d’autres infractions. Même si le Tribunal avait déterminé que les policiers n’avaient que des soupçons, on ne pourrait les taxer de mauvaise foi du fait qu’ils n’ont pas utilisé un appareil de dépistage. Ce volet milite en faveur de l’acceptation de la preuve.

[41]        L’incidence de la violation sur les droits de l’accusé est mince du fait qu’il était déjà détenu au sens de la Charte. L’ajout de l’accusation de conduite avec les facultés affaiblies n’a pas ajouté au fardeau de sa détention. Dans ce contexte, l’empiètement sur le droit du requérant est mineur.

[42]        Le Tribunal considère qu’en raison du fléau que représente la conduite de véhicule avec les facultés affaiblies, la fonction de recherche de la vérité est mieux servie par l’utilisation de la preuve que par son exclusion. De plus, les seuls symptômes constatés ont une grande importance pour la preuve du ministère public. Le Tribunal n’a pas à ce stade à statuer sur leur suffisance pour emporter une condamnation. Ainsi, ce volet milite pour l’utilisation de la preuve.

[43]        Au final, vu les conclusions sur chacun des volets, le Tribunal aurait conclu à l’utilisation de la preuve plutôt que son exclusion.