Par Félix-Antoine T. Doyon

Si les États-Unis vivent présentement l’affaire Bradley Manning, voilà que nous sommes à notre tour témoin d’une histoire d’espionnage. En effet, Jeffrey Paul Delisle, un officier du renseignement de la Marine royale canadienne aurait transmis des renseignements à l’égard desquels le gouvernement prend des mesures de protection. Les documents judiciaires indiquent que des actes répréhensibles aurait été commis entre le 6 juillet 2007 et le 13 janvier 2012. L’officier des Forces canadiennes est formellement accusé d’abus de confiance et d’avoir communiqué des informations sensibles à une entité étrangère, une première au Canada.

Politique sur la sécurité du gouvernement

Comme la Cour suprême l’a observé, « le pouvoir d’accorder ou de refuser une habilitation de sécurité à titre de condition de nomination est demeuré du ressort de la prérogative royale ou, plus pertinemment de nos jours, une fonction de gestion contrôlée par l’État »[1]. Le gouvernement doit « avoir confiance en leurs fonctionnaires afin d’assurer la sécurité nécessaire pour fonctionner de manière efficace »[2].

La politique du gouvernement en matière de sécurité est émise par le Secrétariat du Conseil du Trésor. La politique souligne la nécessité « de veiller à ce que les personnes qui ont accès aux renseignements […] gouvernementaux soient dignes de confiances, fiables et loyales ». La politique astreint les différents départements du gouvernement à donner accès aux renseignements sensibles seulement à ceux qui ont un besoin de les connaitre (en anglais, need to know). Autrement dit, l’accès est accordé dans la mesure où d’une part, la personne a besoin des informations sensibles pour accomplir ses tâches professionnelles et d’autre part, la personne possède la cote de sécurité appropriée.

Afin de contrôler l’accès à l’information sensible, le gouvernement emploi différents niveaux d’habilitation de sécurité :

– Cote de fiabilité :      Donne à la personne visée un accès régulier aux biens gouvernementaux et un accès à des renseignements « protégés » en fonction du besoin de connaître. Il existe deux niveaux d’enquête :

§  De base

§  Approfondi

– Accès au site :          Donne à la personne visée un accès aux sites et installations de nature délicate du gouvernement.

– Cote de sécurité :     Donne à la personne visée un accès à des renseignements « classifiés » en fonction du besoin de connaître. Il existe trois niveaux d’enquête :

§  Confidentiel

§  Secret

§  Très secret

De plus, il est possible que des fonctions ou des tâches obligent une personne à faire l’objet d’une enquête de sécurité encore plus élevé que celle du troisième niveau.

Dans le cas nous intéressant, certains médias ont révélé que le sous-lieutenant Jeffrey Paul Delisle avait une habilité de sécurité lui permettant au moins d’avoir accès à des informations de type très secret.

Les accusations

L’officier des Force canadiennes fait l’objet d’accusations qui relèvent tant du Code criminel que de la Loi sur la protection de l’information. Dans un  premier temps, on lui reproche, selon l’art.122 C.cr. d’abus de confiance par un fonctionnaire public.

122.        Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans tout fonctionnaire qui, relativement aux fonctions de sa charge, commet une fraude ou un abus de confiance que la fraude ou l’abus de confiance constitue ou non une infraction s’il est commis à l’égard d’un particulier.

La preuve de cette infraction est établie lorsque la poursuite établie hors de tout doute raisonnable les éléments suivants :

(1)   L’accusé est fonctionnaire;

(2)   L’accusé agissait dans l’exercice de ses fonctions;

(3)   L’accusé a manqué aux normes de responsabilité et de conduite que lui impose la nature de sa charge ou de son emploi;

(4)   La conduite de l’accusé représente un écart grave et marqué par rapport aux normes que serait censé observer quiconque occuperait le poste de confiance de l’accusé;

(5)   L’accusé a agi dans l’intention d’user de sa charge ou de son emploi public à des fins autres que l’intérêt public, par exemple dans un objectif de malhonnêteté, de partialité, de corruption ou d’abus[3].

Si très peu d’informations ont jusqu’ici coulées, on peut présumer, à la lumière du cinquième élément, que l’accusé ici aurait pu tenter d’obtenir de l’argent en échange de renseignements ultrasecrets, tout comme l’a présumément fait pour le compte de la Mafia, l’ex policier Ian Davidson, lequel marque aujourd’hui aussi l’actualité judiciaire.

Dans un deuxième temps, l’officier fait l’objet de l’accusation, selon l’art. 16(1) de la Loi sur la protection de l’information (LPI), d’avoir communiqué à une entité étrangère des documents sensibles :

16. (1)   Commet une infraction quiconque, sans autorisation légitime, communique à une entité étrangère […] des renseignements à l’égard desquels le gouvernement fédéral […] prend des mesures de protection si, à la fois :

a)            il croit que les renseignements font l’objet de telles mesures ou ne se soucie pas de savoir si tel est le cas;

b)            soit il les communique dans l’intention d’accroître la capacité d’une entité étrangère […] de porter atteinte aux intérêts canadiens, soit il ne se soucie pas de savoir si la communication aura rassemblement cet effet.

À la lumière du précédent libellé, on constate que l’infraction en est une d’intention spécifique. Autrement dit, la Couronne devra prouver que l’accusé voulait spécifiquement porter atteinte aux intérêts canadiens, ce qui, force est de l’admettre, est une accusation très grave. D’ailleurs, on rapporte que c’est la première fois depuis que la LPI a été instaurée en 2001, qu’un individu fait l’objet d’une accusation de cette dernière nature. L’accusé est passible de l’emprisonnement à perpétuité. Ce cas n’est pas sans rappeler celui de Stephen Joseph Ratkai qui a été condamné en 1989 d’avoir communiqué des informations sensibles pour le compte des Russes.

Rappelons que la LPI énonce comment le gouvernement doit réagir dans les circonstances où des renseignements sensibles à la sécurité nationale sont obtenus ou transmis de manière illégitime. D’une part, la LPI proscrit toute infiltration de sites sensibles et d’autre part, criminalise la divulgation non-autorisée de renseignements sensibles. La LPI est l’outil légal clé régissant ces types d’écart de conduite.

Conclusion : Quelle est la nature des renseignements transmis?

La sécurité nationale étant un domaine secret, très peu d’informations risquent d’être divulguées relativement à la nature des renseignements transmis, du moins telle est aussi l’opinion de certains experts. D’ailleurs, comme nous l’avons mentionné dans un précédant billet, si les cours de justice sont de prime abord publiques, la Loi sur la preuve, entre autres, met en oeuvre des mécanismes visant à protéger la divulgation de renseignements qui pourraient être préjudiciables à la sécurité nationale.

Cependant, une lecture attentive de la loi nous renseigne dans une certaine mesure. L’art. 17 de la LPI énonce qu’il est interdit de communiquer à une entité étrangère des « renseignements opérationnels spéciaux », infraction qui n’est pas reprochée au sous-lieutenant Delisle. La loi définie « renseignements opérationnels spéciaux » comme étant notamment des renseignements qui permettraient de découvrir l’identité d’une personne ou d’un groupe, qui est ou est censé être une source confidentielle d’information, ou encore des renseignements concernant la teneur des plans du gouvernement en vue d’éventuelles opérations militaires, etc. En d’autres termes, bien qu’inacceptables, les gestes commis par l’accusé ne semblent pas avoir atteint la gravité de ceux commis il y a quelques années, par exemple, par les célèbres agents doubles Aldrich Ames et Robert Hanssen, ces deux américains qui ont fourni des noms d’informateurs russes agissant pour le compte des États-Unis.

Pour une liste de célèbres cas d’espionnage, voir cette page.  


[1] Thomson c. Canada (Sous-ministre de l’Agriculture), [1992] 1 R.C.S. 385.

[2] Ibid.

[3] Voir R. c. Boulanger, [2006] 2 R.C.S. 49.